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Avons-nous besoin du sens commun ?

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 138-144)

Les œuvres-exécutées

2. L’identité d’une œuvre musicale

2.1. Avons-nous besoin du sens commun ?

L’approche constructionniste est celle selon laquelle le problème de l’identité des œuvres musicales peut (et doit) être résolu indépendamment de toute considération à propos de ce qu’est une œuvre musicale, sa nature et sa spécificité. Il s’agit d’aborder cette question dans un cadre général. Rappelons brièvement le point de départ de l’approche constructionniste telle qu’elle est développée par Goodman : l’analyse porte sur les symboles insérés dans un système constructionnel – notationnel ou non notationnel –, c’est-à-dire un ensemble de marques (particuliers concrets) signifiantes entretenant certaines relations syntaxiques et sémantiques particulières. Quel est le critère d’identité de ces symboles ? Qu’est-ce qui fait qu’un symbole x se distingue d’un autre y, mais qu’il est identique au symbole z ?

234 La notion d’identité se dédouble en identité numérique – toute chose est identique à elle-même et à aucune autre chose – et identité qualitative.

La distinction logique entre les considérations syntaxiques (analyse du rapport entre les marques) et les considérations sémantiques (analyse du rapport entre la structure syntaxique et un domaine d’interprétation) constitue le schème directeur de la recherche du critères d’identité pour les symboles, critère d’identité indépendant de l’espèce d’objet (œuvre d’art, valise, diagramme…) dont on s’assure l’identité. Les statuts autographique et allographique qui sont mutuellement exclusifs, permettent de décrire de manière exhaustive tous les cas où l’identité d’un symbole est établie. Le statut allographique est accordé si seulement l’identité du symbole est établie syntaxiquement et sémantiquement, et le statut autographique si seulement l’identité du symbole dépend de l’histoire de sa production.

Par exemple, une œuvre musicale se rapportant au système occidental traditionnel

d’écriture musicale comme l’Arabesque n°1 de Debussy, a un critère d’identité purement

notationnel : l’identité de l’œuvre est préservée par le respect de sa partition, suite discrète de marques. Une loi de correspondance stricte entre la notation et les répliques correctes de cette notation est assurée. La partition identifie seulement et uniquement telle œuvre musicale : « non seulement une partition doit déterminer de manière unique la classe d’exécutions qui appartiennent à l’œuvre, mais la partition, en tant que classe de copies ou d’inscriptions qui définissent l’œuvre, doit être déterminée de manière unique, étant donnés une exécution et le système notationnel »235. Dès lors, le statut de partition exclut toute notation non exécutable – par exemple, une partition qui consisterait en une seule note et qui préciserait un moyen d’exécution ne pouvant pas jouer cette note –, mais aussi d’autres types de notation – les notations mnémoniques indiquant le contour général du mouvement musical, les transcriptions notationnelles des exécutions qui capturent certaines propriétés d’une œuvre, les subtilités d’une exécution et le style personnel de l’exécutant – lesquelles n’ont pas pour fonction d’identifier une œuvre musicale.

La partition doit fournir les instructions suffisantes pour caractériser une œuvre musicale. Autrement dit, son but premier est de spécifier par description les œuvres de manière unique, non équivoque236. Les autres fonctions – faciliter la transposition, la lecture, la compréhension – sont secondaires : « toute partition en tant que telle, a pour fonction

235 Goodman, Langages de l’art, p.167.

236 Pour Goodman, en musique, seules les exécutions et non les inscriptions de la partition comptent comme instances de l’œuvre, à la différence de la littérature (Problems And Projects, p.130). L’œuvre musicale n’est pas telle partition, mais la classe des exécutions qui sont en accord avec cette partition.

logiquement antérieure d’identifier une œuvre »237. Ainsi, une œuvre musicale ne peut être identifiée à partir d’une partition incomplète – certaines parties constitutives de l’œuvre n’apparaissent pas –, ou ambiguë – il est indéterminé si telle partie est constitutive ou non de l’œuvre ; ou si telle œuvre a telle propriété constitutive ou telle autre. Une partition peut contenir néanmoins certaines indications indéterminées, si celles-ci ne sont pas nécessaires à l’identité de l’œuvre.

C’est en codant de manière précise la signature sémantique distinctive de l’œuvre qu’une notation l’identifie. Rappelons brièvement les cinq caractéristiques syntaxiques et sémantiques d’une notation mises en évidence par Goodman238 : la disjoncture syntaxique (aucune marque de note ne peut appartenir à plus d’un caractère), la différenciation finie syntaxique (il est possible de décider si telle marque de note appartient ou non à tel caractère), la non ambiguïté sémantique (le rapport de concordance d’une marque de note est invariant), la disjointure sémantique (les classes de concordance de deux marques de note doivent être disjointes), la différenciation finie sémantique (une marque de note n’a pas une multiplicité de classes de concordance). La notation musicale standard, en tant que système notationnel interprétable de manière univoque, assure une loi de correspondance stricte entre une partition et une œuvre musicale : « un système notationnel doit remplir ces exigences afin de satisfaire une fonction essentielle : préserver l’identité de l’œuvre à chaque maillon d’une chaîne acceptable qui va de la partition à l’exécution et de l’exécution à la partition. Un système qui viole ces exigences ne garantira pas que toutes les exécutions ainsi déterminées sont celles de la même œuvre »239. On peut donc accorder un statut allographique à la musique notée : son critère d’identité est uniquement notationnel, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas d’information causale ou historique, à la différence des œuvres musicales autographiques.

De là, il s’ensuit pour les œuvres musicales allographiques, leur reproductibilité infinie : il existe un critère d’identité assurant la réplication syntaxique des marques. L’idée de contrefaçon perd son sens. En effet, la duplication la plus exacte de l’œuvre compte comme instance de l’œuvre. Il est donc impossible que deux œuvres musicales soient distinctes en ayant la même structure sonore dénotée par une même partition : ce sont deux

237 Goodman, Langages de l’art, p.166. 238 Voir le chapitre 1.

répliques l’une de l’autre ; les deux œuvres supposées n’en font réellement qu’une240. Par exemple, l’Ave Maria de Gounod et le Prélude n°1 de Bach ne sont qu’une seule et même œuvre. L’attribution du statut allographique à telle œuvre musicale a aussi pour conséquence l’exigence stricte et contre intuitive imposée aux occurrences (exécutions musicales, impressions d’une partition...) : une seule erreur d’orthographe (une fausse note par exemple) met en cause l’identité de l’œuvre. Il suffit donc qu’Elisabeth Leonskaja fasse une fausse note lorsqu’elle interprète la Sonate pour piano n°2 de Scriabin pour ne pas jouer effectivement cette sonate.

À l’inverse, pour les œuvres musicales autographiques comme les improvisations musicales ou les œuvres transmises à l’aide d’une exécution modèle, le critère d’identité, loin d’être notationnel, est historique : on doit pouvoir garantir une ligne historique continue depuis la production de l’œuvre jusqu’à son identification. L’identité de l’œuvre dépend du fait qu’elle a été produite par telle personne dans des circonstances particulières. Elle est toutefois indépendante de l’identification historique de l’œuvre : elle n’est pas affectée par notre connaissance ou ignorance de cette histoire. Une œuvre musicale est autographique si et seulement si l’identité notationnelle n’est ni nécessaire ni suffisante pour compter comme une instance authentique de l’œuvre : « même la duplication la plus exacte de l’œuvre ne compte

pas comme authentique »241. Dès lors, une distinction franche entre l’original et une

contrefaçon s’établie242 : une contrefaçon d’une œuvre musicale est un objet supposant

faussement avoir l’histoire de la production de l’original.

On peut citer à titre d’exemple, les improvisations au piano par Xavier Busatto lors des expériences dites “ciné-concert”. Il s’agit d’accompagner musicalement la projection de chef d’œuvre du muet. Cette musique peut avoir différentes fonctions : mettre en valeur le caractères des personnages, leur relation, leur situation, souligner le rythme du film, éclairer un aspect peu visible ou important, aller à l'encontre apparemment de l'image projetée... Ces œuvres musicales ont le statut d’improvisation en tant qu’elles sont une forme d’expression instantanée. Nulle partition ne dirige cet art de l’accompagnement improvisé de l’écran. Ces improvisations sont donc des œuvres d’art autographiques dont l’identité dépend de l’histoire

240 Il en est de même pour le cas imaginé par Borges: Pierre Ménard écrit un roman dont le texte est identique à Don Quichotte de Cervantès. Ce que Ménard écrit est simplement une autre inscription du texte. Cf. Elgin & Goodman, Reconceptions en philosophie, p.62.

241 Goodman, Langages de l’art, p.147 ; Problems And Projects, p.95. 242 Goodman, Problems And Projects, p.95.

de production : par exemple, Xavier Busatto lors de la projection cinématographique de L’Homme qui rit, de Paul Léni au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris en 2003. Elles diffèrent ainsi de certaines œuvres musicales notées comme la bande-son du film L’Aurore de Murnau écrite par Carl Davis dont l'identité est notationnelle.

En conclusion, l’hypothèse constructionniste a pour mérite d’établir un critère d’identité d’une grande efficacité dans le sens où l'identité d'une œuvre musicale est toujours parfaitement déterminée : soit elle dépend de son histoire de production, soit elle est établie par une notation. Pour autant, cette conception bute sur un obstacle majeur. Elle ne prend pas en compte la spécificité ontologique de la musique, ce qui aboutit à des propositions contre intuitives : l’extension d'une œuvre musicale notée exclut toute exécution musicale comprenant une seule fausse note ; le contexte de production ne contribue pas à l’identité d'une œuvre notée ; l’identité orthographique ne compte pas pour une œuvre autographique ; une œuvre musicale notée ne peut être contrefaite...

Afin d’éviter les conséquences de l’hypothèse constructionniste, il semble nécessaire d’insérer le problème de l’identité des œuvres musicales à l’intérieur de l’analyse du statut

ontologique des œuvres musicales243. La thèse constructionniste développée par Goodman

doit donc être dépassée en vue de résoudre le problème du critère d’identité des œuvres musicales, problème qui reste pour l’instant entier. Toutefois, le fait de ne pas adopter l’approche constructionniste n’invalide en aucune façon les outils conceptuels mis en évidence par Goodman : il est possible de les réutiliser dans un autre contexte, celui d’une ontologie du sens commun.

Libérée du préjugé de la transspécificité du critère d’identité, notre investigation se trouve recentrée autour de la question de l’identité des œuvres musicales244 :

A. Pour toute œuvre musicale x existant à t1 et toute autre œuvre musicale y existant aussi à t1, en vertu de quoi x et y sont deux et non une seule œuvre ?

B. Pour toute œuvre musicale x, qu’est-ce qui distingue x de toute autre entité dans le monde ?

243 S.Davies, « The Ontology Of Musical Works And The Authenticity Of Their Performances ». 244 Elshof, « A Defence Of Moderate Haecceitism ».

Ces interrogations se distinguent du problème épistémique de l’individuation (à propos de notre capacité à reconnaître des œuvres musicales particulières) : comment différencier des œuvres musicales distinctes ? Ce dont il s’agit ici, c’est de déterminer un (ou des) critères d’identité pour les œuvres musicales et non des indicateurs épistémologiques permettant de différencier les œuvres musicales. À partir d’une perspective réaliste245 par rapport à l’individuation – ce qui fait que deux entités sont des particuliers distincts, c’est une manière d’être spécifique –, se pose le problème suivant : quelles sont les propriétés essentielles d’une œuvre musicale ? Doit-on établir des critères d’identité différents suivant le type d’œuvre musicale considéré ? Peut-on envisager au contraire une analyse commune ?

La résolution du problème de l’identité d’une œuvre musicale est fonction du statut ontologique de l’œuvre musicale. Or, une hypothèse courante est celle selon laquelle ce qui distingue deux œuvres musicales – au sens de donner des conditions suffisamment fermes pour l’unité signée de chaque œuvre musicale –, c’est leur structure sonore : O et O’ sont une seule et même œuvre musicale si et seulement si O et O’ ont la même structure sonore ; O et O’ sont deux œuvres musicales différentes si seulement O et O’ n’ont pas la même structure sonore.

Peut-on véritablement réduire les propriétés essentielles d’une œuvre musicale à celles de sa structure sonore ? Ce critère d’identité pour les œuvres musicales est-il suffisant ? Nécessaire ? L’identité d’une œuvre musicale ne repose-t-elle pas sur autre chose ? Savoir si ce critère que constitue la structure sonore est suffisant pour assurer l’identité d’une œuvre, implique de déterminer si oui ou non l’œuvre musicale a pour propriété essentielle et suffisante d’avoir telle structure sonore. Mais qu’est-ce qu’une structure sonore ? Est-ce un tout réductible à ses parties ? Au contraire, une structure sonore ne possèderait-elle pas une réalité à part entière ? Par ailleurs, quel est le mode d’existence d’une structure sonore : est-ce un universel indépendant comme le suppose l’hypothèse platoniste, un universel instancié ou bien un particulier (elle serait alors réductible aux sons qui devraient être considérés eux-mêmes comme des particuliers) ? Répondre à ces questions implique d’une part d’analyser le statut ontologique du son, d’autre part le lien entre les sons comme éléments de telle structure

245 Cette position se distingue du nominalisme des tropes de Keith Campbell, de l’essentialisme leibnizien d’Alvin Plantiga, et de la thèse des particuliers simples comme individuateurs de Gustav Bergmann. Cf. Moreland, « Issues And Options In Individuation ».

sonore et cette structure sonore elle-même, et enfin, le rapport entre une œuvre musicale et sa structure sonore.

Dans le document Musique, propriétés expressives et émotions (Page 138-144)