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Indication d’un type

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 100-103)

D’où l’idée selon laquelle une œuvre musicale ne préexiste pas à l’activité de composition : elle est créée par son compositeur. L’acte de composition introduit une nouvelle entité dans le monde : l’œuvre musicale. Alors que la structure sonore pure ainsi que la structure des moyens d’exécution existent avant toute activité compositionnelle, il n’en est rien en ce qui concerne les œuvres musicales proprement dites.

La défense de la conception de la composition en tant que création (laquelle va à l’encontre de l’hypothèse platoniste radicale) s’articule autour de deux axes. Le premier axe consiste à mettre en évidence le caractère contre intuitif des conséquences impliquées par la négation de la composition comme création : si la composition n’est pas une création, il se peut que des compositions possèdent des instances avant la date de composition178 ; il se peut aussi que le compositeur n’ait composé aucune œuvre179. Le second axe cherche à justifier la considération de la composition en tant que création. Cette conception est une idée enracinée appartenant à la tradition de l’art. En outre, elle rend compte de la valeur et de la signification accordée aux œuvres musicales. Par ailleurs, la thèse de la composition comme création est en accord avec l’idée de relation de possession unique instaurée entre le compositeur et son œuvre musicale. Enfin, elle permet de préserver l’unité entre les différents types d’art.

À partir de là, une question se pose : en quoi réside la différence entre une œuvre musicale et la structure (S/ME) ? Les structures sonores pures et les structures d’instruments sont des types implicites. Un type implicite est une structure abstraite non contradictoire, c’est-à-dire consistante : « en les appelant des “types implicites”, j’entends suggérer que leur existence est implicitement garantie quand un cadre général de possibilités est donné »180. À partir des multiples sortes de sons, on peut tirer les séquences de sons possibles ; à partir des multiples sortes d’instruments, on peut tirer toutes les combinaisons possibles de ces

178 « Des instances de structures sonores pures peuvent toujours avoir été rendues sonores accidentellement avant que quelque compositeur que ce soit pense à leur donner l’existence » Levinson, L’art, la musique et l’histoire, p.48, note 9.

179 « Des personnes qui conçoivent ou esquissent des structures sonores nouvelles pour elles n’ont aucune assurance logique qu’elles ont en fait composé quoi que ce soit » Levinson, L’art, la musique et l’histoire, p.48, note 9.

instruments. La conjonction de ces deux types implicites (S/PM) est elle-même un type implicite.

À l’inverse, une œuvre musicale est un type initié : elle vient à l’existence seulement quand elle est initiée, indiquée par un acte humain intentionnel. L’existence d’une œuvre musicale est le résultat de l’activité du compositeur. Elle est constituée d’un type implicite complexe (S/ME) tout en n’étant pas identique à ce type implicite. Si on imagine par exemple, un autre monde où il existe un type (S/ME*) structurellement isomorphe à celui (S/ME) d’une œuvre musicale dans notre monde, ce type peut ne pas être une œuvre musicale, et n’est pas en tous cas cette œuvre musicale particulière. La distinction d’une œuvre musicale par rapport à la structure S/ME repose sur l’idée selon laquelle la constitution n’est pas l’identité181. Par analogie, considérons l’exemple d’une statue intitulée Discobolus laquelle est faite de bronze. Discobolus est essentiellement une statue. La pièce de bronze n’est pas essentiellement une statue (elle peut exister sans être une statue). Donc, Discobolus n’est pas identique à la pièce de bronze qui la constitue. Cette séquence argumentative suit le schéma suivant :

(i) x est essentiellement un F. (ii) y n’est pas essentiellement un F. (iii) Donc, x ≠ y.

La différence entre x et y repose sur une différence par rapport aux propriétés essentielles requises pour l’existence de x et l’existence de y. Si l’on applique ce raisonnement au statut de l’œuvre musicale par rapport à sa structure S/ME, on peut en conclure qu’une œuvre musicale n’est pas identique à sa structure S/ME, puisque la première a pour propriété essentielle d’être une œuvre musicale et d’avoir été composée par telle personne à un certain moment t, propriété essentielle non partagée par la structure S/ME.

La différence entre un type implicite et un type initié peut être comprise par analogie avec la différence entre une phrase et une déclaration : « nous acceptons qu’une phrase donnée puisse faire différents énoncés quand elle est proférée dans des circonstances différentes. De la même façon, nous réalisons qu’une structure sonore/structure de moyens

d’exécution offre différentes structures indiquées, ou œuvres musicales, si elle est indiquée dans différents contextes musico-historiques »182. Ainsi, une phrase – structure abstraite – peut être à la base de différentes déclarations – structures indiquées – selon les circonstances. De manière analogue, une même structure (S/ME) peut être indiquée (déterminée) plusieurs fois, le résultat étant des œuvres musicales différentes.

Mais en quoi consiste exactement l’indication d’un type ? En effet, il n’est pas vrai, de manière générale, que lorsqu’un agent A entre en relation R avec un objet O à un certain moment t, une nouvelle entité vient à l’existence183. Dès lors, comment peut-on expliquer la particularité ontologique de la relation d’indication ? L’indication consiste en la modification d’une espèce-descriptive (ou un type implicite) en une espèce-norme : le compositeur crée une œuvre musicale en stipulant les propriétés de cette espèce-descriptive devant être des propriétés normatives184. Le compositeur à t (la date de la composition) indique un certain ensemble de propriétés déterminant l’espèce-descriptive, et attribue un rôle normatif à ces propriétés. Ces dernières sélectionnent les évènements sonores pouvant être qualifiés d’exécutions correctes de l’œuvre musicale.

Cette analyse de l’indication se révèle cependant insuffisante : si la propriété d’avoir la tonalité do mineur, par exemple, est comprise comme une propriété éternelle, alors il n’y a pas de raison d’attribuer un profil temporel différent à la propriété normative d’avoir la tonalité do mineur. Cette conclusion est démentie si l’on précise que ce qui est indiqué, ce n’est pas simplement une propriété normative, mais la propriété d’avoir-été-sanctionnée-comme-normative-par-Beethoven-à-t. Cette propriété peut être dite “impure” : elle existe seulement lorsque l’entité concernée qui la possède essentiellement, vient à l’existence185. De là, il s’ensuit qu’une œuvre musicale, en tant que type initié, est le résultat d’une activité compositionnelle particulière, située dans un contexte musico-historique particulier.

182 Levinson, L’art, la musique et l’histoire, p.67.

183 Predelli, « Musical Ontology And The Argument From Creation », p.288 et suivantes.

184 Levinson reprend cette analyse d’Anderson : « une norme créée humainement est une espèce-descriptive rendue normative par une personne à un certain moment » (« Musical Kinds », p.47).

185 Dodd conteste l’idée de propriétés impures. La propriété d’être le fils d’Abraham Lincoln par exemple, ne peut être connue avant la naissance de Lincoln : il est impossible de référer à cette propriété. Cela ne conduit pas à l’idée que la propriété d’être le fils d’Abraham Lincoln n’existait pas avant la naissance de Lincoln. La thèse des propriétés impures reposerait sur une confusion entre la question de l’existence d’une propriété et la question de son instanciation (« Defending Musical Platonism »). L’argumentation de Dodd fait l’objet d’une discussion critique intéressante par Howell dans son article « Types, Indicated and Initiated » : il s’agit de montrer que tous les types ne sont pas éternels et que certains (les types naturels) sont liés à des chaînes causales actuelles, et d’autres à des pratiques humaines.

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 100-103)