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Chapitre 1 : Brève genèse de l’interactivité numérique

2.4 Espace et virtuel : espace dans le virtuel et virtualité de l’espace

2.4.3 Réalité A Potentiel A Virtuel

L'aspect ici abordé concerne l'apparent paradoxe contenu dans l'expression « réalité virtuelle » et qui se lie très solidement avec la distinction potentiel/virtuel : en effet, bien que cette dernière insiste généralement sur une récente «matérialisation» d’un espace jusqu'à présent invisible, elle constitue à première vue un non-sens latent (latent comme le virtuel) qui s'explique par le galvaudage de la notion de « virtualité ». Aussi il faut bien insister sur la distinction qui est faite ici entre l’adjectif « virtuel », et le nom masculin, « le virtuel ». Le Virtuel vient du latin virtus, qui signifie force, impulsion initiale. La virtus n'est pas une illusion, elle est bien réelle : « elle est à la fois la cause initiale en vertu de laquelle l'effet existe mais aussi ce par quoi la cause continue de rester présente virtuellement dans l'effet. Le virtuel n'est donc ni irréel ou potentiel : le virtuel est dans l'ordre du réel » (Quéau, 1993, Annexe B). Philippe Quéau insiste d’ailleurs bien sur cette distinction entre potentia (puissance) et virtus (force). En reprenant la conception aristotélicienne de la potentia, c'est-à-dire l'aptitude à recevoir une forme, Quéau démontre qu'à la différence du potentiel, le virtuel est présent, d'une manière réelle et actuelle, même si elle est dissimulée ou non évidente. Le potentiel n'est qu'en puissance, c'est-à-dire qu’il peut être déterminé, tout comme il peut très bien ne l’être jamais. Le virtuel, c'est la présence discrète de la cause : on pourrait ainsi dire qu'une conclusion est virtuellement contenue dans un raisonnement, parce qu'elle est causée par eux mais aussi parce qu'elle en est le développement et l'aboutissement. Par contre, et par une subtile nuance, cet auteur rappelle que les mondes virtuels, eux, sont bien des mondes en puissance, potentiels, parce qu'ils doivent être réalisés, parce qu'ils doivent être conçus a c'est-à-dire qu’on doit s'efforcer de mettre au jour ce qui est virtuellement présent en eux, à savoir les modèles intelligibles qui les structurent et les idées qui les animent». Un monde virtuel se définit par sa virtus, par l’adjectif virtuel, et donc par sa potentialité. Presque dix ans plus tard, il confirme cette affirmation, et par cela même, la position choisie pour cette étude : « le virtuel est un état du réel, et non pas le contraire du réel (...) Ce qui est virtuel dans le réel, ce sont les essences, les formes, les causes cachées, les fins à venir » (2000, Annexe B).

Cette distinction entre potentia et virtus souligne bien, à notre avis, une caractéristique des approches actuelles du « virtuel ». Ce terme est, comme bien d’autres, devenu un tourre-tout de significations, un mot valise déclinés sur tous les tons. Avec la crainte de ne pas comprendre ce que sera « le monde de demain », nombreux sont ceux qui l’utilisent comme qualificatif à tout ce qui est abstrait ou impalpable, que cela implique de près ou de loin l’informatique. Cet « abreuvage » fait penser au conte de Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur : tout le monde en parle, en donne sa version et rajoute « un peu de sel ». Une telle banalisation du terme ne se fait pas sans introduire la confusion au niveau de sa signification.

En évoquant le virtuel, Paul Virilio (1995) parle «d’accident du réel», Pierre Lévy (qu'est-ce que le virtuel) évoque le surgissement de nouveaux espaces s'enchevêtrant aux anciens, Serge Salat (1997) des mondes multiples, Philippe Quéau (2000, Annexe B) parle de « cyber-réalité »... et nombreux sont les auteurs que l’on pourrait encore citer. En fait, c’est la notion même de réalité qui se trouve remise en cause, et avec elle toutes les oppositions « binaires » qui ont structuré jusqu'à présent la conception occidentale du monde. Il nous appartiendrait alors de repenser ces dualismes de l'organique et de l'inorganique, du naturel et de l'artificiel, du corps et de l'esprit, du réel et de la fiction, du vrai et du faux, du proche et du lointain, de la surface et de la profondeur, et de les repenser à la lumière de ce « nouveau monde » où le possible peut devenir le réel, l'augmenter ou le prolonger. Par ailleurs, nous l'avons vu au travers d'Aristote, de Descartes et de Kant, la notion de «réalité » ne va pas de soi, ni même celle d'espace; et remettre en question ces notions sort bien évidemment du cadre de notre étude. Il est toutefois permis ici de s’apercevoir que la technique est en passe d'excéder, de « transgresser» la frontière imperméable entre ces catégories duelles invariantes, et par là de rendre insuffisante la conception structuraliste du monde selon laquelle ce dernier se constitue en fonction même de ces invariants. Cependant, une nuance est à introduire : au sein de l’univers informatique, le traitement numérique de l'information est essentiellement binaire, et en ce sens, l'opposition [0, 1] est la forme la plus persistante et la plus réelle du dualisme.

Comme le dit très justement Maurice Benayoun (1999, p. 101) «c'est une piètre justification que de prendre la multiplicité des sens et la confusion lexicale comme la manifestation de son essence ». C’est donc dans cet esprit, et non pas dans le but de

fournir une définition académique, que sera précisée la conception du « virtuel », en attendant que tout le monde se mette d’accord,,.

tout d'abord, même ayant pris position quant à l’apparente opposition impliquée par I association des termes réel et virtuel, l'expression «réalité virtuelle» sera autant que possible évitée, pour utiliser « environnements virtuels » ou « mondes virtuels », qui paraissent plus significatifs lors de la lecture et qui permettent d’autre part de distinguer une situation d'immersion totale (environnement virtuel) d’une situation interactive en face d’un écran (monde virtuel), telle que proposée dans le prototype informatique.

Aussi, en ce qui concerne le « virtuel » (et non l'adjectif virtuel), la réflexion de John Beckmann (1998, p. 16), qui s’apparente à celle de Philippe Quéau (1993 et 2000, Annexe B), s'accorde avec l'acceptation sous laquelle il est utilisé dans ce travail : aie virtuel (n. m.) existe en tant que force et non en tant qu’espace. Il opère et agit dans un autre plan, dans une autre dimension». Cela n'empêche pas qu'il puisse prendre forme, mentale ou « graphique », mais cette prise de forme implique un processus de représentation, étant donne qu'il s'agit d’une abstraction. Tout comme la réalité dépend, dans une certaine mesure, de la représentation que nous en avons, le phénomène est encore plus vrai avec le virtuel (Quéau, 2000, Annexe B). Le cyberespace n’est donc pas le virtuel, et le virtuel n’est pas le cyberespace : le cyberespace est virtuel et potentiel et serait plutôt l’hallucination consensuelle dont parle Gibson (1985), générée par cette force qu'est le virtuel qui elle-même est véhiculée par l’informatique et ses technologies. L’espace nous permet de traduire ce qui est abstrait : notre langage est riche de métaphores et de terminologie spatiale; parfois même, poser les questions spatialement débroussaille le chemin vers une réponse (Anders, 1998). Un «monde virtuel», ou un «environnement virtuel » sera relatif à cette force; il sera dit « en puissance », tel que précédemment défini. Ainsi, un monde virtuel sera une représentation « graphique » (2D ou 3D, comme par exemple les mondes VRML, c’est-à-dire réalisés en Virtual Reality Modeling Language) et/ou mentale (par exemple les MUDs, Multi Users Domains); cette représentation virtuelle se distingue de la représentation écrite ou de la représentation iconique par les nombreux traits abordés dans le point précédent.

Dans le même ordre d’idées, tout monde ou environnement virtuel, au-delà de son caractère potentiel au niveau conceptuel, intègre une certaine « réalité numérique ». Une des qualités du numérique est sa capacité à synthétiser le réel, c'est à dire qu’il peut (mais

ne le fait pas nécessairement) recréer l'intégralité d'un objet dans l'espace et même son mouvement. Les objets numériques sont le résultat d'un processus ou le calcul se substitue à la lumière, le traitement de l’information à celui de la matière. A la logique de la représentation optique succède la logique de la simulation numérique. A l'heure actuelle, il est possible d'affirmer que par définition, l'informatisation, c'est la numérisation. La seule façon de tirer un profit maximal des outils informatiques, c'est de travailler avec des versions numérisées des objets à traiter. Aux temps reculés des premiers ordinateurs, les seuls objets « réels » dignes d'être numérisés par ces comptables électroniques étaient des nombres. Mais à mesure que les machines se sont multipliées et que leur polyvalence s’est accrue, la gamme des objets devant être numérisés de façon rentable s'est étendue pour inclure les sons, les images, la voix, l'écriture, la vidéo, la peinture, les imprimés. Cette « réalité numérique » non seulement amplifie les qualités existantes attribuées (par transfert de valeur) aux objets, mais elle en rajoute. Des qualités ajoutées qui vont tôt ou tard, subtilement, redéfinir notre façon de voir le monde, de penser, de choisir. Tout ceci parce que les objets qui composent (et composeront) cette nouvelle réalité sont infiniment malléables, et aussi infiniment reproductibles. C'est la manière avec laquelle l'individu parvient à gérer ces nouvelles qualités qui détermine éventuellement cette « réalité numérique », et poussant plus loin, qui détermine le caractère potentiel des mondes virtuels.