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L’adoption d’avis interprétatifs d’autres textes conventionnels du Conseil de l’Europe

2. Comment la Commission de Venise intervient dans le développement d’un droit des minorités

2.3. L’adoption d’avis interprétatifs d’autres textes conventionnels du Conseil de l’Europe

La capacité de formuler des avis reconnue à la Commission par l’article deux paragraphe deux de la Résolution du Conseil des Ministres l’instituant ne concerne pas les seules situations nationales. Ainsi à plusieurs reprises, la Commission sera appelée à rendre des avis interprétant le sens ou la por-tée de dispositions d’autres textes conventionnels adoptés dans le cadre du Conseil de l’Europe62. Trois cas particuliers ont été soumis à l’attention des membres de la Commission et ont donné lieu à l’adoption d’avis ; deux en 1996, un en 2002.

La première demande émane de la Commission des Affaires juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et concerne l’interprétation de l’article 11 du projet de Protocole additionnel à la CEDH annexé à la Recommandation 1201 de l’Assemblée parlementaire63. Le cas est un peu particulier, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un texte conventionnel adopté par les Etats membres du Conseil de l’Europe, mais d’un texte sans valeur juridique contraignante propre, adopté par la seule Assemblée parlementaire ; mais dans la mesure où d’une part l’Assemblée parlementaire s’y réfère dans les avis qu’elle rend dans le cadre de la procé-dure d’adhésion de nouveaux Etats membres, et qu’elle exige sur cette base de ceux-ci un engagement unilatéral à respecter les principes contenus dans cette Recommandation 1201, et que d’autre part plusieurs accords bilatéraux entre Etats membres du Conseil s’y réfèrent également, le texte de cet article sans portée juridique propre n’en produit pas moins des effets juridiques.

Comme le souligne la Commission, « les Etats semblent en effet craindre que le droit de disposer d’administrations locales ou autonomes appropriées,

62 Ces avis interprétatifs, rendus principalement dans le domaine de la protection des minorités, sont considérés comme une des contributions majeures de la Commission de Venise au fonc-tionnement du Conseil de l’Europe. Ainsi dans le cadre des réflexions sur le rôle du Conseil de l’Europe au-delà de son cinquantième anniversaire, les Etats membres avaient mandaté un

« Comité des sages », lequel dans son rapport final rendu au Comité des Ministres en octobre 1998, « estime qu’il serait utile à l’avenir que les conventions du Conseil de l’Europe contiennent des dispositions précises concernant leur interprétation. La possibilité de demander à la Com-mission de Venise, si besoin en est, de donner des avis non contraignants sur l’interprétation des conventions existantes dépourvues de mécanismes d’interprétation propres doit être prise en considération. En effet, dans le passé, la Commission de Venise a déjà répondu à plusieurs demandes d’avis juridiques de la part de commissions de l’Assemblée parlementaire ». (Rap-port final au Comité des Ministres (CM(98)178), Strasbourg, 20 octobre 1998, § 13). L’Assem-blée parlementaire reprendra et étendra l’idée, en proposant dans sa Recommandation 1458 (2000) la création d’une « autorité judiciaire générale » en vue de permettre « une interprétation et une application uniforme des conventions du Conseil de l’Europe dans les différents Etats membres. »

63 Dont le texte est cité supra, au point 2.1.

combiné avec le droit de contacts transfrontaliers (article 10 de la proposi-tion de Protocole), puisse promouvoir des tendances sécessionnistes. […] la sensibilité à l’égard d’une autonomie quelconque de minorités nationales est encore trop forte dans nombre d’Etats : on craint la spirale autonomie cultu-relle, autonomie administrative, sécession »64. Outre une interprétation dé-taillée des termes de ce projet d’article, de laquelle il ressort notamment que

« la possibilité d’une application de l’article 1365 combiné avec l’article 11 de la Recommandation 1201 ne saurait être exclue » ; ce qui pourrait alors signifier que dans une région dotée d’une autonomie institutionnelle en faveur du groupe – minoritaire au niveau national mais relativement majoritaire dans l’aire dans laquelle des institutions autonomes existent – les personnes ap-partenant au groupe majoritaire au niveau national mais se retrouvant en situation minoritaire au regard des institutions territoriales dominées par le groupe minoritaire, pourraient elles-mêmes exiger une autonomie institu-tionnelle pour défendre leurs droits… Si nous n’avons aucune difficulté à ad-hérer à pareil avis sur le fond, il nous paraît cependant que la mise en œuvre d’une telle règle se révélerait extrêmement complexe, voire source d’insta-bilité institutionnelle, toute solution selon ce paramètre étant probablement génératrice d’une nouvelle situation justifiant protection.

Mais surtout, la Commission note que « le droit international ne saurait en principe imposer aux Etats des solutions territoriales au problème des minorités et que ceux-ci ne sont en principe pas tenus d’instituer des for-mes de décentralisation en leur faveur » et qu’en conséquence, « compte tenu de l’état actuel du droit international, une approche extensive du droit des minorités de disposer d’administrations locales ou autonomes n’est possible qu’en présence d’un instrument de droit international contraignant, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ». De plus, la Commission prend soin de préciser, pour ce qui concerne le droit international positif applicable en Europe, que

« pour la Convention-cadre [pour la protection des minorités nationales], la participation aux affaires publiques est avant tout une question d’autonomie personnelle et non d’autonomie locale », et que par ailleurs, « l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme n’a pas, non plus, laissé entendre que des dispositions de celle-ci pourraient être utilisées pour reven-diquer un droit à un statut spécial. » Ainsi selon la Commission de Venise, la portée de cet article 11 doit être interprétée, au regard du droit international existant, d’une manière extrêmement restrictive.

64 CDL-INF (96) 4, 22 mars 1996, p. 5. L’article 10 mentionné est celui du projet annexé à la Recom-mandation 1201 de l’Assemblée parlementaire.

65 Lequel se lit comme suit : « L’exercice des droits et libertés énoncés dans ce Protocole s’applique intégralement aux personnes appartenant à un groupe majoritaire dans l’ensemble de l’Etat, mais minoritaire dans une ou plusieurs de ses régions. »

En 1996 également, la même Commission de l’Assemblée parlementaire sollicite la Commission de Venise pour savoir « s’il est possible de parvenir à un noyau dur de droits dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, susceptibles d’être acceptés par tous les Etats contractants à la Convention ». Il faut à ce propos savoir que cette Charte, dans le but de faciliter son acceptation par les Etats membres du Conseil de l’Europe, per-met à ceux-ci de n’accepter, à l’exception d’un article 7 indiquant les objec-tifs et principes selon lesquels les Etats parties fondent leur politique relative aux langues régionales ou minoritaires66, que certaines des dispositions pré-cises énoncées dans la Partie III67, selon une mécanique d’opting-in68. Cette demande fait écho à un commentaire que la Commission de Venise avait formulé à propos de cette Charte dans son avis, rendu en novembre 1991 sur le projet de texte et dans lequel, tout en apportant son appui au projet et à sa finalité, la Commission observait que « le dispositif prévu à l’article 3 est très souple afin d’être accepté par un grand nombre d’Etats. Cependant, comme elle estime que les droits des personnes appartenant à des minorités revêtent

66 Ces principes sont :

« a. la reconnaissance des langues régionales ou minoritaires en tant qu’expression de la ri-chesse culturelle ;

b. le respect de l’aire géographique de chaque langue régionale ou minoritaire, en faisant en sorte que les divisions administratives existant déjà ou nouvelles ne constituent pas un obstacle à la promotion de cette langue régionale ou minoritaire ;

c. la nécessité d’une action résolue de promotion des langues régionales ou minoritaires, afin de les sauvegarder ;

d. la facilitation et/ou l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales ou mino-ritaires dans la vie publique et dans la vie privée ;

e. le maintien et le développement de relations, dans les domaines couverts par la présente Charte, entre les groupes pratiquant une langue régionale ou minoritaire et d’autres groupes du même Etat parlant une langue pratiquée sous une forme identique ou proche, ainsi que l’établisse-ment de relations culturelles avec d’autres groupes de l’Etat pratiquant des langues différentes ; f. la mise à disposition de formes et de moyens adéquats d’enseignement et d’étude des langues régionales ou minoritaires à tous les stades appropriés ;

g. la mise à disposition de moyens permettant aux non-locuteurs d’une langue régionale ou mi-noritaire habitant l’aire où cette langue est pratiquée de l’apprendre s’ils le souhaitent : h. la promotion des études et de la recherche sur les langues régionales ou minoritaires dans les universités ou les établissements équivalents ;

i. la promotion des formes appropriées d’échanges transnationaux, dans les domaines couverts par la présente Charte, pour les langues régionales ou minoritaires pratiquées sous une forme identique ou proche dans deux ou plusieurs Etats ». (article 7 § 1 de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires).

67 L’article 2 § 2 de la Charte se lit comme suit : « En ce qui concerne toute langue indiquée au mo-ment de la ratification, de l’acceptation ou de l’approbation, conformémo-ment à l’article 3, chaque Partie s’engage à appliquer un minimum de trente-cinq paragraphes ou alinéas choisis parmi les dispositions de la Partie III de la présente Charte, dont au moins trois choisis dans chacun des articles 8 et 12 et un dans chacun des articles 9, 10, 11 et 13 ».

68 Sur ce mécanisme et ses implications sur le droit conventionnel du Conseil de l’Europe, notam-ment cette Charte, voir N. Levrat, « De quelques particularités… », cité supra note 1.

un aspect de droits fondamentaux, elle aurait préféré une solution allant plus loin et s’appliquant au plus grand nombre possible de langues minoritaires et, de préférence, à toutes »69.

En 1996 pourtant, la Commission constatera que « le concept d’un noyau dur, tel qu’envisagé par l’Assemblée parlementaire, s’avère être étranger à l’es-prit et au système de fonctionnement de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », tout en soulignant que le contenu de l’article 7 de cette Charte constitue en soi un « noyau dur ». Et enfin qu’en matière de droits linguistiques, les articles 5.1, 6, 9.1, 10-14 et 17 de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales constituent par ailleurs en Europe un noyau dur de droits linguistiques70. Ainsi, tout en limitant la portée de cette Charte pour une protection étendue des droits des minorités, elle n’en confirme pas moins qu’« en dépit de l’objectif affirmé par ses auteurs dans le rapport explicatif, la Charte est en fait souvent considérée aussi bien au sein du Conseil de l’Europe qu’en dehors de celui-ci comme un instrument fondamental pour la protection des minorités », et que, comme elle l’ex-primait dans son avis de 1991, « ces deux méthodes différentes [celle de la Convention-cadre (ou du projet de la Commission de Venise de 1991) et celle de la Charte] pour apporter une solution à la situation des minorités se com-plètent harmonieusement ».

En 2002 enfin, la Commission est saisie par la Commission des Droits de l’Homme de l’Assemblée parlementaire, d’une demande d’avis « sur les groupes de personnes auxquelles pourrait s’appliquer la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales en Belgique »71. Cette demande d’avis portant sur un cas très particulier offre à la Commission de Venise une occasion de revenir sur la définition des minorités nationales qui doivent bé-néficier de la protection des dispositions de la Convention-cadre. En effet, une des principales critiques formulée à l’égard de cette Convention est l’absence de définition des minorités nationales auxquelles elle a potentiellement voca-tion à s’appliquer. Ce qui a conduit bon nombre d’Etats à énoncer, par le biais d’une déclaration, leur propre définition de ce qu’il convient d’entendre par minorité nationale72, ou à énumérer exhaustivement les minorités nationales

69 « Avis sur le projet de Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adopté par la Commission européenne pour la démocratie par le droit lors de sa 9e réunion », 23 novembre 1991, CDL(1991)20, § 6.

70 Conclusion de « l’avis sur les dispositions de la Charte européenne des langues régionales ou mi-noritaires qui devraient être acceptées par tous les Etats contractants », CDL-INF (1996)3, adopté le 22 mars 1996.

71 Demande du 4 octobre 2001 ; Avis du 9 mars 2002, CDL-AD(2002)001.

72 C’est le cas de l’Autriche, de l’Estonie, du Luxembourg, de la Pologne, de la Suisse et de l’ERYM.

qui se trouvent sur leur propre territoire73. La Commission de Venise va donc, par le biais de ce cas particulier et sur la base d’une interprétation téléolo-gique de la Convention74, proposer une définition générale des minorités qui « méritent »75 une protection. Ce faisant, la Commission va énoncer deux principes des plus intéressants.

Premièrement, elle va insister sur le fait que le seul critère numérique est loin d’être suffisant pour déterminer les groupes nécessitant une protection au sens de la cette Convention-cadre, et que notamment, « aux yeux de la Commission, il faut exclure du domaine d’application de la Convention-cadre les groupes de personnes qui, bien qu’inférieurs en nombre au reste ou à d’autres groupes de population, occupent, de jure ou de facto, une position dominante ou codominante »76. Par contre, la Commission indique aussi que

« dans le contexte de la décentralisation, l’existence d’une « minorité natio-nale » au sens de la Convention-cadre et, en particulier, la question de savoir si un groupe est dominant ou codominant, doivent être évalués à la fois au niveau de l’Etat et à celui des collectivités territoriales »77, ce qui à l’évidence ne découle pas nécessairement du libellé des dispositions de la Convention-cadre. Ainsi, par les éléments d’appréciation d’une situation nationale par-ticulière, celle de la Belgique, la Commission propose de fournir « une mé-thodologie » dont le champ d’application et la portée dépassent de loin la question soumise à son examen78.

Ainsi, par l’entremise de ces questions d’interprétation précises qui lui sont soumises, la Commission de Venise en profite pour délimiter la por-tée et le champ d’application des instruments conventionnels du Conseil de

73 Danemark, Allemagne, Slovénie, Suède et Liechtenstein. Notons que le Liechtenstein et le Luxembourg déclarent unilatéralement qu’en conséquence de la définition qu’ils retiennent des minorités nationales, aucun groupe de population correspondant à leurs critères ne se trouve sur leur territoire ; ce qui manifestement constitue une réserve contraire à l’objet et au but du Traité au sens de l’article 20 de la Convention de Vienne sur le droit des Traités. Voir sur ce point l’article de Frowein, Jochen & Bank, Roland, « The Effect of Member States’ Declarations De-fining < National Minorities > upon Signature or Ratification of the Council of Europe Framework Convention », ZaöRV, 1999, pp. 649 ss.

74 Expressément revendiquée au § 6 de l’avis cité.

75 Terme des plus discutables qui est utilisé par la Commission, toujours au § 6 de son avis cité.

76 Paragraphe 7 de l’avis cité. Selon ce même avis, « les situations de « position codominante » sont caractéristiques des Etats composés de plusieurs groupes ethniques – dont l’un est supérieur, ne fût-ce que légèrement, en nombre – gérant ensemble et sur un pied d’égalité les principaux éléments structurels de l’Etat ». (§ 8 de l’avis). Ce qui bien évidemment s’applique aux franco-phones en Belgique (voir § 43 de ce même avis).

77 Paragraphe 41 de l’Avis cité.

78 Même si dans ce même paragraphe dans lequel elle annonce la prétention méthodologique de son avis, la Commission précise que « les conclusions auxquelles elle parviendra ne s’appli-quent qu’au cas belge. » (§ 4 de l’avis cité). Précaution de langage qui ne trompera personne.

l’Europe, et offrir sa vision des conditions et modalités d’une protection des minorités en Europe. Il s’agit certainement d’une contribution substantielle.