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Chapitre 1 : Brève genèse de l’interactivité numérique

2.2 Environnement, espace, interface

La disposition spatiale des applications de l’ordinateur sur l’écran est une étape importante, conceptuellement parlant, vers l’élaboration d'un « cyberespace », notion qui touche particulièrement à cette étude étant donné sa construction au travers du prototype proposé. Nous envisagerons le cyberespace plus loin en détail, mais il s'agirait de prime abord d'une distribution adéquate dans un espace, à trois dimensions - pour commencer - plutôt qu'à deux dimensions, d’applications nécessaires à l’utilisation de l’ordinateur; et cette distribution spatiale demeure un élément fondamental de la conception d’une interface homme-machine.

En effet, une interface homme-machine est un ensemble d'objets structurant un espace de communication entre deux interlocuteurs : l’homme et la machine. Ces objets sont matériels (écran, souris, clavier, et autres) et logiciels (affichages, saisies, objets graphiques, et autres). Pour Pierre Lévy (1997, p. 42), l'interface est (d'ensemble des appareillages matériels qui permettent l'interaction entre l’univers de l'information numérique aisée et le monde ordinaire ». La sensibilisation au problème de l'interface graphique commence depuis quelques années à porter ses fruits : les expressions telles que interface graphique, design d'applications, GUI (Graphical User Interface), IHM (interface homme-machine) font désormais partie intégrante de notre paysage informatique.

L’interface graphique, comme son nom l'indique propose un cadre visuel et ses différents objets sont représentés sous forme de figures, de symboles faisant référence à notre environnement quotidien : par exemple, ciseaux pour couper, sablier pour attendre, «ascenseur» pour monter ou descendre. Le terme «métaphore», dans le contexte de l'interface utilisateur prend donc tout son sens, étant donné qu'il met en jeu les connaissances de l'utilisateur et celles des développeurs. Ainsi, la base des environnements Macintosh et Windows est le desktop, le bureau. Ce dernier met à portée de main (ou plutôt de souris) les objets principaux nécessaires au travail : des « tiroirs » dans lesquels l’utilisateur peut placer ses outils favoris, et la fameuse poubelle, dans laquelle il jette ses dossiers et ses documents. Au sujet de l'interface présentée à l’écran, Sherry Turkle (1995, p. 34) affirme qu’il ne s’agit pas d’une interface logique, manipulée à partir de commandes logiques, mais d'« une réalité virtuelle, quoique en deux dimensions, d’un monde dans lequel l’utilisateur navigue selon ses désirs au travers de l’information, comme il le ferait dans l’espace réel ».

L’interface graphique prend place sur un écran; et la question triviale «qu'est-ce qu'un écran ? » peut amener à mieux comprendre le rapprochement entre la notion d’espace et celle d’interface. Pour ce faire, l'exemple du cinéma sera utile. La réponse à la définition d’un écran semble assez simple : il s’agit d’une portion d’espace à deux dimensions sur laquelle, dans le cas du cinéma, on projette un film, et dans le cas de l'ordinateur, sur laquelle les différentes composantes d’une interface s’affichent. Cette définition, hautement insuffisante, donne malgré tout quelques indices : tout d’abord, il s’agit d'un élément à deux dimensions; au niveau du cinéma, les images projetées sont totalement « plates », alors qu’il est possible d’envisager avec l'ordinateur, comme le fait le prototype présenté, d'ajouter une troisième dimension à ce qui apparaît à l'écran.

Ensuite, l'écran agit comme un cadre : c'est une portion d'espace. Au cinéma, ce qui est montré à l’écran est cadré par la caméra. L’écran paraît donc être un élément de limitation du cinéma car il n’est pas possible de tout filmer et de tout montrer. Pourtant, le spectateur n'a pas l’impression de voir des images en deux dimensions, ni même que ces images sont limitées par un cadre. Confortablement installé dans son siège et se laissant bercé par l'ambiance, l’image acquiert toute sa profondeur, ainsi qu'une troisième dimension qu’elle ne possède pas en réalité, et déborde du cadre de l'écran. Le spectateur entre dans l’écran. L'exemple des salles de projection Imax est encore plus sophistiqué mais montre bien qu'instinctivement, il est possible de reconstruire la profondeur de l'image. Le spectateur est en présence d'un espace qu’il croit percevoir,

ou qu’il perçoit au moins d’une façon assez crédible pour y réagir. La figure 5 reprise d'André Gardies (1993) à la page suivante, ne reflète aucune réalité concrète mais apporte des éléments permettant de poursuivre cette réflexion.

Le « là » de Gardies s'affranchit de la limite du cadre de l'écran pour pénétrer dans un monde imaginaire : en effet, ce «là» n'apparaît pas à l’écran, et quand il le fait, il devient « l’ici ». L’exemple qui suit permettra de mieux comprendre le propos : imaginons une scène à l'écran montrant une pièce; au bord de l'écran, une porte s’ouvre et quelqu'un entre dans la pièce. Notre esprit établit directement la connexion : il y a une autre pièce ou un espace en continuité directe avec la pièce illustrée dans la scène. Ainsi, sans nécessairement voir les objets ou les espaces, l'être humain procède à des constructions mentales, entre le cognitif et le perceptif, ajoutant de cette façon une « dimension cachée ». Ce sont ces constructions mentales qui font partie du « là » qui lui- même est en continuité directe avec « l’ici ».

Figure 5 : Ecran et espace (Gardies, J 993)

L'interface graphique relève du même type de constructions mentales, et d'autant plus face à une interface tridimensionnelle. Le cinéma se base sur un principe d’illusion visuelle, sur une succession d'images immobiles créant le mouvement. Avec les interfaces, et plus précisément les interfaces du cyberespace en trois dimensions, c'est le mouvement de l’interacteur qui crée une animation et dévoile le monde dans lequel il se trouve. La dynamique est donc complètement différente, puisque l'action consciente de l’interacteur est impliquée dans l’image.

Avec le cinéma, une portion de l’espace réel et physique (l'écran) ouvre la porte du monde de notre imagination; de même, avec l'ordinateur, l'interface graphique ouvre la porte à une portion de l'espace, numérique cette fois, et l'ouverture de la porte est conditionnée par ce que le concepteur de l'interface veut bien dévoiler à l’utilisateur. A cela vient s'ajouter l'imagination de l’individu.

Dans un autre ordre d’idées, l'élément spatial de l'interface n’est pas le fruit du hasard, mais bien d'une démarche pesée et réfléchie, tenant compte des besoins des utilisateurs : « user friendly ». Par ailleurs, cet espace de travail est venu recouvrir de plus en plus la machine elle-même et son fonctionnement réel. Avec les ordinateurs fonctionnant à cartes perforées par exemple, il n’y avait aucun écran. Pourtant, ces veilles machines de guerre (dans tous les sens du terme I) conservent un point commun majeur : leur mode de fonctionnement selon le langage binaire, qui reste caché derrière les interfaces actuelles. Comme on l'a vu plus haut, l'invention de la bande magnétique, des transistors, des circuits intégrés, mais aussi de langages tels que Pascal, C, ou le Basic et bien plus récemment Java, ont considérablement transformé l'univers informatique. Ecrans et autres périphériques sont venus masquer le fonctionnement et la structure interne de l’ordinateur (Turkle, 1995).

Cette notion d’« espace-interface » est déjà présente lorsqu’on parle des environnements Windows, Macintosh et maintenant Linux. La prochaine étape sera celle de l'ordinateur «immersif», où l’utilisateur sera en situation d'immersion totale et pourra configurer son ordinateur pour qu’il réponde à sa seule convenance et qu'il le reconnaisse à sa voix, à son physique ou encore à son comportement. L'histoire de l’informatique nous montre le rapprochement sans cesse plus profond de l'homme avec la machine et de la machine avec l’homme; l’être humain et la machine entrent en relation de symbiose qui permet à la machine d'être plus humaine et à un être humain d'être plus performant dans son action. Les limites s’estompant entre homme et machine finiront peut-être un jour par modifier ou dédoubler le milieu de vie de l’individu. Howard Rheingold (1993, cité par Dussault, 1997, p. 14) parle « d’un environnement dans lequel le cerveau est si étroitement associé à l’ordinateur que la conscience de l'utilisateur semble se déplacer à l’intérieur d’un monde crée par l'ordinateur tout comme s’il se déplaçait dans un environnement naturel ». Ainsi, il n'est pas difficile d'imaginer que l'individu puisse choisir de passer de plus en plus de temps là, dans son monde informatique en trois dimensions, et de ne revenir dans le « vrai » monde que pour réaliser les gestes minimaux nécessaires à la survie de son

corps. Il y a non seulement rapprochement de l'être humain et de la machine, mais également de la machine et du milieu de vie humain (Dussault, 1997, pp. 26-29).