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Chapitre 1 : Brève genèse de l’interactivité numérique

2.5 Bref retour aux philosophes

Aristote. Le virtuel ne pourrait pas avoir une position précise et définie dans l’espace, ce n'est donc pas un lieu. Philippe Quéau (2000, Annexe B) dit à ce sujet que «le topos c’est le lieu où l’on est, le lieu de notre position dans le monde (...) le virtuel n'est pas un topos mais un tropos, il appartient à l'univers infini et langagier des tropes et des métaphores». Le Petit Robert (2000) défini un trope comme une figure par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre, une métaphore. Avec les mondes virtuels, on peut dire que les tropes peuvent être les langages informatiques et la logique mathématique qui régissent les mondes virtuels, les images de synthèse et les jeux métonymiques. A cet égard, il convient de se reporter aux travaux de Philippe Quéau sur une analyse comparative des différents types de jeux (métaphoriques et métonymiques) en langages naturels et logico-mathématiques.

Le virtuel sera donc considéré comme un trope, un système de métaphores, alors qu'un monde virtuel, lui, peut être considéré comme un lieu au sein du cyberespace. En revenant à l’élucidation de I' « espace » d’Aristote en tant qu'une unité, un tout, composé de multiples contenants, il est possible d'adopter la position suivante en ce qui concerne l'espace virtuel, cette position peut s’illustrer par la version VRML de notre prototype informatique : l'espace virtuel, ou cyberespace contient une multitude de lieux, ou mondes virtuels; dans le prototype informatique, nous opérons au sein du cyberespace, et on pourrait considérer que ce dernier contient un lieu parmi tant d’autres, le monde virtuel construit par représentation spatiale de l'interactivité sur un site Internet. Le monde virtuel du prototype peut quant à lui accueillir d'autres lieux, d’autres sites.

Descartes. Descartes montre que l’on peut douter de tout, même de ce qui paraît le plus probable en apparence. Pour cela, il feint de croire à l’existence d'un « malin génie » qui fausserait nos pensées. A noter au passage que l'hypothèse du «malin génie» de Descartes se retrouve dans de nombreuses fictions actuelles, telles que le film The Matrix , dont l'idée générale consiste à dire que le monde dans lequel nous vivons n'est qu'une illusion, que nos expériences ne sont pas véridiques, que les objets que nous appréhendons, et le monde en général, n’existent pas réellement. Une fois de plus il est permis de se rendre compte que l'être humain se pose les mêmes questions éternellement. Descartes avait déjà mis en doute la réalité même du réel et au-delà de ça, il montre qu’ il faut douter même de nos sensations les plus intimes, les moins niables. Les mondes virtuels ouvrent des perspectives heuristiques sans précédent et sont chargés d'une vive émotion. L’éclosion d'une population électronique à travers les communautés virtuelles ne saurait démentir les affirmations de Sherry Turkle (1995) qui souligne, dans son ouvrage Life on the Screen, que les ordinateurs ne seraient pas les puissants objets culturels qu'ils représentent désormais si leurs utilisateurs ne tombaient pas amoureux de leurs machines et des idées qu'elles produisent. La pensée de Descartes suscite alors une question, à laquelle seul un élément de réponse sera ici fourni, étant donné qu’elle sort du cadre de cette étude et qu’il est permis de douter de sa réponse : les technologies du virtuel constitueraient-elles le « malin génie » de notre époque ? Le débat est trop important pour être abordé ici, mais une seule chose paraît certaine, et Jean-Claude Dussault (1997) confirmera la position choisie, c'est qu'elles remettent en question la notion de réalité.

Kant. Selon Kant, notre représentation naturelle de l’espace sert de fondement à toutes nos intuitions extérieures : on ne peut jamais se représenter l’absence d’espace. L’espace

serait même le facteur déclenchant qui permet de réunir les conditions nécessaires à l’apparition des phénomènes, comme il est la condition subjective de notre sensibilité. Il est la condition préalable de la relation du sujet aux objets. Mais dans les mondes virtuels, l'espace est lui-même un phénomène, quelque chose auquel on doit donner forme au même titre que les objets qu’il « contient », et en ce sens notre approche des mondes virtuels s'éloigne quelque peu de Kant. Cependant, en ayant une vision plus globale de sa philosophie, ce qu’affirme simplement Kant, c’est que les sens humains n’ont accès aux choses qu'à travers l’espace et le temps. En effet, sa Critique démontre que si toute expérience a lieu dans l’espace et le temps, et si espace et temps n’appartiennent pas aux choses, mais sont des conditions de notre expérience des choses, il s'ensuit que nous ne connaissons toutes les choses que nous rencontrons dans l’expérience que telles qu'elles nous apparaissent et non telles qu'elles sont. Nous connaissons donc les choses comme phénomènes, c'est-à-dire telles qu’elles nous apparaissent. Nous ne connaissons que des apparences. Pour Kant, l’apparence, le phénomène est quelque chose de tout à fait réel, mais il n'est pas, il est vrai, la chose telle qu’elle est en soi, indépendamment de notre perception. Le monde, tel qu'il s’offre à nous, est un monde de phénomènes, non un monde de choses en soi. Le phénomène est donc la manifestation pour nous de la chose en soi, la représentation que nous en avons selon les formes de notre intuition. L’espace et les représentations de l'espace sont bel et bien subjectives, mais n’en restent pas moins réels : ce n’est pas l’individu qui crée l’espace, il lui est imposé par sa nature humaine, et c’est encore moins lui qui invente les représentations, qui ne sont que des émanation des choses en soi. Que l’inspiration et la foi de Kant en les sciences de son époque ne soit plus d’actualité ne change pas grand chose à la problématique qu’il soulève : l'être humain voit, touche, saisit le monde qui l’entoure selon un espace qui lui est propre, et non lié aux courbes de Riemann par exemple. Le kantisme peut être réfutable, mais il semble pourtant que la sensibilité humaine soit liée à un espace, et à un temps, déterminés par sa nature humaine.

Il s’agit là d’un point sur lequel cette étude entrera en accord : au sein du prototype informatique proposé, par exemple, et plus généralement face à un univers virtuel, le monde est un monde propre à chaque individu, selon les structures qui lui permette de déchiffrer et de décoder l’espace. Seul face à un écran, lui seul est à même d’embrasser cet univers et de le comprendre. Par ailleurs, l’introduction des systèmes d’opérations est venue masquer le fonctionnement et la structure interne de l'ordinateur, et derrière les interfaces se cache une multitude de lignes de code, auxquelles l’utilisateur

n'a bien souvent pas accès : s'agirait-il des « choses en soi » informatiques ? Tout ce qui est déterminé avec certitude, c'est la façon dont les choses sont pour lui; ce que Kant les appelle des «phénomènes». Serait-il excessif d'étendre ainsi la conception de Kant à l'univers informatique ?