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Questions apparues dans le cadre de la démarche de prévention des RPS du CEA

Sommaire du chapitre

Encadré 2 Questions apparues dans le cadre de la démarche de prévention des RPS du CEA

L’organisme met en place depuis 2008 une politique de prévention des risques psychosociaux (RPS) qui passe par un diagnostic systématique des RPS au niveau des unités de travail. Mettre en place une telle démarche dans un organisme de recherche qui accueille 20 000 personnes sur ses sites a entraîné des questions :

 Les équipes de recherche sont composées de professions intellectuelles, de métiers d’expertise, d’individus autonomes. Quels sont les RPS prévisibles dans ces métiers ?

 Des salariés experts et autonomes n’ont-ils pas les moyens et la volonté de résoudre par eux- mêmes les tensions de leur organisation du travail ?

 Quelle méthode de diagnostic peut correctement prendre en compte les particularités de l’activité scientifique et l’organisation spécifique d’un laboratoire ?

 Par ailleurs, les différents laboratoires du CEA sont inscrits dans le même champ – la recherche publique – et ont la même activité : produire de la connaissance scientifique et technique. Mais font-ils tous face aux mêmes risques psychosociaux pour autant ?

C’est dans ces interrogations concrètes, issues du champ de la pratique que s’inscrit la première des justifications de notre problématique : confrontées à l’obligation portée par la volonté de la direction du CEA et les évolutions réglementaires, les filières RH et sécurité du CEA, chargées de cette mission, ont témoigné du besoin de rattacher leur démarche à des fondements théoriques.

De ce besoin managérial initial est apparue la justification académique de ce travail de recherche. En effet, si comme nous l’avons vu la littérature sur les RPS est abondante, le

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développement et la validation de ces modèles posent question lorsqu’on réfléchit à leur application à une organisation telle que le CEA. À quelle époque, pour quels métiers, et dans quels systèmes socio-économiques ont-ils fait leur preuve ? D’une manière générale, la littérature académique se concentre sur les métiers peu qualifiés (industrie, services…), ou certains secteurs spécifiques (le médico-social…), et ce souvent à travers des études vieilles de plusieurs décennies, ou des enquêtes qui agrègent des pays aux mondes du travail hétérogènes.

Or des métiers, souvent des professions, ne partagent que peu de caractéristiques avec les populations ayant servies à construire et valider ces modèles. Ces écarts peuvent être dus à la qualification importante des travailleurs concernés ; par la composante essentiellement intellectuelle de l’activité (donc ni manuelle, ni relationnelle, au sens large) ; par l’autonomie si ce n’est l’indépendance consubstantielles à ces métiers, et par extension à un individualisme possiblement supérieur de leurs acteurs ; ou encore par un statut fortement protecteur (corporatisme, fonction publique…). On peut citer pour exemples de ces « professions intellectuelles » les professions juridiques ou les médecins (Ackroyd, Muzio et Chanlat, 2008 ; Van Daele, 2000), les journalistes, les haut-fonctionnaires ou les scientifiques (Merton, 1973 ; Shapin, 2008a ; Vinck, 2007). Le fait que ces professions aient des caractéristiques différentes de celles qui ont permis l’émergence des modèles explicatifs des RPS ne signifie pas pour autant qu’elles soient protégées des tensions, anxiétés, conflits et autres sources de souffrances liées au travail. Il est même possible que certaines leur soient propres, y compris pour des scientifiques (par exemple Pourmir, 1998 ; Fusulier, 2012 ; Guyon, 2014a ; Flot, 2014).

À partir de ce constat, il semble difficile si ce n’est impossible d’exploiter à bon escient ces modèles existants pour comprendre et évaluer les enjeux psychosociaux présents dans ces professions intellectuelles, ce qui justifie une problématique de recherche (Alvesson et Sandberg, 2011).

Notre problématique s’ancre donc dans cette double justification : d’une part, un besoin managérial réel, la nécessité pour le CEA de disposer de sources théoriques robustes et exploitables permettant la mise en œuvre de démarche de prévention des risques psychosociaux ou d’amélioration de la qualité de vie au travail ; et d’autre part, une certaine incertitude quant à la pertinence des modèles de compréhension ou de diagnostic des RPS à des métiers scientifiques. Ce double ancrage justifie la pertinence de notre interrogation (Allard-Poesi et Maréchal, 2014).

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Dans quelle mesure le travail scientifique est-il source de bien-être ou de mal-être au travail pour les métiers de laboratoire ?

Dans un but de lisibilité, nous préférons formuler une problématique courte, exempte des adjectifs ou précisions qui en fixeraient les limites. Néanmoins, nous souhaitons réduire la portée de cette problématique. Par « métiers de laboratoire » nous entendons les métiers présents dans les laboratoires publics du champ des « sciences dures » ou « sciences de la nature ». Sont donc exclues d’une part les sciences sociales et humanités, et d’autre part les fonctions de support de l’activité scientifique. Enfin, nos travaux sont spécifiquement centrés sur le champ de la recherche scientifique publique. La littérature a fait des liens entre ces organisations et celles du secteur privé (la « Recherche & Développement » industrielle ou commerciale), nous pourrons donc questionner la transposition de nos conclusions à d’autres secteurs.

Questions de recherche 2.2.

Notre problématique se décline en trois questions de recherche. Ces questions sont issues du croisement des littératures. Pour chacune d’entre elles nous allons présenter de surcroît les sous-questions de recherche induites. Par ailleurs, notre littérature fait cohabiter des dimensions d’analyse différentes : individuelle (le stress, la perception, les attentes, etc.), collective (la régulation, les mécaniques de défense, etc.), organisationnelle (l’organisation du travail, l’autonomie, etc.) ou systémique (le changement, la pression économique, etc.). Pour chacune de nos sous-questions nous indiquerons les dimensions qu’elles soulèvent.

2.2.1. Les ressorts de l’engagement dans les métiers scientifiques

Notre revue de littérature montre que l’engagement est la source du bien-être au travail. Cet engagement est permis par la situation de travail quand cette dernière répond à certaines caractéristiques et n’est pas parasitée par des facteurs de mal-être.

Néanmoins, la grande diversité des littératures que nous avons rassemblées nous amène à ne pas pouvoir proposer de modèle hypothético-déductif visant à affirmer la prévalence d’un facteur d’engagement sur un autre dans les métiers scientifiques. Il nous semble néanmoins nécessaire de formuler cette question de recherche ouverte :

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Q1 : Quelles sont les raisons de l’engagement des travailleurs dans les métiers scientifiques ?

Cette question de recherche vise à décomposer et expliquer les ressorts qui vont provoquer ou justifier l’engagement des salariés dans leur activité, attendu que c’est cet engagement qui génère du bien-être au travail. Elle correspond à la diversité des modèles explicatifs ou prédictifs du bien-être au travail, et laisse ouvertes de nombreuses possibilités : la nature intrinsèque du travail, les valeurs associées, l’organisation de l’activité ou les opportunités permises. Cette interrogation s’inscrit dans les modèles traitant du bien-être au travail issus de la psychologie positive (Grosjean, 2014).

Malgré la formulation de cette question au présent de l’indicatif et sans précisions supplémentaires, nous ne présupposons pas pour autant que ces facteurs de l’engagement seront identiques ou homogènes pour toutes les personnes. Implicitement, cette question appelle une réflexion sur les différences et les systématismes que ces éléments pourront présenter selon les multiples variables qui définissent les individus (âge et sexe, statut et parcours, discipline et champ, etc.). Cette réflexion sur les constances et les différences s’inscrit davantage dans les travaux des organismes de prévention visant à son opérationnalisation (Gervais et al., 2013).

2.2.2. Les facteurs de mal-être dans les métiers scientifiques ?

Nous avons proposé, à l’issue de notre revue de littérature sur le mal-être au travail, une approche par facteurs de la question, par l’extraction de vingt-deux facteurs générateurs ou prédictifs de mal-être à partir des modèles que nous avons référencés.

Cette approche par facteurs du concept nous amène naturellement à formuler la question de recherche suivante :

Q2 : Quels sont les facteurs de mal-être présents dans les métiers scientifiques ?

Cette question a une vocation compréhensive plus qu’explicative. En effet, nous ne souhaitons pas construire un modèle hypothético-déductif à partir de notre liste de facteurs. Évaluer la prévalence et l’importance de chacun d’entre eux dans les métiers scientifiques présupposerait que la liste est exhaustive, ce que nous ne pouvons affirmer : la diversité et la disparité des modèles que nous avons identifiés signifient à notre sens que cette question est complexe et ne saurait facilement être délimitée.

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Notre question de recherche est donc, dans un premier temps de comprendre, quels sont les facteurs qui peuvent être présents dans les métiers scientifiques, quels sont ceux qui peuvent être absents, et quels sont ceux qui pourraient être spécifiques à ces métiers et seraient en conséquence absents de notre typologie initiale en neuf catégories et vingt-deux facteurs.

La littérature sur le mal-être issue de l’analyse de situations spécifiques de travail a produit de nombreuses conclusions sur les causes de l’apparition de ces facteurs : nature intrinsèque du travail parfois, mais surtout choix d’organisation ou évolution du contexte. Notre question de recherche s’inscrit dans la continuité de ces analyses, et nous chercherons donc à expliquer les mécaniques ou les dynamiques conduisant à la présence des facteurs que nous aurons identifiés.

Enfin, comme dans le cas de notre question de recherche précédente, malgré la formulation de cette question au présent de l’indicatif, nous ne présupposons pas que ces facteurs de mal-être seront identiques ou homogènes pour toutes les personnes. Cette question porte donc la même réflexion sur les différences et les constances de ces éléments selon les individus (âge et sexe, statut et parcours, discipline et champ, etc.).

2.2.3. Les mécanismes de régulation du mal-être dans les métiers scientifiques

Enfin, notre revue de littérature sur le mal-être a montré l’existence de facteurs limitants, protecteurs ou modérateurs des facteurs de mal-être. Ces facteurs (dont l’absence peut néanmoins en elle-même être génératrice de mal-être) sont des mécanismes par lesquels les collectifs ou les individus résistent ou supportent le mal-être induit par la présence d’autres facteurs.

L’existence de ces facteurs de résistance ou de résilience nous amène à formuler la question de recherche suivante :

Q3 : Quels sont les mécanismes de régulation du mal-être au travail pour les métiers scientifiques ?

Cette question initiale se décline immédiatement en une sous question plus précise issue de notre modèle factoriel du mal-être. En effet, il semble nécessaire de savoir ce qui dans ces mécanismes relève de facteurs de résistance (qui permettent d’éviter le mal-être) de ceux de résilience (qui permettent de supporter le mal-être).

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De plus, cette question soulève de fait une interrogation concernant l’autonomie dans la science. En effet, dans les littératures sur le bien-être et le mal-être au travail, l’autonomie est une ressource centrale pour le travailleur. Elle va être ce qui permet de transformer la difficulté (si ce n’est la souffrance) intrinsèque au travail en une source de plaisir et donc de bien-être, ainsi qu’un facteur de résistance aux potentiels facteurs de mal-être pour l’individu ou pour les collectifs.

La notion d’autonomie est aussi centrale dans les science studies, notamment dans les nombreuses réflexions qui interrogent les dynamiques du champ scientifique (qu’elles emploient ou non ce terme). C’est alors d’une part l’autonomie du champ scientifique qui est interrogée, mais aussi l’autonomie des chercheurs dans le champ scientifique. Comme nous l’avons vu dans notre revue de littérature, l’autonomie du champ est un postulat structurant des science studies, tandis que l’autonomie dans le champ est considérée la plupart du temps comme un attribut intuitu personae obtenu et défendu par un chercheur, à travers des mécaniques d’évaluations par les pairs ou par un simple jeu de ressources. Enfin, l’autonomie procédurale des équipes de laboratoire semble consubstantielle à la bonne conduite de l’activité de recherche.

Or, nous avons vu que cette autonomie postulée est remise en question. L’évolution des modes de gouvernance de la recherche et leurs effets dans la gestion des laboratoires questionne l’autonomie du champ. La conceptualisation des dynamiques internes au champ en termes d’enjeux de pouvoir et de ressources interroge, pour sa part, l’autonomie dans le champ (Bourdieu, 1975). Enfin, nous avons vu dans la revue de littérature que la diversité des statuts peut laisser supposer une autonomie procédurale variable selon les personnes.

La place centrale de l’autonomie dans ces deux littératures nous amène donc à nous intéresser plus spécifiquement à cet aspect dans le cadre de notre interrogation sur les mécaniques de régulation.

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Nous proposons donc la synthèse suivante de nos questions de recherche :

Tableau 5 : Synthèse des questions de recherche

Question de recherche Sous questions de recherche liées Dimensions

Q

ue

st

ion

1 Quelles sont les raisons

de l’engagement des travailleurs dans les métiers scientifiques ?

Q1A : Quels sont les éléments qui peuvent expliquer l’engagement dans le travail des

personnes de métiers scientifiques ?

Individuel Organisationnel Q1B : Ces ressorts de l’engagement dans le

travail des métiers scientifiques sont-ils identiques pour tous ?

Individuel Organisationnel Q ue st ion

2 Quels sont les facteurs

de mal-être présents dans les métiers

scientifiques ?

Q2A : Quels sont les facteurs de mal-être au travail dans les métiers scientifiques ?

Individuel Organisationnel

Systémique Q2B : Quelles sont les origines ou les causes des

facteurs de mal-être présents dans les métiers scientifiques ?

Organisationnel Collectif Systémique Q2C : Les facteurs de mal-être dans les métiers

scientifiques sont-ils identiques pour tous ?

Individuel Organisationnel Systémique Q ue st ion

3 Quels sont les

mécanismes de régulation du mal-être

au travail pour les métiers scientifiques ?

Q3A : Quels sont les facteurs de résistance ou de résilience face au mal-être dans les métiers

scientifiques ?

Individuel Collectif Q3B : Quelles sont les autonomies présentes

dans les métiers scientifiques, et quels sont leurs impacts sur le mal-être (et le bien-être) au travail

?

Organisationnel Systémique

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Synthèse du Chapitre 2 – Positionnement de la recherche

Nous avons présenté les éléments structurants notre positionnement théorique de recherche, nourris par les conclusions de notre revue de littérature : la dimension épistémologique de notre interrogation (compréhensive et interprétativiste) et notre problématique (« Dans quelle mesure le travail scientifique est-il source de bien-être ou de mal-être au travail pour les métiers scientifiques ? »). De plus, cette problématique se décline en trois questions et sept sous-questions de recherche.

Ce positionnement épistémologique et ces questions de recherche vont avoir un rôle structurant dans la méthodologie que nous allons mettre en place.

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