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3. Minorités et démocratisation

3.3. L’Etat dans son rapport à la diversité

La recherche sur la gestion des minorités et types de régimes a ainsi été relativement nourrie au cours des dernières années. Si l’on se base sur la dimension inclusive de Dahl, l’Etat peut envisager la question du rapport à la diversité selon cinq modèles11 (Smooha, 2001, p. 16) ; trois modèles démocratiques et deux modèles non démocratiques. Pour ce qui est des modèles démocratiques, le premier modèle de démocratie civique est celui de la démocratie libérale individuelle, qui se caractérise par la relégation, dans la pure tradition libérale, de l’ethnicité dans la sphère privée, l’Etat limitant son rôle à l’application de mesures de non- discrimination. Dans ce modèle, qui relève d’un modèle idéal-typique, l’Etat ne s’identifie à aucune nation, langue ou culture particulières Ce dernier tire sa seule légitimité de sa capacité à agir en tant qu’institution garantissant les droits individuels des citoyens, et non « from living on a shared territory, neither from a wide value consensus nor from a deep sense of belonging to a nation » (ibid., p. 12). L’individu, au centre du modèle, est perçu en tant que personne autonome et libre. Ce modèle, purement normatif, n’est ni applicable, ni appliqué dans la réalité car il présente l’Etat en tant qu’entité totalement désincarnée, le réduisant à une entité monolithique et statique dont les agents seraient dénués de toute émotion. Or, comme l’écrit Kymlicka, un Etat n’est jamais neutre ; il se construit sur des éléments historiques, linguistiques, politiques qui le font adopter une ou plusieurs cultures sociétales, à l’instar du modèle de démocratie libérale de type républicain, fondé sur le principe de l’Etat-nation. Le modèle libéral républicain, lui, est bien plus ancré dans la réalité puisque c’est le modèle de l’Etat-nation qui a longtemps prévalu, et dont la France est le représentant classique. Le modèle libéral républicain repose, à l’instar du modèle libéral individuel, sur le caractère privé de l’ethnicité et de la religion, mais s’oppose à lui par la promotion d’une culture sociétale et d’une langue que tout citoyen doit adopter et qui sont les bases de l’acquisition de la citoyenneté. Le modèle est inclusif parce qu’il ne distingue pas en fonction de l’ethnicité,

11 A vrai dire Smooha en mentionne sept ; il ajoute le modèle de l’ethnocratie, que nous ne décrivons pas ici et le modèle consociationnel, qui selon nous doit plutôt être classé dans les modèles de

du genre ou de la religion, et les citoyens ne sont stratifiés qu’en fonction de leur contribution au bien commun. Reposant sur une conception civique de la nation, le modèle est par essence sujet au changement : « tous les citoyens en tant que groupes d’individus, peuvent participer à son évolution, en déterminant, façonnant et altérant les objectifs sociétaux (…) » (ibid., p. 13). Longtemps incontesté, ce modèle revêt certaines limites. Dans un monde globalisé, l’Etat-nation classique prend progressivement la forme d’un modèle suranné. Le modèle de l’Etat-nation homogène doit s’accommoder de la diversité ethnique et culturelle qui caractérise un nombre croissant d’Etats. Aussi, la propension à privilégier un modèle unique de culture sociétale tend à être contestée par les partisans d’un modèle multiculturel. Par ailleurs, le tabou de l’ethnicité tend à être considéré comme un problème plus qu’un bienfait dans des sociétés où différentes identités ethniques coexistent en dépit du rattachement à la république. Malgré ces critiques, ce modèle reste largement utilisé pour caractériser les sociétés d’Europe occidentale.

Le dernier modèle est celui de la démocratie multiculturelle. Le modèle multiculturaliste est basé sur la reconnaissance et l’octroi de droits collectifs, s’appuyant sur le principe du droit à la différence (ibid., p. 16). Cela induit, selon Kymlicka, l’octroi de certains droits particuliers à des communautés ethniques (protections extérieures). Cela peut concerner le port du turban pour les sikhs dans la fonction publique et dans le milieu scolaire, mais aussi l’octroi de jours fériés à des communautés religieuses. Il est considéré par certains comme une variante du modèle libéral et par d’autres comme une forme de démocratie consocationnelle (ibid., p. 16). Nous le considérons néanmoins comme un modèle bien distinct, éloigné du modèle républicain en de nombreux points, allant de la distinction forte entre Etat et nation à la reconnaissance de l’identité ethnique dans la sphère publique et sa promotion quasi- idéologique de la diversité culturelle. Il est éloigné également du modèle de démocratie consociationnelle dans la mesure où il ne tend pas à institutionnaliser la représentation politique des communautés par des mécanismes formels tels que quotas, représentation proportionnelle, inclusion de partis ethniques ou autres. Le modèle, dont le Canada par exemple s’est fait le chantre, a aussi été appliqué et promu en Europe occidentale, notamment aux Pays-Bas. Il a fait l’objet de nombreuses critiques en raison de sa promotion du communautarisme et de sa propension à réduire, selon ses détracteurs, la cohésion sociale des Etats ayant adopté ce modèle.

Dans l’espace post-soviétique, le modèle multiculturaliste est bien loin des options retenues jusqu’alors. Les deux derniers modèles cités (modèle libéral républicain et modèle multiculturaliste) ont tendance à être privilégiés dans des démocraties stables et bien établies. Dans des Etats nouvellement créées, où le processus de construction de la nation (nation- building) n’est pas achevé (il ne l’est à vrai dire jamais tout à fait) et où le processus de démocratisation est soit en cours soit au point mort, il est difficile de concevoir le rapport à la diversité sur un modèle inclusif reléguant l’ethnicité à la sphère privée ou tolérant des pratiques communautaristes, alors même que l’Etat en question tend à asseoir sa légitimité par l’écriture d’une histoire dans laquelle la nation titulaire joue un rôle central. Aussi, dans les Etats peu démocratiques, on tend à distinguer deux modèles possibles de « gestion des divisions ethno-nationales profondes » (ibid., p. 20).

Premièrement, un modèle intitulé Herrenvolk democracy, qui constitue le modèle le plus radical puisqu’il exclut par essence les groupes non majoritaires sur des critères de race (ibid., p. 20). Ce modèle a été utilisé pour la première fois par l’anthropologue Pierre Van den Berghe (Van den Berghe, 1967) pour qualifier l’Afrique du Sud de l’Apartheid ; régime démocratique pour les Blancs, il perd par définition son caractère démocratique en limitant le champ des droits à une « race » particulière et en excluant un pan entier de la population ; le caractère inclusif de la démocratie telle que définie par Dahl est ainsi absent totalement. Le deuxième modèle est celui du control, développée par Ian Lustick, présenté comme une alternative au modèle libéral républicain (Lustick, 1979). Il repose sur l’idée de la domination, dans une société divisée ethniquement, d’un groupe ethnique qui prend ouvertement et officiellement le contrôle de l’Etat, impose sa culture et assume le fait que les groupes minoritaires ne soient pas en mesure de prendre part au jeu politique et de remettre en cause le statu quo. Selon Smooha, un système de control nécessite l’existence de trois conditions clés : premièrement un degré d’isolement important des groupes minoritaires par rapport au groupe dominant, deuxièmement une dépendance économique de la minorité face à la majorité (ce qui permet à cette dernière d’imposer son système de contrôle en usant de son pouvoir économique) et enfin la capacité à coopter les élites des minorités afin de garder le contrôle sur les revendications potentielles de ces dernières (Smooha, 2001, p. 19). Ce modèle nécessite, en termes démographiques, une domination importante de la majorité. Smooha souligne également la nécessité d’un niveau de tension entre communautés qui soit élevé et

profond car dans le cas d’une société moins divisée et moins hétéroclite, un système de control serait automatiquement remis en cause. Ce modèle n’est pas démocratique dans la mesure où il exclut clairement et ouvertement certains groupes du champ politique ; Lustick estime néanmoins que le système est approprié dans certains circonstances dans la mesure où il permet une certaine forme de stabilité à même d’éviter des épisodes de violence et de persécution (Lustick, 1979, p. 344) . De plus, un système de control peut, selon Lustick, être plus ouvert qu’un système consociationnel, qui est souvent, à tort, décrit comme un modèle idéal de gestion de la diversité. Le modèle consociationnel, en effet, n’est pas nécessairement mis en œuvre par des élites convaincues du modèle qu’elles doivent appliquer, surtout s’il leur a été imposé (ibid.: 334). Comme il l’écrit, « (…), away from a pure type of consociational system where sub-unit elites and officials of the regime act vigorously and systematically to "regulate" conflict, one encounters partly open regimes in which the political behavior of sub-unit elites is much more likely to be determined by the competitive interests of their sub-units than by desires for system maintenance or the achievement of a conflict-regulating outcome” (ibid., p. 335). Le modèle de control a notamment été utilisé pour décrire l’Irlande du Nord.

A la croisée des modèles démocratiques et non démocratiques, Sam Smooha a théorisé le modèle de la démocratie ethnique (ethnic democracy). Le modèle repose à la fois sur des éléments démocratiques et d’autres qui s’en éloignent. S’il reconnaît des droits civils et politiques pour tous, repose sur le suffrage universel et se couvre des attributs classiques de la démocratie, il se base néanmoins sur un modèle ethnique, plaçant le groupe majoritaire au centre du projet politique, se rangeant ainsi dans la catégorique des démocraties avec adjectif. Le groupe ethnique majoritaire n’est pas seulement au centre, il est surtout favorisé. Comme l’écrit Smooha (Smooha, 2001, p. 25), « the state belongs to the majority, not to all its citizens, and the majority uses the state as a means to advance its national interests and goals ».

Le modèle a surtout été appliqué par Smooha à l’Etat d’Israël. Le traitement favorisé à un groupe ethnique se traduit à divers niveaux : politique, social, culturel et symbolique. Il repose sur la mise à l’écart des minorités du champ politique (sous-représentation parlementaire, non-reconnaissance de certains droits), et la marginalisation dans le projet national : les minorités sont considérées comme extérieures au projet national ; ses membres

sont au mieux ignorés ou traités comme citoyens de seconde zone, au pire traités comme ennemis car considérés par essence comme déloyaux en raison de leur soi-disant incapacité à s’identifier à la nation majoritaire ou titulaire. Smooha évoque trois conditions nécessaires (Smooha, 2005a) à l’émergence d’une démocratie ethnique : l’existence d’une menace, réelle ou imaginée, pour la nation ethnique qui requiert sa mobilisation, l’existence préalable d’une nation ethnique attachée au principe de la démocratie et enfin une minorité d’une taille relative faible afin que la majorité soit en mesure de la contrôler suffisamment. Selon Smooha, si ces éléments ne sont pas réunis, on verra émerger une démocratie civique (sous forme d’un modèle consociationnel par exemple) ou un système non démocratique (control). Qu’est-ce qui distingue au final un système de control d’un système de démocratique ethnique ? Pour Michele Commercio, les différences sont relativement importantes ; en effet malgré ses défauts, le système de démocratie ethnique repose sur des institutions qui permettent aux minorités d’améliorer leur niveau de vie (Commercio, 2008, p. 91), aussi longtemps qu’elle sont écartées du champ politique et ne remettent pas en question la domination de la majorité, alors que le système de control « reserves democracy for the superordinate groupe and deny such groups legal opportunities to alter their status » (ibid.). Le système de control est clairement basé sur « la restriction des minorités du champ de l’opposition politique, la coercition, un cadre juridique bien défini et un environnement culturel particulier permettant de maintenir une certaine forme de stabilité » (ibid., p. 88). La distinction se situe au niveau du degré de la limitation des droits accordés aux minorités et du degré de coercition ouvertement exercé sur les minorités.

Dans des régimes tels que ceux que connaissent les Etats successeurs de l’URSS, dominés par une conception ethnique de la nation, ces modèles sont particulièrement présents. La population n’attend pas de l’Etat qu’il soit neutre du point de vue ethnique (Broers, 2008) et les huit points avancés par Smooha pour caractériser une démocratie ethnique (Smooha, 2005b, pp. 25 et ss) prennent tout leur sens ici : citons notamment, parmi ceux-ci le fait que l’Etat, même s’il est multiethnique, constitue la propriété de la nation titulaire et se trouve sous la direction des membres de cette dernière, que l’Etat fait appel, en termes de mobilisation, uniquement aux membres de la nation titulaire, mais aussi que l’Etat perçoit les groupes non dominants comme des menaces. La Lettonie et l’Estonie ont souvent été désignées comme exemples d’une démocratie ethnique, bien que d’autres chercheurs les aient

classées parmi les modèles d’un système de control, ou de contrôle partiel (Commercio, 2008). Le modèle a également été appliqué par certains au cas de la Géorgie d’avant Saakhashvili (Sabanadze, 2005) puisqu’il regroupe les caractéristiques principales énumérées par Smooha, en dépit de certaines réserves12.

Tableau 3 : Comparaison entre les différents types de démocratie, reproduit de (Smooha, 2001, pp. 27-28) Démocratie libérale individuelle Démocratie libérale républicaine Démocratie multiculturelle Démocratie consociationnelle Démocratie ethnique Définition procédurale de la démocratie

Oui Oui Oui Oui Oui

Type d'Etat Collectif

d'individus

Etat-nation

civique Etat multiculturel Etat multinational

Etat-nation ethnique Egalité des droits

individuels Oui Oui Oui Oui En grande partie

Droits collectifs Aucun Aucun Oui, mais pas inscrits

dans la législation

Inscrits dans la législation

Inscrits dans la législation Egalité des droits

collectifs

Ne s'applique

pas Ne s'applique pas Oui Oui Oui

Neutralité de l'Etat Oui Oui Oui Oui Non

Politique

d'assimilation Non Oui Non Non Non

Taux d'assimilation Elevé Elevé Moyen Nul Varie

Mécanismes d'intégration et de gestion des conflits

Egalité des droits individuels et des opportunités; patriotisme constitutionnel; assimilation

Egalité des droits individuels et des opportunités; formation d'un Etat-nation avec une homogénéité culturelle et un consensus de valeurs, assimilation

Egalité des droits individuels et des opportunités, formation d'une supercommunauté commune avec reconnaissance et soutien des différences culturelles de groupes; certain degré d'assimilation

Egalité des droits individuels et des opportunités; accord

sur un Etat bi- ou multinational; réparition proportionnelle des ressources; autonomie étendue; power-sharing; droit de véto; politique de compromis et de consensus Diminution graduelle de l'inégalité des droits individuels et des opportunités; élargissement des droits collectifs; pouvoir affirmé de la majorité; protestation et lutte de la minorité; contrôle (et dissuasion) de l'Etat

12 La faiblesse de l’Etat retient Natalie Sabanadze de classer la Géorgie pleinement parmi les modèles de démocratie ethnique. Sam Smooha en effet estime que la stabilité de l’Etat constitue une condition fondamentale à la présence d’une démocratie ethnique.

Ce tour d’horizon permet de voir la position de principe en termes de rapport à la diversité que peut adopter un Etat. On ne parle là pas encore de gestion de la diversité, de mode de gouvernance ou d’organisation territoriale. Ces questions-là sont toutefois fondamentales car c’est à l’examen des modèles de gestion que se fixent les modes de gouvernance interethnique. Ces modèles de gouvernance, qu’il s’agisse de fédéralisme, de consociationalisme (power-sharing) ou d’un modèle basé sur l’attribution de droits spécifiques seront abordés ultérieurement. A ce stade, un élément essentiel sur lequel nous devons nous pencher est celui du lien entre démocratie et multiethnicité. Le niveau de diversité ethnique a-t-il une influence sur le processus démocratique ?