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Le critère physique en question

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 191-194)

Une œuvre musicale, qu’elle soit une œuvre-interprétation, une œuvre-enregistrement ou une œuvre-exécutée, est avant tout une entité physique concrète : elle est soit l’ensemble de ses instances concrètes329, soit l’ensemble des copies de l’enregistrement référent, soit telle exécution musicale unique. Le critère d’identité physique est dès lors nécessaire. Pour autant, ce critère s’avère insuffisant et doit être complété par le critère d’identité intentionnelle. En ce sens, Levinson soutient l’idée selon laquelle aucune œuvre musicale n’est identifiable simplement par sa structure musicale concrète330. Le critère d’identité des pièces de musique doit prendre en compte la nature des œuvres musicales : une œuvre musicale est un type (conjonction d’une structure sonore et d’une structure d’exécution) indiqué par un compositeur C à un temps t. La nature historique et contextuelle des œuvres musicales implique l’irréductibilité d’une œuvre musicale à sa structure musicale. L’identité d’une œuvre musicale est partiellement déterminée par sa structure sonore. Par conséquent, si deux œuvres musicales O et O’ ont la même structure musicale, il ne s’ensuit pas qu’elles sont identiques.

Reprenons et transposons dans le domaine de la musique l’exemple paradigmatique proposé par la fiction borgésienne, expérience de pensée qui vise à mettre en cause l’approche textualiste réductrice de l’œuvre littéraire331. Contre l’idée selon laquelle deux œuvres musicales ne peuvent partager la même structure sonore, on peut objecter que ces œuvres résultent de genèses originales non congruentes (seul le point terminal est le même) : si d’un

328 Ingarden, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, p.150.

329 Le terme “instance” est entendu au sens d’exécution correcte. Nous y reviendrons dans les pages suivantes. 330 Levinson, Music, Art And Metaphysics.

point de vue acoustique, elles sont indiscernables, il existe des propriétés esthétiques divergentes contextuellement dépendantes (l’originalité, l’ironie...). Aussi, les deux œuvres musicales distinctes ont des classes d’exécution indiscernables d’un point de vue acoustique, mais différentes esthétiquement. Considérer la structure musicale comme condition suffisante pour la spécification d’une œuvre musicale conduit à surestimer les facteurs physiques et à sous-estimer le rôle de l’histoire de production, des intentions du compositeur.

D’où la complexité du critère d’identité d’une œuvre musicale. Plusieurs éléments, lesquels ne sont pas nécessairement présents pour toute œuvre musicale mais peuvent être indispensables pour le fonctionnement correct de l’œuvre, doivent être pris en compte pour l’identité d’une œuvre :

1. une structure musicale,

2. un acte créatif unique historiquement positionné, 3. une instrumentation particulière,

4. un titre

5. un contenu d’art : les propriétés esthétiques perceptibles (grâce, cohérence, exubérance…), les propriétés artistiques imperceptibles directement (relation de l’œuvre avec d’autres œuvres : originalité, caractère révolutionnaire, etc.), les propriétés représentationnelles, les propriétés signifiantes332.

Le critère d’identité des œuvres musicales est fonction de leur statut ontologique : l’identité d’une œuvre musicale est physique et intentionnelle. L’analogie entre la musique et le discours permet de rendre compte de la complexité de l’individuation des œuvres musicales. Tout d’abord, la musique comme le discours, suppose l’organisation sonore : les sons ne sont pas considérés un à un, en eux-mêmes mais en tant qu’ils assurent une fonction précise et ont des qualités spécifiques du fait de leurs relations multiples avec tous les autres. De plus, la musique tout comme le discours, est irréductible à sa structure sonore : une même phrase énoncée dans deux contextes différents n’aura pas la même signification. Citons par exemple, la phrase « Il a un chien ! ». Si c’est un ami passionné par les canins, cette phrase pourra exprimer une grande joie, un certain contentement en tous cas. Par contre, si c’est moi

qui parle, cela sera l’expression d’une certaine peur, compte tenu de ma phobie des chiens. De même deux œuvres musicales, bien que différentes, peuvent avoir une même structure sonore. L’identité d’une pièce de musique et celle d’un discours ne repose pas uniquement sur ses propriétés physiques.

Ainsi, la signification d’une œuvre musicale ou celle d’un discours est irréductible à la structure sonore matérielle. D’un côté, il faut distinguer les sons des notes (organisation sonore spécifique) et celles-ci de l’œuvre musicale. De même, il faut distinguer les sons de l’énoncé, et celui-ci du discours ou énonciation particulière. L’œuvre musicale et le discours supposent, pour leur individuation, de prendre en compte les intentions de leur auteur : un critère d’identité intentionnelle est nécessaire.

2.3 Identité, critère et identification

2.3.1 Identité intentionnelle

L’affirmation de l’identité intentionnelle d’une œuvre musicale n’implique pas sa dématérialisation : l’antinomie supposée entre objet réel et objet intentionnel est erronée. Ainsi, les œuvres musicales sont bien des objets existants dans le monde : ce ne sont pas des types d’expériences ou d’états intentionnels. Même si l’expérience musicale s’avère cruciale ainsi que l’explication intentionnelle pour la compréhension de la musique, il ne s’ensuit pas que le terme “musique” nomme une expérience phénoménale spécifique. L’impossibilité pour la musique d’exister hors de la sphère de l’intentionnalité humaine, n’implique pas l’immatérialité des œuvres musicales333. Mais alors en quoi consiste l’identité intentionnelle si elle ne s’oppose pas à l’identité physique ?

C’est à partir d’une réflexion à propos de la genèse des œuvres musicales que l’on peut comprendre la connexion entre critère d’identité physique et critère d’identité intentionnelle. Une œuvre musicale est un artefact humain et non un effet naturel334 : c’est

333 Levinson, Review of The Æsthetics Of Music, p.610. 334 Aristote, Physique, II, 192b.

l’œuvre d’un art de faire335. Un artefact est un objet produit intentionnellement d’origine humaine. Si un objet est un artefact, il a nécessairement au moins un auteur. La propriété d’artefactualité ne peut être simplement conférée : un artefact doit être fait de quelque manière que ce soit. Ainsi, toute œuvre musicale, en tant qu’artefact, est une entité physique concrète issue d’une action intentionnelle (le compositeur, le musicien qui improvise, le producteur, etc.).

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 191-194)