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Enaction et représentation de l’interactivité numérique

Chapitre 1 : Brève genèse de l’interactivité numérique

2.6 Interactivité, spatialisation, énaction

2.6.4 Enaction et représentation de l’interactivité numérique

Une représentation, quelle que soit sa nature ou son support, sa « réalité » ou sa «virtualité», s'élabore à partir d’éléments constitutifs clairement définis et nécessite un ensemble de symboles, ainsi qu'un langage pour ordonner ces symboles et leur permettre d’acquérir une signification. En tant qu'outil manipulant des symboles et reliant ceux-ci entre eux, l'interactivité numérique peut être également étudiée sous un angle cognitif.

Aux premiers balbutiements de ce mémoire, le désir, bien ambitieux avec du recul, se situait en l'examen des processus cognitifs ayant cours lors de situations interactives. Dans l'approche systémique adoptée, un tel travail aurait nécessité, par exemple, la simulation d'un prototype informatique et l'examen de résultats obtenus sur un certains nombre d’utilisateurs. L'ampleur des théories cognitives aidant, cette entreprise dépassait largement le cadre d’une maîtrise. Examiner le résultat de ces processus cognitifs plutôt que les processus eux-mêmes paraissait dès lors plus approprié, et, sans renier l'existence d’un «tronc commun» de processus cognitifs pour tous les individus en situation d'interactivité numérique, la théorie de l’énaction de Francisco Varela est venue renforcer une conviction profonde, fort probablement liée à la formation d’architecte reçue : finalement, en bout de course, la représentation que l'on se fait d’une chose, la perception que l'on en a, est relative et propre à chaque individu.

La notion d'énaction sera ici clarifiée; ensuite il sera montré de quelle façon le concept d'énaction peut être adapté et appliqué à l’interactivité numérique.

Varela définit le sens commun comme la somme infinie des connaissances élémentaires nécessaires à la moindre action cognitive déployée dans un environnement ouvert (Varela, Rosch, Thompson, 1993). Pour Varela (1993), l’approche cognitiviste basée sur la représentation d'un monde extérieur prédéfini ne permet pas de rendre compte du sens commun, et la cognition ne doit plus fonctionner en référence à un monde extérieur préexistant. L’auteur remet en cause la réalité même de ce monde, cependant il ne nie pas le monde extérieur en annonçant que le sujet est le créateur de son propre monde : il établit une voie moyenne entre ces deux extrémités. Ainsi, pour Varela, la cognition, qu'il définit comme un acte, un mouvement, devient inséparable de sa propre histoire et de sa propre évolution. Dans la mesure où le monde ne peut être considéré objectivement, d'un point de vue extérieur au sujet, Varela l’envisage comme créé à chaque instant par

l'individu. Et, par un effet de feed-back, ce monde créé vient, en retour, imprégner l’acte cognitif. La cognition et le monde perçu deviennent donc indissociables, et c’est ce couplage qui fait émerger la signification. Pour désigner ce phénomène, Varela utilise le verbe « énacter » ou « faire-émerger ». Il insiste sur le caractère dynamique du rapport entre cognition et monde créé. C’est pourquoi il utilise des verbes qui induisent l’action, le « faire ».

L’auteur illustre notamment son propos par l'exemple de la couleur, la vision humaine étant biologiquement organisée pour traiter trois couleurs primaires, alors que certaines espèces d’oiseaux en traitent quatre ou cinq (Varela, 1989 et 1996). On voit bien, ici, que chacune de ces espèces utilise des mécanismes perceptifs radicalement différents. Cela tend à prouver que plusieurs réponses sont effectivement possibles sans qu'il n’y ait de réponse « mieux adaptée » ou « plus pertinente » au problème de la vision des couleurs. Nous sommes simplement en présence de plusieurs systèmes perceptifs, d’univers radicalement différents et incapables de rendre compte les uns des autres : ces deux espèces ne partagent donc pas véritablement le même monde. Etendant cela à l’intérieur même de la vision humaine des couleurs, il est permis de dire les habitudes culturelles modifient parfois assez sensiblement les perceptions que nous en avons.

En réalité, (d'organisme donne forme à son environnement en même temps qu’il est façonné par lui » (Varela, 1993, p. 236). Il y a là ce que l’auteur appelle un couplage structurel, dont l'historique varie d'une espèce à l’autre, et d’un individu à l’autre.

L’énaction se définit donc comme le «faire-émerger» d'un monde commun, elle vise à souligner la dynamique du processus cognitif, dans un monde considéré au niveau phénoménal : c'est de l’activité dans un monde qu’émerge le sens de ce monde et des choses. Q'un individu soit à même de se débrouiller dans un monde malgré le fait qu'il ne possède pas une représentation préalable de ce monde et que ce monde, son monde émerge avec ses actions, définit un monde énacté (Varela, 1996).

Affirmer cela au niveau des mondes virtuels au-delà d’un écran peut paraître débordant du cadre de l'énaction, puisqu'elle fait intervenir l'environnement, et ce, de manière active. Dans le paradigme proposé par l'énaction, l’individu et le monde qu'il vif forment un ensemble cohérent où l'un et l’autre se définissent mutuellement. De la sorte devient indissociable du monde qu'il a énacté. Comment pouvons-nous interpréter, alors, cet ensemble par rapport au présent propos ?

La problématique qui s’installe face aux univers virtuels, et qui bouscule tant nos perceptions, est celle de la nature physique de notre corps d’une part et de ces univers d’autre part. Comment notre corps, bien «matériel», peut-il, par l'interactivité, prendre contact avec cette autre dimension ? En effet, la cognition a un caractère incarné : le corps doté de son arsenal perceptif revêt une importance primordiale dans notre rapport au monde. Notre confrontation avec les mondes virtuels implique inévitablement une relecture de ce problème. Alors que, d'une certaine façon, notre «matérialité» fonde notre être et l’établit dans le monde ici et maintenant, c'est l’immatérialité qui permet aux objets informatiques d’accéder à l’existence, de passer de l'essence numérique à I’ « existence» artificielle. Il y a là une analogie que Philippe Quéau (1993) n’a de nouveau pas manqué de relever.

C’est ici que la célèbre phrase de Marshall McLuhan « The medium is the message » soutiendra nos hypothèses. Référer à cette phrase équivaut à renvoyer aux différentes manières par lesquelles les êtres humains se prolongent. Selon McLuhan (1995 et 1977), une extension ou prolongation de notre être apparaît lorsqu'un individu ou une société fait usage d’une chose de sorte que son champ d'action soit élargi et que le résultat de cette action soit plus efficace. Ainsi, en caricaturant, l'automobile pourrait être considérée comme une extension du pied. En réalité, McLuhan fait de toute technologie correspondant à la définition d’une extension un élément prolongateur de nous-mêmes, partie intégrante de notre appareil sensitif qui exerce un impact sur nos modes de communication, sur notre perception, sur notre façon de penser et surtout de construire cognitivement notre environnement. Les nouvelles technologies conçoivent en permanence des extensions de notre corps, de nos fonctions, de sorte que nous en arrivons à percevoir le monde à travers les technologies. McLuhan part ainsi du constat que ce sont les outils, les interfaces qui déterminent notre perception, conception et pratique de l'espace.

L'interface, extension de notre corps au sein des représentations numériques, met en place un système relationnel dans lequel le cyberespace prend la forme d’un espace expérimental, autant à travers des processus mentaux, qu'à travers l'interaction directe avec l'information. De cette manière, l'environnement dont parle Varela, serait autant constitué par la «sphère opératoire» de l’individu - l’espace temps où se déploient ses actions sur les objets au travers du média - que par l’univers virtuel, ou «sphère symbolique » en tant que lieu de représentation, d'organisation de symboles. L'énaction se

comprend alors comme le fait de « faire émerger » la signification en mettant en relation des actions et des rétroactions. L'interactivité numérique, au travers d'un langage basé sur des processus cognitifs, implique ainsi une expérience du monde virtuel basée sur des principes d'énaction : chaque individu « fait émerger » sa propre perception des choses. Rejoignant Varela, la conception choisie consiste à dire qu'un monde perçu n’est pas indépendant de celui qui le perçoit, qu’il s'agisse d’un monde « concret », ou d’un monde « virtuel ».

De plus, ainsi que le souligne Francisco Varela (1989), (d'idée fondamentale est (...) que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, de la même manière qu’un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant » (p.l 11). Ce sentier qui apparaît en marchant, en interagissant dans notre cas, est tridimensionnel et même quadridimensionnel, sinon multidimensionnel. Et c'est ainsi que prenant au pied de la lettre la notion d’énaction, le «faire émerger», le prototype informatique proposé va encore plus loin : il s'agit maintenant non seulement de « faire émerger » la signification du monde virtuel, mais, au-delà, de « faire émerger» l'espace lui-même, un espace qui sera énacté par les actions de l’utilisateur. Ainsi, au sein du prototype, l'individu interagit avec un espace et le modifie via l’outil informatique; il élabore par ses actions, par association d'idées, par fonction chronologique ou par tout autre argument de son choix, un espace qui lui est propre, par ses énactions. Au terme de son processus interactif, ce dernier fait émerger des multiples combinatoires disponibles, des divers chemins qu'il peut parcourir, un seul d'entre eux, qui n’est pas forcément la réponse au problème du commis voyageur (là n'est pas le but !).

De l'interactivité numérique, propre à chaque individu, ressort une représentation (signification) que l'utilisateur fait émerger, qu’il se crée mentalement, mais également une représentation numérique qui elle aussi est énactée, que l’utilisateur s'est créée, si l'on accepte l'interprétation quelque peu extrême qui a été donnée à cette notion. Le principe de départ fût en effet que si un processus interactif est différent pour chaque utilisateur, la représentation qui peut en être faite doit également répondre à cette affirmation, même si la programmation d'une interface nécessite une prédéfinition.