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Intentions et identité d’une œuvre musicale 343

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 196-200)

Les intentions du producteur de l’œuvre musicale sont de deux types : catégoriales ou spécifiques. Elles portent sur les propriétés constitutives de l’œuvre – le type d’objet (une œuvre musicale en tant qu’espèce d’œuvre d’art344), son fonctionnement (une improvisation, une œuvre-enregistrement, une œuvre-exécution), sa signification (exprimer la tristesse, représenter la condition humaine…), sa structure (mélodique, harmonique, rythmique, etc.) –, et sur ses propriétés accidentelles (ornementation, reprise, jeu de scène…). Le contenu sémantique de l’œuvre est un élément essentiel de son identité singulière. Les œuvres

musicales fonctionnent comme symboles : le Quatuor à cordes n°41 opus 33 de Haydn

dénote le chant des rossignols, La Marseillaise exprime la lutte contre la domination, la Sonate pour piano en do mineur de Mozart exemplifie la forme sonate (exposition, développement, réexposition), la phrase musicale introductive de la Ballade en sol mineur de Chopin exprime l’attente indéterminée, le leitmotiv de la musique du film Les Dents de la mer

341 Anscombe, Intention, p.9. 342 Anscombe, Intention, p.19.

343 Une étude détaillée de l’interprétation de l’œuvre musicale et par là, du rôle des intentions du compositeur, sera menée dans la troisième partie.

344 L’intention de faire une œuvre d’art peut être plus ou moins explicite. Par exemple, l’intention dans laquelle est créé le “raga” indien est principalement rituelle, mais cela ne signifie pas que toute préoccupation artistique soit absente de sa réflexion. Plusieurs intentions peuvent donc coexister.

représente le requin, Le chant des partisans, un chant de ralliement... Les caractéristiques physiques, bien que nécessaires du fait du statut artefactuel des œuvres musicales, ne suffisent donc pas quant à la spécification de l’œuvre. La saisie de sa signification particulière et par là, la considération de son identité intentionnelle est nécessaire.

Considérons par exemple la musique du film des Dents de la mer de Steven Spielberg, composée par John Williams, et plus particulièrement le célèbre “motif du requin” basé sur un crescendo de deux notes répétées à l’infini. Cette structure sonore ne suffit pas pour l’individuation de l’œuvre : elle pourrait être répétée à l’identique par un train, un singe, un enfant, un autre musicien, etc. sans que ce soit la même œuvre. L’identité de cette pièce de musique repose non seulement sur cette structure sonore spécifique mais aussi sur d’autres propriétés essentielles : catégoriales et sémantiques, lesquelles supposent l’attribution de certaines intentions au compositeur et au réalisateur.

Cette musique est une musique de film et non une improvisation musicale ou une composition en vue d’une exécution publique. C’est un type d’œuvre-enregistrement spécifique : son identité dépend intrinsèquement du film et vice versa ; c’est un élément essentiel du dispositif cinématographique lié à la fois aux images et autres sons du film. Ce film met en scène un chef de police, Martin Brody, lequel doit empêcher le carnage humain perpétré par un requin blanc dans une station balnéaire. La musique constitue un protagoniste à part entière de l’histoire.

Analysons plus particulièrement la première scène du film : le générique345. Alors que le logo Universal fait son apparition, sont perçus des sons assez inquiétants, pouvant renvoyés aux bruits émis par un détecteur de poisson comme on en entendra un plus tard dans le film. Le logo disparaît et laisse place à un noir complet pendant plusieurs secondes. Deux notes graves (fa et fa#) sont jouées par un violoncelle et disparaissent : elles représentent la ruse du requin tournant autour de sa proie, disparaissant ensuite, pour attaquer par surprise. Le nom des producteurs apparaît. Les deux mêmes notes sont à nouveau entendues. Court silence. Deux autres notes. Court silence. Les deux mêmes notes. Puis six autres notes en crescendo. Le motif est obsessionnel : il est élaboré sur une répétition presque à l’infini de deux notes identiques ; sa structure rythmique binaire laquelle alterne les tensions et les relâchements, est

comme une respiration chaotique ou des battements de cœur qui s’emballent. Plutôt que de faire apparaître à l’écran une quelconque image, le film est d’abord plongé dans un contexte sonore et musical : la musique guide littéralement les images ainsi que le montage du film (alors que la musique a été enregistrée après le montage du film). Cette musique au générique du film a pour fonction de poser une ambiance avant le “lever de rideau”.

Le crescendo amène l’apparition brutale du premier plan : les fonds marins, des algues bougeant de manière confuse. Le titre du film vient à l’écran : Jaws (“mâchoires” en anglais), accompagné d’une musique de plus en plus rapide et inquiétante. La caméra qui avance elle aussi assez rapidement en travelling avant, laisse penser que le point de vue adopté par le spectateur n’est pas celui d’un nageur mais celui d’un être vivant monstrueux. La musique atonale, dépourvue de ligne mélodique, exprime un danger latent, une inquiétude diffuse mais obsédante. Le générique se conclut par une cadence finale très brève : le plan est coupé et monté, sans aucun ménagement, à un autre plan développant une thématique opposée : une bande d’adolescents jouent de la musique sur la plage autour d’un feu. La musique ne relie pas les scènes : elle fonctionne au contraire tel un couteau, et “tranche” le film en deux. Aucun pont musical ne permet de passer de l’ambiance dramatique imposée au générique à l’atmosphère sympathique et détendue du second plan.

À partir de cet exemple, plusieurs idées émergent : une œuvre musicale ne se réduit pas à sa structure musicale ; elle possède certaines propriétés catégoriales (être une musique de film et être la musique du film de Spielberg Les Dents de la mer) et sémantiques (être inquiétante, obsessionnelle, représenter les attaques du requin, exprimer un danger latent…) qui font qu’elle est cette œuvre musicale et non une autre, et qu’elle se distingue de toute œuvre musicale ayant ou non la même structure musicale qu’elle.

Néanmoins, une objection peut être soulevée à l’encontre de l’hypothèse de l’identité intentionnelle des œuvres musicales : il n’est pas nécessaire que les intentions du compositeur soient pertinentes à l’égard des propriétés sémantiques de l’œuvre musicale. C’est la thèse anti-intentionaliste, soutenue notamment par Beardsley et Wimsatt346 : l’interprétation des propriétés sémantiques de l’œuvre ne repose pas sur l’analyse des intentions de l’artiste mais

sur des conventions publiques ou des normes institutionalisées 347 . Contre

346 Beardsley & Wimsatt, « L’illusion de l’intention ». 347 Cette thèse sera analysée dans la troisième partie.

intentionalisme, je soutiens l’idée selon laquelle les intentions artistiques peuvent être, au moins partiellement, déterminantes vis-à-vis des propriétés sémantiques de l’œuvre : la signification d’une œuvre musicale n’est concevable que si l’œuvre musicale est reliée à l’activité intentionnelle d’un agent qui a créé cette œuvre dans un contexte donné. Contre l’intentionalisme actuel radical – thèse selon laquelle les propriétés sémantiques d’une œuvre musicale sont fixées par les intentions actuelles de l'auteur en créant son œuvre348 –, il s’agira de reconcevoir la référence à ces intentions : l’intentionalisme hypothétique propose un compromis entre la conception anti-intentionaliste et celle intentionaliste actuelle des propriétés sémantiques de l’œuvre.

En effet, l’intentionalisme actuel rencontre deux difficultés principales. Premièrement, il est possible que la signification de l’œuvre musicale transcende, aille au-delà des intentions actuelles de l’artiste : les intentions du compositeur déterminent seulement une partie du contenu sémantique de l’œuvre. Deuxièmement, les intentions sémantiques actuelles de l’artiste peuvent échouer, c’est-à-dire ne pas être réalisées. À cela, on peut répondre que la signification de l’œuvre musicale est fixée par les intentions sémantiques réalisées avec succès du compositeur actuel. Le problème reste néanmoins : comment savoir si ces intentions sémantiques ont été réalisées avec succès ? La distinction des intentions réalisées et non réalisées suppose la capacité de concevoir de manière isolée, d’un côté les intentions sémantiques de l’artiste, et de l’autre côté, la signification de l’œuvre. L’intentionalisme actuel aboutit donc à un dilemme épistémique349 :

(i) Si nous pouvons avoir accès au contenu sémantique de l’œuvre indépendamment de toute connaissance des intentions de l’artiste, alors toute référence aux intentions s’avère inutile.

(ii) Si nous ne pouvons pas avoir accès au contenu sémantique de l’œuvre indépendamment, alors il n’est pas possible de déterminer quelles intentions ont été réalisées350.

348 L’interprétation d’une œuvre musicale requiert donc la prise en compte de ces intentions actuelles. 349 Trivedi, « An Epistemic Dilemna For Actual Intentionalism ».

350 Lintott conteste la validité du dilemme épistémique : ce qui compte c’est qu’une intention donnée soit pertinente et non qu’elle soit réalisée avec succès ou non. Cf. « When Artists Fail : A Reply To Trivedi ».

La thèse de l’intentionalisme hypothétique permet d’éviter cette conclusion paradoxale. Le contenu sémantique de l’œuvre musicale est déterminé soit par des intentions hypothétiques qu’un auditeur compétent et éduqué attribuerait à l'auteur actuel351, soit par des intentions qu’un auditeur compétent et éduqué attribuerait à un auteur hypothétique352. Dans les deux cas, la correction de l’attribution des propriétés sémantiques à une œuvre ne repose pas sur la correspondance avec les intentions sémantiques actuelles de l'auteur, mais sur le fait qu’elle donne la meilleure explication, la meilleure rationalisation de ce qu’est l’œuvre353.

Admettre l’idée selon laquelle les propriétés sémantiques de l’œuvre musicale sont déterminées au moins en partie par les intentions de l’artiste ne conduit pas à un certain fétichisme vis-à-vis de l’artiste354. L’attitude fétichiste confond de manière erronée l’identité de l’œuvre musicale et l’identité de l'auteur : plutôt que de considérer la rectitude ou non d’une interprétation musicale, ou d’un enregistrement, la personne fétichiste s’attachera de manière pathologique aux objets familiers de tel compositeur (son bureau, son peigne, ses vêtements), à la vie personnelle de l’artiste (son enfance, sa famille…), à l’utilisation de la même instrumentation que celle utilisée par l'auteur, aux différents originaux d’écriture musicale, à tel enregistrement tiré en quelques exemplaires sous telle forme, etc. Un fétichiste porte toute son attention soit à des aspects insignifiants quant à l’identité de l’œuvre musicale en question, soit à des éléments extérieurs à l’œuvre.

La compréhension intentionnelle se distingue quant à elle de cette attitude fétichiste : la prise en compte des intentions de l’auteur n’implique pas de remplacer l’œuvre par l’artiste ni les propriétés sémantiques par les intentions réelles de l’artiste355. La conception intentionnaliste sous sa forme hypothétique permet d’éviter ces deux substitutions abusives. De même que le défenseur de l’anti-intentionalisme, elle reconnaît en effet l’idée suivante : il n’est pas vrai que les œuvres musicales signifient ce que leurs auteurs veulent qu’elles signifient ; les artistes peuvent échouer. Pour autant, cela ne disqualifie pas tout explication intentionnelle : la détermination des propriétés sémantiques suppose la construction d’une hypothèse articulée autour d’intentions hypothétiques ; il s’agit de donner sens à l’œuvre356.

351 Trivedi, « An Epistemic Dilemna For Actual Intentionalism ».

352 Nehamas, « The Postulated Author : Critical Monism As A Regulative Ideal ».

353 L’analyse de ces deux approches de l’intentionalisme hypothétique sera effectuée dans la troisième partie. 354 Farrelly-Jackson, « Fetishism And The Identity Of Art ».

355 Anderson, « Musical Identity ».

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 196-200)