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3. Minorités et démocratisation

3.7. Qu’est-ce que l’intégration?

L’enjeu au cœur des questions développées jusqu’à présent (nationalisme et construction de la nation) et qui va nous occuper par la suite est celui de l’intégration des minorités. Le degré d’intégration des minorités est en effet fortement dépendant de la façon dont est envisagée la nation, de l’importance que l’on accorde aux aspects rassembleurs ou non de cette dernière et des éléments qui sont considérés par les élites comme déterminant l’appartenance au groupe national. A ce stade de notre travail, la notion d’intégration demeure encore vague. L’intégration peut en effet se faire à divers niveaux, politique, social ou économique, notamment.

L’intégration politique est généralement considérée comme le baromètre du degré d’ouverture d’un régime politique et d’une nation par rapport à ses minorités. C’est à l’aune de la participation politique des minorités que se mesure le niveau d’égalité entre citoyens (Lantschner & Kmezić, 2012, p. 223). Or, l’intégration politique peut se faire de diverses manières. On peut considérer, à tort, la représentation dans les parlements nationaux comme un bon indicateur de la participation politique, notamment en raison de sa portée symbolique (Palermo, 2010, p. 439). Or, très souvent, et ce pour des raisons évidentes, l’influence des élus issus des minorités est moindre. D’une part, ils tendent à jouer un rôle de faire-valoir s’ils sont élus sur des listes d’un parti national majoritaire. Par ailleurs, comme bien d’autres

parlementaires classiques, il n’est pas rare que des élus représentant des minorités ne défendent pas nécessairement les intérêts de leurs électeurs (Lantschner & Kmezić, 2012, p. 239). Enfin, s’ils sont élus sur la base de partis ethniques, qui ne sont par ailleurs pas autorisés dans nombre de pays, leur nombre est en général trop limité pour qu’ils puissent jouer d’une influence quelconque. Lantschner et Kmezič (ibid., p. 234) considèrent néanmoins que les partis ethniques demeurent importants car « the mainstream parties do not manage to integrate minority members and minority issues well enough in their structures and programmes so that there is still a need for ethnic parties » (ibid., p. 234).

Aussi, on tend à distinguer la représentation politique au sens strict de la participation politique, ou en d’autres termes, la participation formelle à la capacité d’influence effective sur le processus décisionnel. Bien qu’elle ait de nombreuses limites évoquées précédemment, certains mécanismes législatifs permettent de faciliter et de garantir la représentation des minorités dans les corps élus (ibid., p. 255). Dans les pays où les partis ethniques sont autorisés, la première mesure favorable à l’élection de parlementaires appartenant à des minorités consiste à revoir le seuil électoral pour les partis représentant des minorités ; une seconde mesure peut consister à revoir le découpage électoral (benign gerrymandering) au profit des minorités, surtout dans les pays fonctionnant selon le système majoritaire (ibid., p. 236). Enfin, l’on peut également introduire un système de sièges réservés aux représentants des minorités. C’est par exemple le cas en Roumanie, où les minorités sont représentées au parlement depuis le début des années 1990, la loi électorale de 1992 assurant un mandat à chaque minorité. Malgré des points positifs, le système est néanmoins critiqué pour favoriser l’ethno-business (Carstocea, 2013), c’est-à-dire un système clientéliste entre le gouvernement et les représentants des minorités, contribuant à une inflation de celles étant officiellement reconnues ; alors que treize minorités étaient reconnues et représentées au parlement national en 1992, elles étaient dix-huit en 2000 (Lantschner & Kmezić, 2012, p. 238). Mais le problème majeur demeure celui de l’incapacité pour les parlementaires issues des minorités de faire entendre leur voix et donc d’être influents sur la seule base de leur présence et sans mesures d’accompagnement. Franceso Palermo a fortement critiqué l’accent trop souvent mis sur la question de la représentation parlementaire : « within parliaments minorities are by definition in a non-decisive position » (Palermo, 2010, p. 437). Par ailleurs, les élus, en raison

de leur nombre limité, sont difficilement représentatifs de toutes les tendances et de la diversité que peut contenir un groupe minoritaire (ibid., p. 436).

L’attention de la recherche et des politiques devrait se concentrer sur la participation effective à la vie publique, telle que décrite dans les Recommandations de Lund sur la Participation Effective des Minorités Nationales à la Vie Publique, c’est-à-dire leur rôle dans le processus décisionnel. C’est la capacité d’influencer le processus décisionnel qui détermine la place que leur accorde la majorité. En Slovénie par exemple, les parlementaires italiens et hongrois bénéficient d’un droit de veto (Lantschner & Kmezić, 2012, p. 243), lequel n’a toutefois jamais été activé. C’est également le degré d’accountability qui détermine le degré de la participation effective. En sensibilisant davantage les élus à la nécessité de rendre des comptes de leur travail parlementaire devant leurs électeurs et ces derniers d’en demander, l’efficacité de la représentation parlementaire n’en sera que renforcée. Aussi le Conseil de l’Europe estime-t-il que c’est la mise sur pied de mécanismes consultatifs impliquant les minorités qui sont les véritables instruments permettant de renforcer la participation effective des minorités. Les mécanismes consultatifs peuvent varier selon le degré d’influence qu’ils accordent aux minorités, allant d’un simple avis consultatif à un droit de veto. Néanmoins, le Conseil consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités précise certains points essentiels, notamment la nécessité pour ces conseils d’avoir un statut légal précis (ibid., p. 245), de définir le rôle et les fonctions de ses membres ou encore de s’assurer que ces conseils soient indépendants des gouvernements. Enfin, il insiste sur le fait que l’obligation de consulter les minorités ne constitue pas un mécanisme suffisant pour assurer la participation effective des ces dernières. Marc Weller distingue quatre types de mécanismes différents :

- A) Les mécanismes de co-décision, qui permettent aux minorités d’être consultées ou d’avoir un droit de veto ;

- B) Les mécanismes consultatifs, organisés par les minorités elles-mêmes autour de membres du gouvernement de haut rang ;

- C) Les mécanismes de coordination interministérielle (qui ne sont pas véritablement constituées d’associations représentant des minorités, mais de groupes de travail interministériels travaillant sur les minorités)

- D) Les mécanismes d’auto-gouvernance disposant d’un pouvoir de décision » (Lantschner & Kmezić, 2012, pp. 245-46)

L’on est en droit de se demander si les mécanismes B et C permettent réellement aux minorités de jouer d’une quelconque influence sur le processus décisionnel. Ce sont en effet surtout les mécanismes de co-décision formels ainsi que les mécanismes d’auto-gouvernance qui permettent aux minorités d’avoir voix au chapitre, et c’est à l’aune de l’instauration de ce type de mécanismes que l’on peut mesurer la place accordée à ces dernières dans le processus politique. L’un des enjeux principaux relatifs à l’impact de ces mécanismes est celui des thématiques sur lesquelles ces derniers sont mis en place, mais également l’influence des représentants qui y sont nommés, ainsi que leur degré de responsabilité. Ainsi, les instruments consultatifs apparaissent comme de la poudre aux yeux si le mécanisme de co-décision n’aboutit pas à des mises en œuvre concrètes dans l’intérêt des minorités. L’étude menée par Lantschner et Kmezič dans divers pays européens démontre que les conseils consultatifs sont surtout influents dans l’attribution des ressources financières aux minorités (ibid., p. 250) mais qu’au niveau de l’influence sur les politiques publiques, le rôle des minorités par ce biais-là demeure limité.

Aussi faut-il peut-être reporter la question de la participation politique vers d’autres domaines de la vie publique, d’une part l’exécutif mais aussi la fonction publique. Francesco Palermo s’étonne que la tradition juridique occidentale « has usually focused primarily on elections as the main (and often exclusive) legitimizing democratic factor. Consequently, when it comes to the representatives of minorities, the bulk of attention (of both majorities and minorities as well as scholars) has been devoted to the representation in parliament » (Palermo, 2010, p. 437). La focalisation sur la représentation parlementaire s’est faite au détriment d’autres secteurs dans lesquels la présence de minorités se révélerait néanmoins plus influente et plus judicieuse. Comme le dit Palermo (ibid., p. 437), « privileging representation in parliaments might often mean reducing the opportunity of obtaining participation in other areas of public life such as the civil service which, in the long run, might turn out to be more effective as they are more pluralist and place participation where it matters ».

Les Recommandations de Lund elles-mêmes placent la représentation politique en haut des priorités à accomplir, alors que la participation dans la fonction publique n’apparaît qu’à la fin. Cela peut s’expliquer par la symbolique de la légitimité du vote dans les urnes, bien plus

forte sur le plan politique que l’acquisition de postes dans des corps neutres tels que l’administration ou la justice (ibid., p. 439). Palermo observe ainsi qu’il préexiste une hiérarchie pour les mesures visant à renforcer la présence de minorités dans la vie publique : en premier lieu la représentation parlementaire, ensuite seulement la fonction publique. Selon ce dernier, la participation est ainsi mise en avant dans des secteurs où elle a un impact moindre, tandis que les secteurs les plus à même de contribuer à l’intégration des minorités sont négligés. Pour d’autres encore, c’est au final l’autonomie qui garantit aux minorités la meilleure protection de leurs droits.

L’intégration politique et surtout la participation active à la vie publique sont, la plupart des textes internationaux visant à la protection des minorités en attestent, au cœur des efforts que les Etats sont priés de consentir afin de faciliter l’intégration des minorités. Les mesures visant à l’intégration sociale et économique des minorités sont rarement évoquées, certainement parce qu’il est difficile d’établir des standards explicites en termes d’accès au logement, d’accès aux ressources naturelles, à la santé ou encore à l’alimentation (Henrard, 2010, p. 526). Il n’en demeure pas moins que l’intégration politique et l’intégration socio- économique sont liées. Le renforcement du statut économique des minorités a pour corollaire le renforcement de la participation politique de ces derniers. Et réciproquement un faible niveau de participation à la vie publique peut conduire les minorités à être exclues d’un certain nombre de droits et de privilèges qui relèvent de la sphère socio-économique (ibid., p. 528).

L’intégration socio-économique est à vrai dire relativement large et s’étend aux éléments susmentionnés, auxquels on peut ajouter l’accès à l’éducation, la sécurité sociale ou encore les services sociaux en général. L’Etat se doit d’éviter, on s’en doutera, toute forme de discrimination directe mais il doit surtout veiller à réduire les formes de discrimination indirecte, que l’on peut définir comme les mesures apparemment neutres mais qui affectent de manière disproportionnée certains groupes, notamment les minorités. On peut donner comme exemple des exigences trop élevées en matière de maîtrise de la langue officielle pour des postes qui ne le nécessitent pas (ibid., p. 530), un exemple particulièrement approprié au cas de la Géorgie.

L’emploi de personnes appartenant à des minorités dans le secteur public relève aussi bien de l’intégration politique, nous l’avons vu, que de l’intégration socio-économique ; la présence

de minorités « can help ensure that service delivery is sensitive to the linguistic and cultural needs of a community, while showing a shared ownership of education, health care, social services » (ibid., p. 531). En effet, la présence de minorités dans la fonction publique a également une valeur symbolique et peut constituer un moteur d’intégration en renforçant le sentiment d’appartenance à l’Etat et un renforcement du sentiment de citoyenneté pour l’ensemble de la communauté minoritaire. On observe l’accent mis par la communauté internationale, en particulier le Conseil de l’Europe, sur la question de l’éducation et l’accès égal à cette dernière, considérée comme un fondement pour une véritable participation à la vie publique. Le comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales reconnaît par exemple que « the extent to which minority culture is reflected in the curriculum determines genuine access to and benefit from education: adequate recognition should be given to the minority culture, history and values and their specific needs should be catered for. This also has repercussions for appropriate, adapted textbooks » (ibid., p. 545). En effet, la façon dont est présentée une minorité dans le discours historique national se répercute sur le rapport à la citoyenneté que développera cette dernière.

On s’aperçoit que l’intégration, a priori, et en premier lieu, repose sur un arsenal juridique que doit mettre en place l’Etat. Dans les Etats post-soviétiques cependant, le cadre juridique est fortement entravé par la dimension importante des relations informelles. Cela se répercute sur l’intégration des minorités, de façon positive ou négative.

3.8. Une dimension négligée dans l’étude des minorités: le rôle des relations