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Œuvre musicale et notation

La spécificité d’une œuvre musicale se rapportant au système occidental traditionnel d’écriture musicale consiste à être un symbole dans un système notationnel. Ce système présente certaines particularités quant au choix des éléments de base, des règles de formation et d’interprétation de ces éléments.

Qu’est-ce qu’un système notationnel ? La distinction logique entre les considérations syntaxiques (analyse des relations entre les marques, les marques et les caractères, les règles de concaténation) et les considérations sémantiques (analyse du rapport entre la structure syntaxique et un domaine d’interprétation), constitue le schème directeur de la recherche des critères de notationalité. Un système notationnel se compose de caractères. Ces caractères sont des marques142. Toutes les répliques d’un caractère déterminé sont équivalentes du point de vue syntaxique : chaque réplique est une inscription en tant qu’elle appartient à un caractère donné ; et toutes les répliques appartiennent au même caractère. C’est le réquisit syntaxique de disjoncture : « une condition nécessaire pour une notation est donc l’indifférence-de-caractère entre les exemples de chaque caractère »143. Par exemple, toutes les marques do sont équivalentes du point de vue syntaxique. Cette première caractéristique a pour fonction d’assurer la substituabilité des marques appartenant au même caractère.

De là, procède la deuxième caractéristique syntaxique : aucune marque ne peut appartenir à plus d’un caractère. Ainsi, telle marque do appartient seulement au caractère do et non si ou . Les caractères doivent être disjoints : il est possible de déterminer si une certaine inscription appartient ou non à tel caractère. En ce sens, « une notation est un système décidable au sens des logiciens : non seulement on ne peut y admettre une formule et sa négation, mais on doit pouvoir préciser laquelle est effectivement recevable. Appliqué à une marque, le réquisit énonce que, « pour toute marque m disjointe, et pour tout couple de caractères C1 et C2, il est possible de déterminer soit que m n’appartient pas à C1, soit que m n’appartient pas àC2 »144. C’est le deuxième réquisit de la différenciation finie : « le second réquisit portant sur un schème notationnel est donc que les caractères soient différenciés de

142 Une marque recouvre toute forme d’inscription matérielle écrite ou orale. 143 Goodman, Langages de l’art, p.169.

manière finie, c’est-à-dire articulés »145. Ces deux réquisits sont indépendants l’un de l’autre. Ils ne décrivent pas la classe de ce qu’on appelle ordinairement des notations. Ce sont plutôt des conditions qu’il faut remplir pour être considéré comme un système notationnel.

À ces deux réquisits syntaxiques s’ajoutent trois réquisits sémantiques. Le premier réquisit sémantique pour un système notationnel est qu’il soit non ambigu : une marque est dite ambiguë si elle possède des concordants différents à des moments ou contextes différents ; une marque n’est pas ambiguë si le rapport de concordance est invariant. Par exemple, les marques la ont toujours pour domaine d'interprétation le son la et non le son si. Le deuxième réquisit est celui de la disjointure sémantique : « dans un système notationnel, les classes-de-concordance doivent être disjointes »146. Ainsi, telle marque la renvoie nécessairement au son la, telle marque si au son si, etc. Enfin, le troisième réquisit sémantique est celui de la différenciation finie : « pour tout couple de caractères K et K’ tels que leurs classes-de-concordance ne sont pas identiques, et pour tout objet h qui ne concorde pas avec les deux, il doit être théoriquement possible de déterminer ou bien que h ne concorde pas avec K ou bien que h ne concorde pas avec K’»147. Une marque-de-note n'a pas une multiplicité de classes de concordance, d’où la détermination de chaque domaine d’interprétation d’une marque-de-note. Ces exigences sémantiques rendent compte de la distinction entre le langage ordinaire et la notation musicale standard : « les notations sont ainsi sémantiquement disjointes ; les langages (…) ne le sont pas ; de plus, les langages (…) admettent des distinctions infiniment fines, pas la notation »148.

En résumé, les propriétés qu’on exige d’un système notationnel sont la non-ambiguïté, la disjointure et la différenciation syntaxique et sémantique. « Un système est donc notationnel si et seulement si tous les objets qui concordent avec des inscriptions d’un caractère donné appartient à la même classe-de-concordance et si nous pouvons théoriquement déterminer que chaque marque appartient à, et que chaque objet concorde

avec, les inscriptions d’au plus un caractère » 149. Ces cinq réquisits syntaxiques et

sémantiques sont à la fois négatifs et généraux. Ceux-ci ne sont pas de simples recommandations, mais des traits qui distinguent les systèmes notationnels des systèmes non

145 Goodman, Langages de l’art, p.173. 146 Goodman, Langages de l’art, p.184. 147 Goodman, Langages de l’art, p.188.

148 Elgin & Goodman, Reconceptions en philosophie, p.10. 149 Goodman, Langages de l’art, p.191.

notationnels. Ils sont donc catégoriquement requis pour un système notationnel, en tant qu’ils garantissent la fonction principale d’une partition : une partition doit déterminer de manière unique les exécutions qui sont l’œuvre, mais aussi la partition doit être elle-même déterminée de manière unique, étant donnés une exécution et le système notationnel.

La notation musicale standard laquelle a pour fonction d’identifier certaines œuvres musicales, est présumée être un système notationnel : elle offrirait un cas familier et remarquable de ce qu’est un système notationnel. De là, se pose la question : dans quelle mesure le langage des notations musicales peut-il être considéré comme un système notationnel ?

Tout d’abord, les réquisits syntaxiques sont satisfaits. Une marque-de-note n’appartient pas à plus d’un caractère : ainsi, la marque la appartient seulement au caractère la et non si ou do. Il est possible aussi de décider si telle marque-de-note appartient ou non à tel

caractère : par exemple, les marques de la sont non ambiguës puisqu’elles renvoient

nécessairement au son caractéristique de la note la. De même, les réquisits sémantiques sont satisfaits. Un caractère n’a pas une multiplicité de classes-de-concordances : alors que le caractère la renvoie nécessairement au son la, le caractère si renvoie au son si ; les marques de la renvoie nécessairement au son la et non au son si ou au son do.

Toutefois, les principales difficultés posées par la musique relèvent de deux ordres. Le premier est celui de la redondance, laquelle consiste en une multiplicité de caractères pour une unique classe-de-concordance. Dans une partition de piano, par exemple, les évènements

sonores concordent pour mibémol, ré dièse, fa double bémol… Néanmoins, la redondance ne

constitue pas un obstacle pour considérer la notation musicale standard comme un système notationnel. La seconde difficulté procède de certaines indications, dans une partition, lesquelles ne sont pas purement notationnelles : la basse chiffrée, la cadence libre, les indications verbales de tempo… Dès lors, afin de préserver le caractère notationnel de la partition, et par là, sa fonction principale – celle d’identifier une œuvre musicale d’exécution en exécution –, il convient de traiter ces indications comme de simples instructions auxiliaires150.

Ainsi, la notation musicale standard, en tant que système notationnel, assure une loi de correspondance stricte entre les partitions qui sont des objets symboliques et les exécutions correctes de ces partitions. « La partition au sens goodmanien, représente l’unique cas où la notationalité est logiquement consistante ; c’est parce qu’elle est un caractère univoquement interprétable, c’est-à-dire un caractère qui a pour concordant une classe d’exécutions strictement déterminée. (…) Ainsi, la partition musicale courante est une prescription efficace d’évènements sonores »151.

L’appartenance d’une œuvre musicale au système notationnel – ce qui n’est pas une nécessité puisque certaines œuvres musicales ne sont pas notationnelles – détermine son identité : celle-ci est purement notationnelle, c'est-à-dire que son critère ne comporte pas d’information causale ou historique. D’où le statut dit “allographique” de la musique notationnelle : ce qui compte c’est la correction orthographique, c’est-à-dire l’identité physique stricte des exécutions musicales par rapport à la partition152.

À l’inverse, une œuvre musicale qui ne satisfait pas les réquisits syntaxiques et sémantiques de la notationalité, a un critère d’identité historique : son identité dépend du fait qu’elle soit produite par un artiste particulier dans des circonstances particulières. En ce sens, l'histoire de production est cruciale pour l’identité de l’œuvre dite “autographique”.

La classification des œuvres musicales parmi les arts allographiques ou autographiques dépend du type de relations syntaxiques et sémantiques entre les marques constitutives de l’œuvre. Au statut allographique correspond la musique notationnelle, au statut autographique, la musique non notationnelle.

151 Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, p.144.