• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Brève genèse de l’interactivité numérique

2.4 Espace et virtuel : espace dans le virtuel et virtualité de l’espace

2.4.1 Les architectes du virtuel

Réalité et espace, sont des concepts qui, tout au long de l'histoire, restent intimement liés. La problématique engendrée par la notion d’espace est une des préoccupations majeure au cœur des arts visuels et l'architecture est par excellence l'art de l'espace : l’architecte sculpte l'intangible de l'espace et donne forme à l'immatériel. L’architecte peut en faire de même dans un univers de «de bits et de clics», et l’introduction à ce mémoire a d'ailleurs souligné le caractère nécessaire du point de vue des architectes en ce qui concerne les mondes virtuels.

Cependant, l'infiltration progressive de l'informatique non seulement dans toute la chaîne du projet architectural, mais dans l'ensemble de son environnement quotidien, invite I architecte - lui aussi - à se reconfigurer. De plus, les intersections entre architecture et informatique étant de plus en plus nombreuses, c'est l'ensemble du processus architectural qui est en mutation. La première mise à jour à effectuer, et qui est semble-t-il la plus pénible, est d'arriver à considérer l’ordinateur non plus seulement comme un outil, mais egalement comme un concepteur à part entière (Fillion, 1999, Annexe B). Déjà en 1995 Timothy Binkley (Annexe B) affirmait qu’avec les ordinateurs, «la création se produit dons un monde hyperréel d'information numérique. Dans ce monde, le dessin donne un peu la même sensation qu'avec le crayon et le papier, mais cela peut se révéler très different puisque l'ordinateur peut interactivement manipuler les nombres, et cela de plusieurs façons surprenantes». Odille Fillion (1999, Annexe B) rappelle aussi que dans d'autres disciplines comme la musique par exemple, l'ordinateur a fait émerger depuis des années la notion de «sampling», de recyclage de réadaptation. En matière d’art et d’écriture, l'introduction de données aléatoires dans la réalisation d'une œuvre ou dans la construction d'un texte, produisent d'étonnants résultats. Pour ne citer qu’un exemple, le Centre interdisciplinaire de recherche sur l'esthétique numérique à l'Université Paris VIII a élaboré des « générateurs littéraires » sous la direction de Jean-Pierre Balpe (http://www.labart.univ-paris8.fr/).

En architecture, de nombreux architectes ont compris la puissance créatrice des ordinateurs et le potentiel des univers virtuels : par exemple Greg Lynn, Marcos Novak, le groupe MVRDV, Kas Oosterhuis, Ben Van Berkel et le groupe UnStudio, parmi tant d’autres. Le travail en Conception Assistée par Ordinateur va plus loin que les avantages que l’on cite généralement tels que : automatisation des tâches de dessin, possibilités de dessiner directement en trois dimensions, création d’un modèle informatique réutilisable, détermination des paramètres de production, augmentation de la productivité, analyses et simulations, reconstitutions historiques, etc.

François Potonet, professeur à l’Ecole Spéciale d’Architecture et spécialisé dans l’interactivité sur les processus de conception multimédia, présente la CAO de la manière suivante :

« Les systèmes de CAO/DAO architecturale permettent par la multiplicité des points de vue possibles, d’élaborer des espaces virtuels complexes dans une nécessaire cohérence globale du projet. (...) Pour le concepteur, les performances d’un système informatisé

d’aide à la conception sont déterminées par sa relation en tant qu’acteur du système avec l’espace de représentation des données du projet. Autrement dit le concepteur doit élaborer ses stratégies personnelles de conception et de projection en se définissant un espace individuel et technique de représentation spécifique à sa démarche conceptuelle. La compréhension des processus induits par ces systèmes, la maîtrise de ces techniques et l'élaboration de stratégies pertinentes d’utilisation en fonction de la spécificité des projets et de la pluridisciplinarité des approches sont des étapes déterminantes pour le concepteur face à l’éclatement des pratiques professionnelles de l'architecture. » (sans date, Annexe B)

Par ailleurs, la position d’Odille Fillion (1999, Annexe B) lorsqu’elle dit que maîtriser l'ordinateur et ses techniques, «c’est inévitablement dépasser les limites admises et réinventer un projet professionnel» semble convaincante. L’ordinateur crée un nouveau type de pratique architecturale, et plus encore, offre des perspectives de méthodologie nouvelle dans l'étude et la conception de l'architecture. Bernard Tschumi (cité par Fillion, 1999, Annexe B) suggérait à ses confrères «de moins s’occuper de la technologie de la construction pour se préoccuper plutôt de la construction de cette technologie ». Osons nous déclarer architectes du virtuel !

2.4.2 < Réalité virtuelle >

La réalité virtuelle, comme l'interactivité n'est pas un concept nouveau. Ses plus lointaines origines, dans le domaine informatique, pourraient être retracées au moins dans un article de Ivan Sutherland en 1965, The Ultimate Display, dans lequel il ouvre la voie au défit d'offrir une simulation de présence aux utilisateurs, par la métaphore d'une interface à un monde numérique (Gobbetti et Scateni, 1998).

L’introduction dans le langage du terme générique « réalité virtuelle » reste cependant associé à Jaron Lanier en 1986 (Heim, 1995), et a, depuis lors, donné naissance par association conceptuelle à une série de termes, tels que « environnement virtuel » ou encore « espace virtuel ». Le terme original et ses dérivations, sont aujourd'hui couramment employés dans la littérature scientifique (et populaire), mais les définitions de chacun d'eux comportent souvent, d’un domaine scientifique à l’autre, des nuances, parfois importantes. Les définitions d’un même terme varient d'un domaine de recherche à un autre. Ceci n'a d’ailleurs a priori rien d’étonnant; l’usage d’un mot pouvant changer en fonction du

contexte d'application. Ainsi la conception d'un informaticien ou d'un mathématicien de la « réalité virtuelle », ne correspondra pas totalement à celle d'un psychologue. Et un psychologue des perceptions utilisant la « réalité virtuelle » dans ces expériences, ne la définira pas de la même manière qu'un psychologue s'intéressant à la collaboration par les « réalités virtuelles ». Il y a donc lieu de préciser les acceptations de cette notion dans le cadre de cette étude.

Lanier (1988, Annexe B) a définit la «réalité virtuelle» comme étant une réalité synthétisée partageable avec d'autres personnes, que nous pouvons appréhender par nos sens, et avec laquelle nous pouvons interagir, le tout par l'intermédiaire d'artefacts informatisés :

« We are speaking about a technology that uses computerised clothing to synthesise shared reality. It recréâtes our relationship with the physical world in a new plane, no more, no less. It doesn't affect the subjective world; it doesn't hâve anything to do directly with what's going on inside your brain. It only has to do with what your sense organs perceive. »

Cette définition de la réalité virtuelle est de nos jours encore quelque peu visionnaire, par les technologies qu'elle implique : la réalité virtuelle « pure et dure», c'est- à-dire, par exemple, celle qui utilise des casques de vision stéréoscopique, est encore aujourd'hui une technologie limitée aux laboratoires. A l'heure actuelle, dans la majorité des cas, des écrans d'ordinateurs et des souris remplacent les habits informatisés de la définition de Lanier, et, vu leur prix encore relativement élevé, c'est au sein de quelques groupes de recherche que l'on trouve des Head Mount Display2 et des Data Gloves 3. En dehors de telles technologies immersives avancées, on utilise d'autres interfaces de communication afin d'agir sur des univers virtuels : la plus simple, elle vient d’être citée, consiste en la manipulation d'un pointeur dans l'espace, où l'interaction s'effectue par un système de boutons que l'on active selon le principe du clic de souris. Ceci est également possible avec un joystick que l'on déplace dans un espace tridimensionnel en rapport avec l'univers virtuel. On peut aussi utiliser une spaceball qui est un outil très pratique pour la réalité virtuelle dite « de bureau » (Desktop Virtual Reality), puisqu'il est fixe, et qu'il restitue le mouvement dans l'univers virtuel en fonction de la force qui est appliquée sur la

2 Casques munis de deux écrans miniatures placés tels les verres d'une lunette devant chacun des yeux, permettant notamment une vision stéréoscopique.

3 Gants intégrant des capteurs de position et connectés à un ordinateur, permettant de suivre en temps réel la position des doigts et de leurs articulations.

boule. On parle de réalité virtuelle de bureau, pour indiquer un univers virtuel qui ne propose pas une immersion totale, c'est-à-dire que l’utilisateur interagit avec un écran sans être entouré complètement par l’univers généré par l’ordinateur (NASEC, 1999, Annexe B). Cette conception de la réalité virtuelle provient de Kalawski (1993), qui fit remarquer que la réalité virtuelle était divisée d'une part par l’activité de type immersive (celle qui sera qualifiée ici de « pure et dure », et la réalité virtuelle dite « de bureau », basée sur le développement de techniques plus accessibles de conception assistée par ordinateur.

De nombreux changements ont eu lieu depuis la distinction établie par Kalawsky (1993) : d’autres développements, notamment la visualisation scientifique, « touchent » à la réalité virtuelle, et d’autre part, l’idée de présence et de participation vient s’encrer dans la signification de cette expression. La réalité virtuelle se trouverait donc à la croisée des chemins de plusieurs technologies, tirant partie d’innovations de domaines jusque là distincts. Pour donner du sens à tout cela, il semble plus important d’adopter une approche relativement formelle, et d’identifier les composants de la réalité virtuelle, de sorte que les changements rapides de la technologie puissent être compris aisément. En effet, Benoît Kuhn (2001), rappelle, par exemple, un abus de cette notion de «réalité virtuelle» : ainsi, au mois de mars 2001, il était encore possible de lire dans une revue se disant spécialisée en infographie que Jar Jar Binks, l’extraterrestre en vedette du dernier film « Star Wars, Episode I » préposait un exemple du devenir des avatars, supposant ainsi que tout film avec des effets numériques constitue une réalité virtuelle. Philippe Quéau (1993, p. 14) quant à lui définit la réalité virtuelle comme «une base de données graphiques interactive, exploitable et visualisable en temps réel sous forme d'images de synthèse tridimensionnelles, de façon à donner le sentiment d'une immersion dans l'image. »

Le point de vue suivant sera donc adopté. La réalité virtuelle rassemble trois domaines : l'environnement numérique (derrière un écran ou autour de l’utilisateur), l’utilisateur qui participe, d’une façon ou d’une autre à ce type d’environnement et l'interactivité numérique. L’environnement et l’utilisateur interagissent et au sein de l’interactivité proposée, divers types d’interactions peuvent être simulés. Une caractéristique clé de la réalité virtuelle est l'interactivité en temps réel, qui elle suppose connexion des deux parties en présence; le monde virtuel créé répond aux actions de l’utilisateur et vice-versa. L’interactivité permet la création en temps réel de réalités virtuelles, de créer des espaces virtuels. Par sa puissance d’attraction, ou ce que

qualifierait McLuhan (1964) de ‘hot’ en parlant d'un medium, elle peut contribuer à créer un sentiment d'immersion pour l'utilisateur prenant part à une action qui se déroule à l'écran (Quéau, 1993); on parlera dès lors d’immersion - qui nécessite parfois un investissement et un état d’esprit particulier de l'utilisateur - , à distinguer de l’immersion totale de la réalité virtuelle « pure et dure ».

Il semble donc important de souligner que la réalité virtuelle, reste avant tout une construction mentale de l'observateur face aux stimulations sensorielles qui lui sont fournies par les artefacts technologiques. Benjamin Wolley (1992, cité par Dussault, 1997) disait d'ailleurs à ce propos que la réalité virtuelle nous donne la liberté de l’enfance, l’impression de pouvoir être ce que nous sommes sans restriction grâce à notre imagination. En résumé, on pourrait dire que la réalité virtuelle fait appel à l'intégration du trio « interactivité - imagination - immersion ».

Un dernier point attirera notre attention au niveau de la < Réalité Vituelle >. En effet, le réalisme sous-entendu dans l'expression «réalité virtuelle» porte généralement à considérer la réalité virtuelle comme une imitation ou un simulacre de la réalité physique, l'accent étant mis sur une sorte de mimétisme de l'environnement physique grâce aux technologies florissantes de la 3D. Les réalités virtuelles, si elles se présentent souvent sous les traits d’artifices qui singent plus ou moins bien une réalité première servant de modèle, ne peuvent être réduites à cela. Tout d’abord, selon Gilles Deleuze (1969), dans sa Logique du sens, un simulacre aurait le pouvoir de détruire les modèles et constituerait une copie illégitime : un masque, par exemple, dont les traits grimaçants sont bien réels, est un simulacre si l'on considère la continuité du corps qui le porte et qui aboutit au visage qui se cache derrière. Par ailleurs, la modélisation virtuelle d'une invention technique non encore réalisée de façon matérielle n'a aucun répondant réel; elle réalise plutôt des conceptions théoriques. Ce qui démarque décisivement les réalités virtuelles du simulacre, c’est qu’elles peuvent, entre autres, réaliser des possibles qui ne sont préalablement donnés nulle part, à l’inverse de ce que prétend Kant de la réalité.

Les réalités virtuelles ne sont pas des simulacres, et Jar Jar Binks, s’il n’était pas confiné au sein de son film, pourrait très bien faire partie d’une réalité virtuelle. Les techniques du virtuel, en plus de nous plonger dans un univers numérique, nous permettent d’y agir, de nous y déplacer, et de le travailler. De par cette simulation numérique d'univers artificiels, l’image se voit libérée de la représentation et de l’interprétation du réel.

De cette façon l'espace de la création iconographique se complexifie ou s'élargit en incorporant au réel et à l'imaginaire la dimension du virtuel. Il n'est donc plus question alors de représenter une apparence, mais de créer une sorte de réalité autre, indépendante de l'espace et du temps réels, car elle ne se réfère pas plus à un réel qu'à un temps originaires.