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Sommaire du chapitre

Section 4. Articulation des littératures

Les trois champs de littérature que nous avons vus jusque-là ne sont pas contradictoires. La manière dont ils dialoguent ou dont ils se combinent nécessite d’être interrogée : quels sont leurs points de convergence, de jonction ou de recoupement ? Quels sont leurs points de contradictions ou de divergence? Quels écarts sont perceptibles et pourraient trouver réponse dans le cadre de cette recherche?

Pour répondre à ces questions nous procéderons en deux étapes. Tout d’abord (4.1.) nous verrons comment il est possible d’articuler notre modèle factoriel du mal-être au travail, et notre modèle du bien-être subjectif au travail. Nous verrons ensuite (4.2.) comment ce modèle global peut s’appliquer ou non aux professions intellectuelles et aux métiers de la science.

Articuler bien-être et mal-être au travail 4.1.

L’articulation de nos deux propositions de modèles prédictifs du bien-être au travail et du mal-être au travail génère deux questions que nous allons traiter ci-après. D’une part (4.1.1.), les modèles sont-ils cumulatifs, et d’autre part (4.1.2.) quelles typologies d’états ou de rapports au travail sont créées par leur combinaison ?

4.1.1. Cumul des deux modèles

La première question concerne la possibilité de cumuler notre modèle factoriel du mal- être et notre modèle du bien-être. Est-il possible d’assembler leurs différents éléments sans les dénaturer et en les liant de manière cohérente ?

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Figure 9 : Articulation de nos modèles du bien-être et du mal-être au travail

Ce modèle général se justifie plus spécifiquement par des connections qui permettent de relier notre construit « travail » issu du modèle du bien-être avec les trois catégories de facteurs issues de notre modèle du mal-être ; puis par d’autres connections reliant les facteurs de résistance et de résilience au construit « engagement ». Le lien direct entre « travail » et « engagement » est lui justifié directement par la littérature sur le bien-être au subjectif, il n’est pas nécessaire de revenir dessus ici.

Voici ces connections53 :

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Pour faciliter la lecture, nous n’avons pas doublonné les facteurs « reconnaissance », « autonomie », « intérêt » et « soutien » entre les construits « facteurs de mal-être » et « facteur de résistance ou résilience ». En effet, les connections seront les mêmes quelle que soit leur position.

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Figure 10 : Détail des connections entre les construits de nos modèles du bien-être et du mal-être au travail

Les liens de cette représentation sont justifiés par les travaux suivants :

Tableau 4 : Justification des connections entre les construits de nos modèles du bien-être et du mal-être au travail

Facteurs Travaux justificatif

Enrichissement personnel – Intérêt

(Baudelot et Gollac, 2002 ; Bruursema, Kessler et Spector, 2011 ; Clot et Gollac, 2014 ; Dejours, 1980 ; Gomez, 2013 ; Karasek, 1979 ; Van Ruysseveldt, Verboon et

Smulders, 2011 ; Warr, 2005)

Intérêt – Valeur (Baudelot et Gollac, 2002 ; Clot, 2010a, 2012 ; Grosjean, 2014) Intérêt –

Accomplissement (Dejours, 1980 ; Gervais et al., 2013 ; Ryan et Deci, 2001)

Autonomie – Plaisir (Baudelot et Gollac, 2002 ; Grosjean, 2014 ; Kelloway et al., 2010 ; Roche, 2010 ; Warr, 2005) Soutien – Loyauté (Fabre et Roussel, 2013 ; Fisher, 2010 ; Griffin, 2010 ; Winter-Collins et McDaniel, 2000)

Articulation vie privée / pro –

Plaisir

(Baudelot et Gollac, 2002 ; Rossano, Abord de Chatillon et Desmarais, 2015) Reconnaissance –

Loyauté

(Aubert et Gaulejac, 2007 ; Cropanzano, Goldman et Benson, 2005 ; Fabre et Roussel, 2013 ; Griffin, 2010 ; Pagès, 1968 ; Trentzsch-Joye, 2014) Nature – Conflit de

valeurs

(Cartron et Guaspare, 2012 ; Clot, 2010a ; Dejours, 1980, 1998 ; Katz et Kahn, 1966 ; Loriol, 2000 ; Molinier, 2007 ; Molinier et Porcher, 2006)

Nature – Exigences émotionnelles

(Boussard, 2008a ; Gollac et Collège d’expertise, 2011 ; Jacquinet, 2004 ; Loriol, 2000 ; Péroumal, 2008 ; Van Ruysseveldt, Verboon et Smulders, 2011 ; Winter-

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Facteurs Travaux justificatif

Organisation – Autonomie

(Balazs et Faguer, 1996 ; Bosma, Stansfeld et Marmot, 1998 ; Detchessahar, 2011a ; Friedson, 1984 ; Gollac et Collège d’expertise, 2011 ; Gomez et Chevalet, 2011 ;

Karasek, 1979 ; Lazarus et Folkman, 1984 ; Reynaud, 1988 ; Terssac, 2012) Organisation –

Soutien

(Autissier et Vandangeon-Derumez, 2007 ; Cartron et Guaspare, 2012 ; Clot, 2010a, 2012 ; Detchessahar, 2011a ; Gollac et Collège d’expertise, 2011 ; Katz et Kahn,

1966 ; Ottmann, 2014 ; Reynaud et Reynaud, 1994 ; Stolk et al., 2012) Organisation –

Articulation vie privée / pro.

(Ala-Mursula, 2005 ; Cropley et Zijlstra, 2011 ; Katz et Kahn, 1966 ; Kelloway et Day, 2005 ; Le Feuvre, 2013)

Organisation – Reconnaissance

(Abord de Chatillon et Desmarais, 2007 ; Aubert et Gaulejac, 2007 ; Cartron et Guaspare, 2012 ; Gollac et Collège d’expertise, 2011 ; Gomez, 2013 ; Ottmann,

2014 ; Siegrist, 1996 ; Trentzsch-Joye, 2014) Organisation –

Intensité

(Algava et al., 2014 ; Askenazy, 2005 ; Department of Health, 1973 ; Gollac, 2005 ; Gollac et Volkoff, 1996 ; Gomez et Chevalet, 2011 ; Karasek, 1979 ; Siegrist, 1996 ;

Théry, Askenazy et Gollac, 2006) Organisation –

Avenir et changement

(Autissier et Vandangeon-Derumez, 2007 ; Bernoux, 2010 ; Gaudart, 2000 ; Guyonvarch, 2008 ; Péroumal, 2008 ; Rambach et Rambach, 2001 ; Stolk et al.,

2012) Relation

interpersonnelles – Soutien

(Clot, 2010a ; Kelloway et al., 2005, 2010 ; Kelloway et Barling, 2010 ; Leplat, 1994 ; Mullen, Kelloway et Teed, 2011 ; Reynaud et Reynaud, 1994 ; Winter-Collins

et McDaniel, 2000) Relation

interpersonnelles – Reconnaissance

(Clot, 2010a ; Gomez, 2013 ; Kelloway et al., 2005 ; Molinier, 2010 ; Siegrist, 2002) Relation

interpersonnelles – Exigences émotionnelles

(Alter, 2008 ; Balazs et Faguer, 1996 ; Honoré, 2007 ; Katz et Kahn, 1966 ; Siegrist, 1996)

Relation interpersonnelles –

Violence

(Angel et al., 2005 ; Boussard, 2008a ; Hirigoyen, 2011 ; Jacquinet, 2004 ; Loriol, Boussard et Caroly, 2006 ; Péroumal, 2008 ; Sahler et al., 2007)

Environnement – Violence

(Department of Health, 1973 ; Desmond, 2006 ; Gollac et Collège d’expertise, 2011 ; Gollac et Volkoff, 2007 ; Kelloway et Day, 2005 ; Péroumal, 2008 ; Théry, Askenazy

et Gollac, 2006) Environnement –

Avenir et changement

(Coutrot et Sandret, 2015 ; Dejours, 1998 ; Guyonvarch, 2008 ; Inan, 2014 ; Siegrist, 1996 ; Stolk et al., 2012)

L’ensemble de ces liens justifie les connections des construits et la combinaison des deux modèles que nous proposons. Cette construction se rapproche aussi de la théorie de la conservation des ressources ou du modèle demandes-ressources (Demerouti, Bakker, de Jonge, et al., 2001 ; Hobfoll, 2001), avec comme principale différence une conception davantage synthétique qu’exhaustive. Nous ajoutons de même, comme justification de la pertinence de notre construit, le travail de synthèse effectué par P. Warr des dix grands facteurs liés au travail, à son organisation ou à son environnement qui limitent ou empêchent le bien-être subjectif54 (Warr, 2005). L’ensemble de ses facteurs trouvent un pendant ou du

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moins des échos dans notre modèle factoriel du mal-être au travail. En cela, ils confirment que ces éléments peuvent, d’une situation de travail initiale, empêcher l’engagement qui mène au bien-être.

* * *

Ces constructions théoriques nous semblent capables de répondre à notre besoin. Elles sont applicables à n’importe quelle activité, et donc aux professions intellectuelles ou aux métiers scientifiques. Elles peuvent à partir de n’importe quelle situation de travail aider à comprendre tant le bien-être que le mal-être. Elles devraient permettre de produire des conclusions qui ne seront contradictoires avec aucun des modèles présenté ci-avant.

Néanmoins le modèle que nous proposons ne saurait être prédictif, malgré son apparence proche d’un modèle positiviste destiné à la production d’échelles de mesure. En effet, ce modèle articulant bien-être et mal-être agrège des éléments issus de théories d’épistémologies diamétralement opposées : quantitatives et positivistes d’une part, psychanalytiques et individualistes d’autre part, ou encore interactionnistes et interprétativistes. De plus, la diversité des modèles que nous avons mobilisés suggère implicitement que notre revue n’est pas nécessairement exhaustive, et que des éléments supplémentaires pourraient se rajouter.

4.1.2. Typologies émergentes

J. Cultiaux, dans une lecture critique des concepts de bien-être et de mal-être au travail, les décrit comme nécessairement opposés, et associés implicitement à des jugements de valeur. Cette terminologie impliquerait nécessairement que le bien-être au travail est désirable ou devrait être une norme, alors que le mal-être est un problème, un dysfonctionnement qui doit être évité (Cultiaux, 2014). Cette lecture des concepts correspond à ce qui est implicitement suggéré dans la majorité des modèles prédictifs ou explicatifs du mal-être ou du bien-être au travail que nous avons présenté.

Toutefois, certains modèles proposent davantage de situations possibles : le modèle demandes-ressources définit une matrice de quatre situations (Bakker et Demerouti, 2007), M. Gollac et C. Baudelot présentent une typologie en trois (ou quatre) états (bonheur, éventuellement distinct du confort, malheur et retrait) (Baudelot et Gollac, 2002), P. Warr montre pour sa part six états en trois axes (plaisir-déplaisir, enthousiasme-dépression, confort-

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anxiété) (Warr, 2005), et les approches de psychopathologie ou psychodynamique du travail considèrent que souffrance et plaisir vont de pair.

On peut de plus constater que plusieurs modèles que nous avons passés en revue jusque-là contiennent des limites quant à cette opposition entre bien-être et mal-être. Par exemple, dans le modèle demande-contrôle, quel est le niveau de mal-être d’individus privés de soutien social et confrontés à une charge de travail raisonnable ? Les modèles de psychologie positive suggèrent que ces personnes sont probablement dans une situation de mal-être, mais ce n’est pourtant pas considéré comme significatif par le modèle statistique du job content questionnary. D’autres modèles suggèrent l’existence d’états intermédiaires, comprenant une part de bien-être et une part de mal-être : la définition hédonique du bien- être, la définition proposée par E.K. Kelloway & al. « d’aimer son travail », ou notre modèle factoriel du mal-être.

De ces différentes propositions, nous identifions quatre constructions possibles de typologies de rapport au travail à partir des notions de bien-être au travail :

 Une typologie dichotomique : « bien-être strict » ou « mal-être strict »

 Une typologie en continuum : bien-être --- mal-être

 Une typologie en matrice : bien-être + / - ; mal-être + / -

 Autres typologies : les trois (quatre) états de M. Gollac et C. Baudelot, les six de P. Warr, les huit états suggérés de E.K. Kelloway & al., etc.

Nous considérons comme particulièrement adaptés à nos travaux les modèles proposant des grilles de compréhension en plusieurs axes, en matrice ou tel que celui de M. Gollac et C. Baudelot. Ces grilles plus diversifiées que l’opposition dichotomique ou que le continuum sont en effet davantage cohérentes avec la diversité des modèles que nous avons mobilisés, et elles présentent une meilleure capacité à en intégrer les contradictions. Par exemple, un travailleur du secteur médico-social confronté à une importante violence symbolique et exigence émotionnelle (la souffrance d’autrui) mais trouvant dans ce métier un fort accomplissement (sentiment d’utilité, adéquation avec ses valeurs), sera simultanément dans une situation de bien-être selon des modèles de psychologie positive, et de mal-être selon des approches d’épidémiologie positiviste. Notre volonté de ne pas rejeter les modèles existants sous couvert d’une décision épistémologique entraîne de facto la nécessité d’une grille d’états capable d’intégrer ou d’expliquer certaines contradictions.

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En faisant converger les modèles proposés par M. Gollac et C. Baudelot d’une part et par P. Warr d’autre part avec une matrice bien-être + / - vs. mal-être + / -, nous proposons le modèle suivant (qui est proche des réflexions associées à l’utilisation du modèle demandes- ressources (Bakker et Demerouti, 2007)) :

Figure 11 : Proposition de typologie de rapport au travail

Bien-être - + M al tr e - « Retrait » Retrait « Bien-être » Bonheur ou confort Enthousiasme, plaisir + « Mal-être » Malheur Dépression ou déplaisir « Rapport ambigu au travail » Cf. ci-dessous Cf. ci-dessous Légende

« Notre proposition de typologie »

Quatre états de M. Gollac & C. Baudelot

Six états de P. Warr

Les typologies « retrait », « bien-être » et « mal-être » semblent cohérentes lorsqu’on les croise avec les modèles de M. Gollac & C. Baudelot ou de P. Warr.

A l’inverse, la typologie indiquant une situation avec la présence à la fois de mal-être et de bien-être présente des contradictions lorsqu’on essaye d’y intégrer les états issus des autres modèles : c’est un rapport ambigu au travail.

En effet, dans la typologie de M. Gollac et C. Baudelot, les individus qui prennent du plaisir (bien-être +) dans leur travail mais qui subissent une pression importante (mal-être +) font partie de la typologie « bonheur ». Dans le modèle de P. Warr des individus qui ne trouvent aucun intérêt (mal-être +) mais sans subir de pression (bien-être +) sont dans une situation de « confort », et ceux qui subissent de la pression (mal-être +) mais trouvent de l’intérêt (bien-être +) sont dans une situation « d’anxiété ». Notre dernière typologie devrait donc regrouper des termes contradictoires : bonheur, anxiété ou confort. On constate de plus que c’est cette typologie qui accueillerait six des huit états suggérés par le modèle d’E.K. Kelloway & al., (toutes à l’exception « d’aimer son travail » et de « détester son travail »). Dans le modèle demande-contrôle, un individu avec beaucoup de latitude décisionnelle (bien- être +) et une intensité du travail terriblement élevée (mal-être +) est considéré comme

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« actif ». De même, on peut interroger la situation d’un individu qui dans le modèle demandes-ressources aurait beaucoup de ressources (bien-être +) et énormément de demandes (mal-être +).

Ces incertitudes et ces contradictions de la littérature confirment à nos yeux l’intérêt de cette notion de « rapport ambigu au travail », constitué à la fois de bien-être et de mal-être dans le travail.

Ce rapport ambigu au travail n’est pas développé par la littérature portant sur ces deux sujets. Il rejoint toutefois dans une grande mesure la théorie des deux facteurs (la motivation et la satisfaction) de F. Herzberg & al., ce qui pour nous est un signe supplémentaire de sa pertinence55 (Herzberg, Mausner et Snyderman, 1993). Nous espérons en conséquence que nos travaux empiriques portant sur la situation des métiers de la science pourront apporter un éclairage sur cet aspect.

* * *

Nous exploiterons dans notre analyse notre typologie du bien-être et du mal-être au travail et les quatre rapports au travail qui en émergent : le bien-être, la souffrance, le retrait et le rapport ambigu au travail.

* * *

Synthèse de : 4.1 Articuler bien-être et mal-être au travail

Nous avons montré que nos deux modèles sont cumulables : le modèle global ainsi construit est applicable, exploitable et n’est pas contradictoire avec ses fondements. Il amène de plus à la proposition d’une typologie de quatre rapports au travail : la souffrance, le bien- être, le retrait et le rapport ambigu au travail.

Si la construction théorique de ce modèle de compréhension du bien-être et du mal- être au travail nous paraît robuste théoriquement, il se pose encore la question de son applicabilité aux métiers de la recherche.

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Même si cela pose par extension la question de la disparition de ce concept du champ de littérature que nous avons étudié.

125 Applicabilité aux métiers de la science 4.2.

Il convient pour terminer cette revue de littérature, destinée à être exploitée dans la suite de ces travaux, de vérifier la pertinence du modèle de synthèse que nous avons proposé par rapport aux spécificités des métiers scientifiques que nous avons présentées. Autrement dit, est-ce que notre proposition de grille de compréhension du bien-être et du mal-être au travail peut a priori nous servir de cadre de compréhension pour la question du bien-être et du mal-être dans les métiers scientifiques ?

Nous considérons que notre modèle est adéquat pour trois raisons : (4.2.1.) les paradoxes de certains modèles lorsqu’on les confronte aux métiers de la science, qui oblige à avoir une approche plus large, (4.2.2.), la nécessité d’un modèle ouvert pour prédire ou expliquer le bien-être ou le mal-être dans les métiers scientifiques, et qui là encore oblige à avoir une approche plus large, et enfin (4.2.3.) une convergence des éléments de la littérature sur la science liés au bien-être ou (surtout) au mal-être avec notre proposition de modèle.

4.2.1. Des paradoxes théoriques

Des conclusions ou des éléments de certains des modèles que nous avons présentés semblent incompatibles avec les particularités des métiers scientifiques, ou du moins les interrogent. Par exemple, nous avons montré que la notion d’autonomie est au centre de plusieurs modèles sur le bien-être et le mal-être au travail. Or, la littérature sur la science montre l’autonomie comme consubstantielle à l’activité de recherche scientifique. Cela sous- entend d’après ces modèles que ces métiers sont de facto protégés contre le mal-être.

Cette supposition semble péremptoire : dans les années 1970, de 7 à 15% des chercheurs n’auraient pas souhaité faire le même métier (Cité dans Department of Health, 1973), certains statuts sont dans une situation de domination malgré une autonomie procédurale réelle (Fullick, 2011 ; Pourmir, 1998), et plus généralement le monde de la recherche publique se plaint d’une perte de leur « autonomie » (Gaulejac, 2012 ; Thomine, 2014).

On peut d’ailleurs élargir ce constat de paradoxe à l’ensemble des professions intellectuelles : alors que d’après les modèles dominants de prédiction du mal-être (notamment les modèles demande-contrôle et effort-récompense) ces métiers devraient être dans une situation positive, on trouve des études du stress chez des professionnels (par exemple Van Daele, 2000 ; Almudever, Croity-Beltz, et Hajjar, 2000 ; Chan et al., 2000 ; Modak, Messant-Laurent, and Gaberel, 2000 ; Gomez et Chevalet, 2011 ; Fusulier, 2012).

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L’existence de ces travaux et la diversité de leurs conclusions justifient à nos yeux non seulement la pertinence de notre questionnement concernant le bien-être et le mal-être au travail pour les métiers scientifiques, mais aussi notre volonté d’utiliser un modèle ouvert et factoriel pour comprendre ces dynamiques. L’autonomie, si ce n’est l’indépendance, ne seraient pas mécaniquement l’assurance d’un bien-être subjectif au travail.

4.2.2. La nécessité d’une approche ouverte

Les modèles sur le bien-être ou le mal-être que nous avons présentés ont été en grande partie définis par l’étude de professions non-qualifiées ou de secteurs particuliers (notamment le médico-social). On peut donc questionner leur pertinence pour des métiers totalement différents, comme des professions intellectuelles ou des travailleurs du savoir (Dalmasso, 2013).

Par définition, les modèles explicatifs du mal-être et du bien-être au travail (Karasek, Siegrist, théorie de la conservation des ressources, psychologie du travail française…) ont pour objectif de s’adapter à tous les métiers. Toutefois, on ne peut pas affirmer qu’un seul d’entre eux pourrait expliquer à lui seul les situations pouvant apparaître dans les métiers scientifiques (Dalmasso, 2013). En utiliser un au détriment des autres pourrait en conséquence entraîner un risque de circularité, puisque qu’il pourrait ne pas être adapté aux métiers que nous étudions et de ce fait produire des résultats correspondant non pas à la réalité, mais seulement à nos propres hypothèses (Dumez, 2013).

Cette incertitude sur la pertinence de chaque modèle existant rend la littérature sur le bien-être et le mal-être « critiquable », ce qui justifie ce travail de recherche qui a pour objectif d’enrichir cette littérature (Alvesson et Sandberg, 2011). Cette approche impose par contre de ne pas être dans une méthode hypothético-déductive, utilisant des échelles de mesure ou des modèles fermés.

Notre approche ouverte et englobante, visant à faire cohabiter les différents modèles dans notre démarche de compréhension des métiers scientifiques plutôt qu’à en choisir un à l’exclusion des autres s’inscrit dans cet objectif d’enrichissement de la littérature, et dans un souci d’évitement de la circularité.

4.2.3. Une convergence de notre modèle et des éléments de la littérature sur la science

Notre proposition de modèle synthétique semble donc a priori adéquate pour étudier les métiers de la science. Un dernier exercice théorique permet à nos yeux de confirmer cette

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adéquation : vérifier que les éléments traitant explicitement de bien-être ou de mal-être au travail que nous avons identifié dans la littérature sur la science et les scientifiques sont cohérents avec notre modèle.

Par exemple, les enjeux pratiques et symboliques autour de la publication, mis en avant par de nombreuses études sur la science (Bourdieu, 1976 ; Gaulejac, 2012 ; Latour et Woolgar, 1996 ; Shinn, 1988) peuvent être source tant de pression et donc d’intensité du travail trop élevée que de reconnaissance positive. Ces deux éléments sont présents dans notre modèle qui permettrait donc a priori d’approfondir cette question de la place de la publication dans le bien-être et le mal-être des métiers scientifiques.

La précarité chez les jeunes chercheurs est citée dans plusieurs travaux sur la science comme fortement génératrice de stress (Fusulier, 2012 ; Le Lay, 2012 ; Pourmir, 1998). Cela peut être perçu et analysé avec notre modèle factoriel du mal-être.

Cas particulier mais intéressant, celui des zootechniciens de laboratoire. Cette population particulière présente dans certains laboratoires de recherche sera en proie à des problématiques qui correspondent de manière nette au « conflit éthique » proposé dans notre modèle (puisqu’ils s’engagent dans une relation avec des animaux destinés à mourir, voire qu’ils doivent tuer eux-mêmes ensuite) (Bertin et Bontems, 2008 ; Lipart, 2006).

Plus généralement la littérature sur la science décrit un système de fortes contraintes,