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Qu’est-ce qu’une structure sonore ? Partie et tout

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 164-168)

Les évènements sonores

2.2.2 Qu’est-ce qu’une structure sonore ? Partie et tout

Les sons, évènements sonores physiques rapportés à un (ou des) objet(s) résonnant(s), constituent une structure sonore : tel son, puis tel son, puis tel son… Mais une structure sonore est-elle autre chose que ses sons ou au contraire se réduit-elle à eux ? Autrement dit, quel est le rapport entre une structure sonore et les sons : un rapport de constitution ou d’identité ? N’est-ce pas une erreur de distinguer le rapport de constitution d’avec celui de l’identité ? Ce qui est constitué par x n’est-il pas identique à x ? Comme cela a déjà été dit précédemment, deux modèles contradictoires à propos de la relation entre une structure et ses composants, c’est-à-dire un tout et ses parties, sont possibles : soit le tout est identique à ses parties ; soit le tout est qualitativement distinct de ses parties. L’enjeu est de taille : à supposer que le critère d’une œuvre musicale soit sa structure sonore et que la structure sonore se réduise aux sons qui la constituent, alors O et O’ sont une seule et même œuvre si et seulement si O et O’ sont constituées des mêmes sons.

Considérons tout d’abord, la théorie méréologique de la composition qui soutient le premier modèle279. Elle repose sur trois axiomes principaux :

1. L’axiome de transitivité : si x est une partie de quelque partie de y, alors x est une partie de y ;

2. L’axiome de composition non restreinte : à chaque fois qu’il y a des choses, alors il y a une fusion de ces choses280 ;

279 Lewis, Parts Of Classes.

280 X est une fusion de plusieurs entités si et seulement si x les a toutes comme parties et n’a pas de parties qui soient distinctes (c’est-à-dire disjointes) de chacune d’entre elles.

3. L’axiome de l’unicité de composition : il n’arrive jamais que les mêmes choses ont deux fusions différentes281.

La théorie méréologique de la composition inclut deux thèses fondamentales : l’extensionalisme et l’atomisme méréologique. Selon la première, des choses sont identiques quand leurs extensions sont identiques ; selon la deuxième, les parties sont premières par rapport au tout. Défendre l’idée selon laquelle le tout est identique à ses parties, c’est affirmer l’innocence ontologique de la composition : le tout est identique aux multiples parties comptant comme une.

Soit par exemple une œuvre O constituée des sons [si, do#, ré#] et une autre œuvre O’constituée des mêmes sons [si, do#, ré#], la seule différence étant l’armature à la clef : pour O, il y a quatre dièses à la clef (fa, do sol, ré) et cinq pour O’ (fa, do, sol, ré, la). Si 1) une œuvre musicale a pour critère d’identité sa structure sonore et 2) la structure sonore se réduit aux sons qui la constituent, alors cette différence d’armature et donc de tonalité n’importe pas : ce n’est pas une propriété essentielle de l’œuvre ; donc, O et O’ sont identiques. Mais n’est-il pas incohérent de réduire une structure sonore aux sons qui la constituent ?

Un argument pratique peut être avancé contre l’hypothèse selon laquelle l’identité du tout repose sur l’identité de ses parties (dont le corollaire est : les parties du tout sont identifiables indépendamment du tout) : lorsqu’un musicien joue les notes si, do# et ré# ou qu’un auditeur entend ces mêmes notes, ils savent que ces sons sont identifiés différemment suivant la tonalité de l’œuvre (indiquée par l’armature à la clef) ; en mi majeur, le si a une fonction de dominante et le ré# une fonction de sensible, alors qu’en si majeur, le si a la fonction principale de tonique et les notes do# et ré# des fonctions secondaires. Ces fonctions ne sont déterminables qu’à l’intérieur d’une organisation tonale.

Le statut des sons, éléments constitutifs d’une structure sonore, est comparable à celui des objets mathématiques (les nombres par exemple), constitutifs d’une structure mathématique (dans le cadre d’une théorie structuraliste des mathématiques). Les objets

281 Contre ce troisième axiome, Armstrong affirme l’existence d’universaux structurels, comme par exemple le méthane et le butane, lesquels sont différents touts ayant chacun les mêmes parties : carbone, hydrogène, relation dyadique. Cf. A Combinatorial Theory Of Possibility.

mathématiques sont des positions dans des structures282. L’identité des objets mathématiques est déterminée par leurs relations aux autres positions dans la structure à laquelle ils appartiennent283 :

« Un modèle est une entité complexe consistant en un ou plusieurs objets, que j’appelle positions, entretenant des relations variées (et ayant des caractéristiques, des positions distinctes et opérations variées). Une position est comme un point géométrique en ce qu’il n’a pas d’autres traits distinctifs que ceux qu’il a en vertu d’être cette position dans le modèle auquel elle appartient. (...) Dans une structure ou modèle, les positions peuvent être identifiées ou distinguées, puisque la structure ou modèle les contenant fournit le contexte pour cela »284.

De même, les sons constitutifs d’une œuvre musicale n’ont d’identité qu’en tant qu’ils sont dans cette structure musicale et qu’ils entretiennent telles et telles relations mélodiques, harmoniques, rythmiques entre eux.

L’analyse non méréologique de la relation entre le tout et ses parties, conforte cet argument pratique. S’il est vrai qu’un tout ne peut être distinct de ses parties au sens de disjoint – sinon aucune de ses parties ne serait ses parties –, il n’en reste pas moins que le tout n’est pas identique à ses parties. La composition engage ontologiquement : quelque chose de nouveau est amené à l’existence. Un tout peut être caractérisé comme suit : « un tout est quelque chose dont les parties ont une certaine position, un arrangement ordonné, en accord avec quelque principe d’organisation structurelle (qu’il soit spatial ou autre) »285. D’où la distinction aristotélicienne entre le sens numérique du mot “tout”, et le sens de totalité : « en un autre sens, comme la quantité a un commencement, un milieu, et une fin, on emploie le mot de “tout” au sens numérique, là où la position des parties que les choses peuvent avoir ne fait aucune différence, mais on le prend au sens de “Totalité” là où la position fait une différence »286.

282 Resnik, « Mathematics From The Structural Point Of View ».

283 Resnik, « Mathematics As A Science Of Patterns : Epistemology » & « Mathematics As A Science Of Patterns : Ontology And Reference ».

284 Resnik, « Mathematics As A Science Of Patterns : Ontology And Reference », p.532. 285 Harte, Plato On Parts And Wholes, p.133.

L’intégrité structurelle est donc essentielle au tout : la structure est ce que le tout est ; les parties ne sont pas identifiables indépendamment de la structure. Ce modèle implique deux propositions : une proposition ontologique selon laquelle le tout n’est pas identique à ses parties, et une proposition épistémologique selon laquelle connaître les parties ne permet pas de connaître le tout. En résumé, une structure sonore est irréductible aux sons qui la constituent et ces derniers requièrent pour leur individuation la prise en compte de la structure sonore comme totalité.

Par ailleurs, dans le cadre de l’ontologie immanentiste d’accueil développée au chapitre 1, il importe de préciser à nouveau le mode d’existence d’une structure sonore. Il n’y a pas de distinction réelle entre le type structurel et le particulier qui réalise ce type structurel,

comme par exemple entre l’organisation sonore de la chanson À la claire fontaine et

l’interprétation de cette chanson par Léo pour son anniversaire. Cette organisation sonore n’existe que si au moins un particulier (c’est-à-dire un évènementsonore complexe spécifique) instancie cette organisation sonore. Le statut ontologique des œuvres musicales (tel qu’il a été analysé précédemment) suppose donc non seulement la négation de l’hypothèse platoniste au sujet des œuvres muiscales mais aussi au sujet de son élément constitutif qu’est sa structure sonore.

Mais quelle est la spécificité d’une œuvre musicale par rapport à toute autre structure sonore ? En effet, une chanson n’est pas un conte et un discours politique n’est pas une valse. Mais comment peut-on caractériser l’organisation sonore musicale ? Le critère le plus couramment avancé est la distinction entre consonance et dissonance : la musicalité d’une structure sonore vient de son degré de consonance. De là, résulte plusieurs hypothèses contradictoires expliquant cette caractéristique. Selon l’option mathématique, la structure sonore musicale est essentiellement mathématique : ce sont des rapports numériques qui caractérisent toute structure musicale. L’option physicaliste donne un fondement physique à ces rapports numériques en faisant appel à la spécificité des vibrations sonores. Quant à l’option psychologique, la musicalité des structures sonores vient des effets des sons musicaux sur les auditeurs. Mais peut-on réduire la musicalité d’une structure sonore à son degré de consonance ? N’y a-t-il pas d’autres paramètres à prendre en compte ? Ne serait-il d’ailleurs pas possible d’envisager une autre manière de rendre compte de la spécificité de la structure musicale ?

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 164-168)