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4. La Géorgie face à ses minorités

4.2. Les Arméniens dans la société géorgienne – une perspective historique

La présence russe a également profondément modifié le rôle social et la position des Arméniens dans la société géorgienne (Suny, 1994, p. 53). Connus pour être des marchands prospères sur les terres géorgiennes depuis le Moyen-Age lorsqu’ils durent fuir les royaumes d’Arménie sous la menace des Byzantins et des Seldjoukides, puis qu’ils furent invités par David le Bâtisseur à peupler certaines terres désertées, les Arméniens gagnèrent en assurance grâce à la sécurité que garantissaient les Russes dans la région, et ils purent ainsi se détourner des marchés orientaux pour réorienter leurs affaires vers la Russie et l’Europe, et sécuriser leur place dominante dans la société géorgienne. La société géorgienne, au moment de l’arrivée des Russes, était très hiérarchisée et structurée ethniquement. La noblesse géorgienne ne représentait pas plus de 5% de la population totale (ibid., p. 65), le reste de la population géorgienne était quasiment uniquement composée de paysans, si l’on fait exception du clergé. Les villes étaient quant à elles largement dominées économiquement et politiquement par la bourgeoisie arménienne, avec qui seuls rivalisaient les marchands russes.

On estime qu’au moment de l’annexion russe de 1801, les trois quarts des habitants de Tbilissi étaient Arméniens. « In Georgia, from at least the sixteenth century and probably earlier, commercial capital was largely in the hands of the Armenian merchants of Tiflis and Gori (…)» (ibid., p. 88-89).

Cette prospérité des Arméniens suscita une hostilité tenace des Géorgiens à l’égard à leur égard, une hostilité qui, sans que l’on tombe dans une approche culturaliste basée sur le poids des haines ancestrales comme facteur explicatif des antagonismes contemporains, perdure néanmoins aujourd’hui sous forme de stéréotypes. Le voyageur français Jean Chardin le relève déjà lors d’un voyage en 1673 (ibid., p. 65):

The Armenians are so numerous (in the towns) that they exceed the Georgians. They are also more wealthy, and for the most part supply all the small offices and mean employments. But the Georgians are stouter, more haughty, more vain, and more pompous. Which difference between their inclinations, their manners and their belief, has caused a very great enmity between them. They mutually hate one another, and never marry into one another's families. Particularly the Georgians condemn the Armenians with a more than ordinary scorn; and look upon 'em much about the same rate as we do the Jews in Europe.

Les Arméniens arrivés au Moyen-Âge étaient assimilés au mode de vie géorgien, bien qu’ils maintinssent leur religion et leur langue, mais ce sont les Arméniens arrivés aux XVIIème et XVIIIème siècles du sud et de l’est qui suscitèrent la colère et l’hostilité de la noblesse géorgienne en particulier parce qu’ils surent rapidement saisir les opportunités commerciales qui se présentaient dans les villes géorgiennes (ibid., p. 65). Fondamentalement les Arméniens contrôlaient l’ensemble des réseaux commerciaux (G. S. Jones, 1996, p. 446) ;il est notable de constater que les Géorgiens n’atteignirent la majorité absolue des habitants de Tbilissi que dans les années 1960 (Suny, 1996, p. 388). En 1801, les Géorgiens constituaient 21,5% de la population de Tbilissi contre 74,3% pour les Arméniens. En 1864, la répartition ethnique était la suivante : 25% de Géorgiens, 47% d’Arméniens et 20,7% de Russes. Au tournant du siècle (1897), les Arméniens représentaient encore (ou plus que) 36.4% de la ville, contre 29,5 % de Géorgiens et 28,1% de Russes. La géorgianisation de la capitale débuta ainsi au moment de la montée des mouvements socialistes, comme l’écrit Stephen

Jones (ibid., pp. 446-7), « Georgian socialists attacks on the bourgeoisie and imperialism were a rallying call for the liberation of Georgians not only from the Russian tsar but also from Armenian exploitation ».

La domination arménienne ne fut pas seulement économique, mais aussi politique. La présence russe marque le déclin de la noblesse géorgienne, confrontée comme en Russie par ailleurs, à la réalité du capitalisme moderne. Beaucoup vendirent leurs terres à de riches marchands pour s’engager dans des carrières administratives en ville. Ce fut ainsi surtout la classe moyenne arménienne qui prospéra. La migration des Géorgiens vers les villes se ressentit au niveau démographique; il se crée une classe ouvrière géorgienne qui sera déterminante au tournant du siècle. Il n’empêche qu’alors ce sont encore les Arméniens qui contrôlent l’appareil politique. Comme l’indique Suny (Suny, 1994, p. 116), « what distinguished these Georgians most completely from the Russians and the Armenians in Tiflis was their almost isolation from positions of political and economic power ». En 1897, au tournant du siècle, alors même que le mouvement de libération nationale était lancé depuis quelques années déjà, les marchands les plus importants restaient les Arméniens. Sur les 9’725 marchands de la ville, 48,6% étaient Arméniens, contre 26,9% Géorgiens et 6% Russes. Ils contrôlaient 44% des plus grosses industries, contre seulement 10% pour les Géorgiens (ibid., p. 118). Les plus riches familles de la ville étaient toutes arméniennes. Un observateur russe l’a bien exprimé de la manière suivante (ibid., p. 118)

Trade in the Caucasus is entirely in the hands of clever and calculating Armenians. Armenians are higher than Georgians in intelligence and in love for work, and for that reason there is nothing surprising in the fact that Georgian properties are rapidly falling into Armenian hands. Georgians are dependent on them just as the Poles are on the Jews and similarly feel towards them the same contempt and hatred (if not more than the Poles feel towards the Jews). The commercial Armenians reveal much cleverness, wiliness, are always ready with flattery ; their thirst for profit leads them to cheating and swindling.

Ce fut là l’un des nombreux points de friction entre Arméniens et Géorgiens. Le mouvement de libération nationale initié dans le dernier tiers du XIXème siècle est autant un mouvement de libération contre la présence russe que contre la domination économique des Arméniens.

Comme le fait encore observer un voyageur italien au début du siècle en 1905 (cité dans G. S. Jones, 1996, p. 446) « Armenians control all the commercial activity of the town. One has only to walk down the main streets to see that the names over all the major shops and of the most important firms are Armenians. (…) The Georgians, on the other hand, have lost much of their wealth. Tiflis has become one the most important centres of Armenian nationalism ». Le système électoral en vigueur fit que les Arméniens dominaient les structures gouvernementales locales (ibid., p. 446). La rivalité était telle que selon les mots d’un observateur de l’époque, on pouvait parler de « two societies, two intelligentsias, living in parallel but without any contact with one another, not knowing one another and not interested in mutual acquaintance » (ibid., p. 447).