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Professeur émérite de l’Université Panthéon Assas Paris II Doyen honoraire de la Faculté de droit de Strasbourg

Depuis plusieurs décennies, dans une situation internationale pourtant confuse, il s’est développé un droit européen et international des droits de l’homme, marquant chaque fois que cela était nécessaire son autonomie au sein de l’ordre juridique international, et contribuant de manière plus large à l’évolution du droit international général.

Le point de départ est clair. Quelle que soit la spécificité qu’il revêt sur certains points, le droit international des droits de l’homme fait partie inté-grante du droit international. Il serait erroné et même dangereux de prétendre le contraire : le droit international est « un » et le droit international général est le droit commun. Toutefois, ce dernier, pendant longtemps, n’a été conçu que dans le cadre des relations interétatiques, dominées pour l’essentiel par le principe de réciprocité. Dès lors, il fallait admettre au sein de l’ordre juri-dique international l’autonomie de certains régimes – qu’il s’agisse du droit international des contrats, du droit international de l’environnement, du droit de la fonction publique internationale ou, justement, du droit interna-tional des droits de l’homme – autant de domaines où l’on ne se borne pas à prendre en considération les seuls droits ou intérêts des Etats et sur une base de réciprocité le plus souvent. Quels que soient leurs présupposés idéolo-giques, tous les juristes doivent reconnaître cette évidence : l’existence d’une pluralité de régimes juridiques au sein d’un même ordre juridique. Plutôt que de parler de fragmentation du droit international1 ne faut-il pas admettre que le droit international est un droit pluriel ?

Dans le prolongement des considérations fort claires émises par la Cour internationale de Justice dans son avis sur les réparations du 11 avril 19492,

1 Sur les travaux de la Commission du droit international à ce sujet voir : Rapport du groupe d’étude sur la fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’ex-pansion du droit international, A.G., A/CN.4/L.644, (18 juillet 2003) ; voir surtout le Rapport de Martti Koskenniemi, A/CN.4/L.682.

2 CIJ, avis consultatif du 11 avril 1949, réparations des dommages subis au service des Nations Unies, Rec., 1949, p. 174.

nous ne cessons de le dire depuis de longues années : le droit international est un ordre juridique comprenant des règles diverses et des destinataires différents. Le droit traditionnel interétatique s’appliquera aux relations in-terétatiques et ne s’appliquera à d’autres rapports de droit que si ceux-ci par leur nature autorisent une telle application. La Société internationale est com-posée de plusieurs catégories de sujets qui ne sont pas forcément identiques sous tous les angles. Aussi bien les règles créées par et pour une catégorie de sujets ne s’appliquent pas forcément aux autres sujets de droit (ou aux autres rapports de droit)3.

Ceci n’exclut pas des rapports croisés entre les différentes branches du droit international. Comme le relève de manière explicite la Cour euro-péenne dans l’arrêt Loizidou4: « les principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s’interpréter dans le vide » et elle précise que l’ordre de rattache-ment est le droit international général. En l’espèce elle déclare : « considérant le caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les droits de l’homme, (la Cour) doit aussi prendre en compte toute règle pertinente du droit international (traités ou coutume) lorsqu’elle se prononce sur les dif-férends concernant sa juridiction »5. La formule sera explicitement reprise dans l’arrêt Al-Adsani du 21 novembre 20016, et toute la jurisprudence récente de la Cour interaméricaine, du Comité des droits de l’homme et de la Cour européenne marque une prise en considération accrue des règles du droit international. Qu’il s’agisse de l’interprétation des traités, de la qualité d’Etat (Loizidou), de l’immunité d’Etat, des règles de compétence et de responsabi-lité, les organes de contrôle des droits de l’homme montrent qu’ils ne sont pas pour un régime autonome tel qu’il rendrait impossible d’en appeler au droit international général. Comme la Cour européenne l’énonce explicite-ment, « la Convention devrait être interprétée dans toute la mesure du pos-sible en harmonie avec les autres principes du droit international dont elle fait partie » (Bankovic, décision du 12 décembre 2001 – recevabilité, § 57)7.

3 Nous avions déjà défendu ce point de vue à propos des contrats d’Etat « internationalisés » : Les concessions en droit international, thèse, Faculté de droit de Paris, 1966, p. 591, notamment.

Voir dans le même sens : P. Weil, « Problèmes relatifs aux contrats passés entre un Etat et un par-ticulier », RCADI, 1969-III, p. 181. Voir aussi notre commentaire de l’arbitrage Texaco (19 novembre 1977), AFDI, 1977, pp. 452-479.

4 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 18 décembre 1996, Loizidou c. Turquie, Rec., 1996-VI.

5 § 43 de l’arrêt.

6 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 21 novembre 2001, Al-Adsani c. Royaume-Uni, Rec., 2001-XI.

7 Dans certains cas, on a même pu regretter que la Cour européenne accorde une considération telle au droit international général qu’elle « oublie » quelque peu le particularisme des droits de l’homme : on l’a prétendu à propos de l’immunité d’Etat (dans l’affaire Al-Adsani en 2001, par exemple) ou encore à propos de la « juridiction » de l’Etat. Voir notre étude à partir de l’arrêt Bankovic,RTDH n° 52, 2002, pp. 1055-1082.

Ainsi, le droit international des droits de l’homme tire sa validité et sa force juridique du droit international commun. La référence aux principes généraux du droit international lui permet d’affirmer son autorité à l’égard des systèmes nationaux, de ses normes et de ses décisions, fussent-elles constitutionnelles. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours ap-pliqué une telle doctrine, qu’il s’agisse du droit constitutionnel national8 ou du droit « constitutionnel » communautaire9.

Le rattachement au droit international public d’instruments relatifs aux droits de l’homme peut également être précieux pour garantir leur effet utile dans certaines circonstances. Nous pensons par exemple à des situa-tions présentant un lien d’extranéité, qui concernent en principe des relasitua-tions entre des personnes privées et sont régies par le droit international privé.

Il nous semble que les droits fondamentaux internationalement définis de-vraient être pris considération dans chaque pays au titre de l’ordre public international, et en tant qu’« exception d’ordre public » en vue notamment d’écarter l’application d’une loi étrangère ou la reconnaissance d’un jugement étranger qui y seraient contraires. Dans une telle hypothèse, nous sommes conscients que les normes internationales ne sauraient produire d’effets qu’en suivant les principes généraux ou l’esprit du droit international privé.

Tout en étant ouvert à une telle éventualité, Pierre Mayer a raison de rappeler cette dernière exigence10. En toute occurrence, la Cour de cassation française est ouverte à une telle doctrine, comme l’a montré par exemple l’arrêt Bhari du 11 mars 1997.

Mais là ne s’arrêtent pas les emprunts de la protection internationale des droits de l’homme au droit international commun, qu’il s’agisse de la pro-cédure internationale de mise en œuvre ou même du contenu normatif des droits garantis, comme il a été détaillé et illustré dans les conclusions géné-rales que nous avons présentées au colloque de Strasbourg sur la protection des droits de l’homme et l’évolution du droit international11.

8 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie c. Turquie. Dans le même esprit, la Cour a jugé contraire à la Convention européenne une loi qui avait reçu cependant un brevet de « constitutionnalité » de la part du Conseil constitution-nel français. Voir l’arrêt Zielinski et Pradal c. France du 28 octobre 1999, et le rapport encore plus

« parlant » de la Commission du 9 septembre 1997, analysé dans notre chronique sur « L’activité de la Commission européenne des droits de l’homme », AFDI, 1997.594.

9 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 18 février 1999, Matthews c. Royaume-Uni.

Voir notre commentaire avec J.-F. Flauss,RTD eur., 1999.637.

10 Voir la communication de Pierre Mayer (p. 125 et s.) et nos conclusions générales (p. 195) au col-loque de la Cour de cassation française sur Les nouveaux développements du procès équitable au sens de la C.E.D.H., Bruylant, 1996. Voir aussi E. Fohrer,L’incidence de la CEDH sur l’ordre public international français, Bruylant, Bruxelles, 1999.

11 Société française pour le droit international, Pedone, Paris, 1998, p. 316 et s. Voir aussi nos ob-servations sous l’arrêt Loizidou (Cour EDH 23 mars 1995), RGDI publ. 1998, n° 1, p. 123 et s.

La référence au droit international général est donc fréquente. Elle trouve naturellement des limites tenant à la sauvegarde de la spécificité de la pro-tection internationale des droits de l’homme. A cet égard, ce qui caractérise principalement les obligations internationales relatives aux droits e l’homme c’est leur caractère objectif. C’est parce qu’elles constituent des obligations objectives et intégrales (dont sont titulaires tous les individus placés sous la juridiction de l’Etat, sans discrimination) qu’elles commandent un régime à part dans le droit des traités, qu’il s’agisse des réserves ou de l’exception non adempleti contractus. Un tel effort d’objectivisation doit être d’ailleurs pour-suivi si l’on veut garantir les droits fondamentaux erga omnes et en prévenir donc la violation. Il en va de l’effectivité, voire de l’efficacité de la protection des droits de l’homme. Enfin, ces dernières seront accrues si l’on renforce la primauté des obligations relatives aux droits de l’homme les plus essentielles, en en faisant une composante d’un ordre public international impératif.

A ce dernier sujet, force est de relever déjà l’incidence des droits de l’homme sur l’évolution du droit international général. Et il est vrai que c’est sous la poussée des droits de l’homme que se sont développés les notions d’obligations erga omnes (affaire de la Barcelona Traction) et de jus cogens (qui a été enfin clairement consacré en 2006 par la Cour internationale de Justice elle-même). Dès 199712, nous avions mis en valeur cette dialectique à propos des sources et actes juridiques, de la théorie des sujets de droit international13 ou de la responsabilité internationale. Et ce mouvement se poursuit sans cesse14, non sans provoquer des contestations voire des déceptions.

Dans un programme d’interaction aussi vaste – qui n’excuse que partiel-lement la longueur des prolégomènes – nous ne tenterons que quelques

ré-12 op. cit. supra – Conclusions générales.

13 G. Cohen-Jonathan, « L’individu comme sujet de droit international. Droit international des contrats et droit international des droits de l’homme », Mélanges Paul Amselek, Bruylant, 2005, pp. 223-260.

14 A la suite notamment des conclusions générales présentées au colloque précité de la SFDI, nous notions que l’institution de la protection diplomatique devait être profondément « revisitée » à la lumière de l’évolution du droit international des droits de l’homme. Le professeur Bennouna le no-tait clairement dès son rapport préliminaire sur la protection diplomatique présenté devant la CDI (4 février 1998, A/CN.4/484) (Clés pour le siècle – Paris II Dalloz 2000, p. 633). Son successeur, John Dugard, suit une voie plus prudente mais également significative. Voir aussi les analyses de J.-F Flauss (dir.), « La protection diplomatique », Bruylant, Droit et Justice 2003 Vol. 43. S. Touze,

« Recherche sur la protection diplomatique », thèse ronéoétée, Paris II, décembre 2006.

Significatives sont en dernier lieu les décisions du TPICE du 12 juillet 2006 (aff. T. 253/02 Ayadi;

aff. Hassan T. 49/04) mettant en évidence le « droit » de l’individu à la protection diplomatique comme droit fondamental en droit communautaire bénéficiant non seulement aux nationaux mais aussi aux personnes qui résident sur le territoire d’un Etat (ce qui se rapproche de l’ar-ticle 1 de la Convention européenne des droits de l’homme). On conviendra aisément qu’une telle thèse est proprement révolutionnaire par rapport aux conceptions du droit international classique (voir infra note 66).

flexions sous les trois titres suivants : le caractère non réciproque et intégral des obligations ; leur objectivisation croissante et le caractère impératif qu’on tend à accorder aux obligations les plus essentielles comme un ordre public garanti par et dans l’intérêt de la Communauté internationale.

I. Du caractère non réciproque et intégral