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L’approche ethno-symboliste nous permet de revenir brièvement sur deux concepts constamment brandis mais pas encore clairement précisés dans ce travail, ceux d’ethnicité et d’ethnie. Il n’est à vrai dire pas évident d’en donner une définition précise. Rogers Brubaker lui-même estime qu’il faut redéfinir le sens de l’ethnicité, car on a eu tendance à placer cette dernière partout. Or, « si l’ethnicité est partout, elle n’est nulle part » (Rogers Brubaker, 2006b, p. 28). Jenkins (cité dans Galbreath, 2005, p. 60) estime que l’on ne peut pas lui donner une définition stricte mais que l’ethnicité est à définir en fonction de la situation. Ainsi, la pertinence de l’ethnicité varie en fonction des groupes: « in most cases, ethnicity is subordinate to most other statutes such as clan, tribal or familial » (ibid.). Au final il peut sembler difficile de distinguer un groupe ethnique d’une nation. Max Weber a été l’un des premiers à le faire, avançant que « le concept de groupe ethnique correspond à celui de nation mais que le sentiment de solidarité ethnique ne suffit pas à lui seul à former une nation (Jaffrelot, 2006, p. 86). C’est donc le processus de conscientisation qui distingue l’ethnie de la nation. « An ethnic group may be readily discerned by an anthropologist or other outside observer, but until the members are themselves aware of the group’s uniqueness, it is merely an ethnic group, and not a nation. While an ethnic group may, therefore, be other-defined, a nation must be self-defined.” (Walker Connor, cité dans A. D. Smith, 2004, p. 57). Smith a ainsi établi 6 critères qui lui permettent de distinguer une nation d’un groupe ethnique (A. D. Smith, 2007) :

1. L’existence d’un nom afin de développer une identité collective ; 2. La croyance en un passé commun (common ancestry) ;

3. le partage de mythes (mémoire historique commune) ; 4. L’attachement à un territoire spécifique ;

5. le partage d’une culture basée sur une langue, une religion, des traditions des coutumes, des lois, des institutions etc. ;

6. la conscience d’appartenir à une ethnie distincte (a sense of their common ethnie). En somme, à l’instar de Connor, l’on peut avancer que l’ethnicité représente une étape dans le processus de formation d’une nation. Pour certains c’est le rapport au territoire, mais surtout à

l’Etat, qui permet d’objectiver une distinction ; Eriksen par exemple estime que « a nationalist holds that political boundaries should be coterminous with cultural boundaries, whereas many ethnic groups do not demand command over a state. When the political leaders of an ethnic movement make demands to this effect, the ethnic movement therefore by definition becomes a nationalist movement (…) » (Eriksen, 1993, pp. 6-7). Ronald Suny estime quant à lui que la nationalité est la forme moderne et séculaire de l’ethnicité avec un degré de cohérence et de conscience qui permet à ses membres d’être mobilisés pour des objectifs nationaux (Suny, 1995, p. 12). Cette distinction entre groupe ethnique/ ethnie et nation est quelque peu problématique pour plusieurs raisons, très diverses par ailleurs. D’abord elle tend à considérer l’ethnicité comme une simple étape dans la trajectoire du nationalisme; or elle doit être analysée en elle-même et pour elle-même (Jaffrelot, 2006, p. 88). Ensuite, aussi pertinente qu’elle puisse être, cette distinction est à replacer dans un contexte anthropologique ou dans une perspective historique relative à l’émergence d’une nation (Fowkes, 2002, p. 4). Elle permet d’identifier au travers de l’histoire des moments qui marquent le passage d’une communauté peu consciente d’elle-même à un mouvement national moderne porté par des intellectuels. Dans une perspective politologique, la distinction entre ethnie et nation est plus ténue. Ce que l’on nomme communément aujourd’hui un groupe ethnique repose sur les mêmes critères que ceux qui définissent la nation. Le meilleur exemple en est l’usage quasi-synonymique des termes de minorité ethnique et de minorité nationale (Malloy, 2005).

L’ethnicité, tout comme la race ou le sentiment de nation, dans une perspective moderniste n’a rien d’objectif. Ce ne sont pas des éléments du monde en soi mais des perceptions sur le monde. L’ethnicité constitue ainsi une façon de voir, d’agir ou de parler. « Ce n’est pas un domaine qui se suffit à lui-même, mais c’est une façon de donner du sens à un environnement social. (…). Le monde ne peut pas être compartimenté en domaines ethniques et domaines non-ethniques; il s’agit d’un enjeu de construction de la réalité: chaque action (trouver un emploi, parler de politique, trouver un médecin) peut être conçue, vécue et expérimentée en termes ethniques ou non ethniques. (…) Ethnicity is a matter of seeing (and doing) as » (Rogers Brubaker, 2006b, pp. 207-208). L’ethnicité et la nation n’ont pas d’existence objective en soi, elles ne sont que le reflet de ce que l’individu veut y voir, et participent donc d’une construction.

La surenchère de la catégorisation ethnique, nationale ou raciale dans le discours des entrepreneurs ethniques qui, pour reprendre Brass ou Breuilly, conçoivent ces catégories comme les plus efficaces pour mobiliser un électorat, a poussé, de manière inconsciente, maints chercheurs à reproduire ces catégorisations dans leurs écrits. Or, s’il y a un intérêt pour les politiques à codifier un conflit en termes ethniques, par exemple pour masquer des enjeux de clan ou de classe (Rogers Brubaker, 2006a, p. 17), ce que Rogers Brubaker nomme un méta-conflit, il est de la responsabilité du chercheur de distinguer les concepts en termes de catégorie de pratique et de catégorie d’analyse (ibid.). Par catégorie de pratique, Rogers Brubaker entend les « categories of everyday experience, developed and deployed by ordinary social actors as distinguished from the experience-distant categories used by social analysts » (ibid., p. 31).

Le chercheur doit donc distinguer les concepts tels qu’ils sont véhiculés par les politiques et les individus dans leur vie quotidienne du champ qu’ils couvrent lorsque l’on les envisage d’un point de vue analytique (catégorie d’analyse). Les concepts liés à l’identité sont abondamment utilisés par les entrepreneurs ethniques pour mobiliser et créer une cohésion, et donc permettre aux communautés visées de prendre conscience de leurs intérêts en tant que groupe (ibid., p. 32). Prenons le concept de nation ; en tant que catégorie de pratique sociale et politique, la nation est constamment réifiée. Or, c’est au chercheur de la déconstruire, de la concevoir en tant que catégorie d’analyse et éviter ainsi tout essentialisme. Il en est de même pour la race; il n’est pas nécessaire d’élever cette dernière au rang de catégorie d’analyse pour comprendre les pratiques sociales et politiques qu’elle engendre au quotidien ; le fait de ne pas distinguer catégorie d’analyse et catégorie pratique risque d’aboutir à la conclusion que les races existent en tant que telles. Or, comme le souligne Brubaker, “l’emploi des concepts de nation ou de race est souvent semblable d’un point de vue analytique et d’un point de vue pratique en ce qu’ils sont réifiés, implicitement ou explicitement, en tant qu’entités substantielles qui impliquent que les individus ont, naturellement, une nation et une race » (ibid., p. 33). Un concept tel que celui de nation n’existe pas en dehors des pratiques dont en font usage ses membres (Suny, 1993, p. 18). De même, la vraie question n’est pas de savoir ce qu’est la nation, mais ce qu’elle fait, qui se mobilise autour d’elle, quels facteurs institutionnels favorisent certains et en désavantagent d’autres dans leur lutte pour la nation en

tant que ressource et quel est le contexte institutionnel dans lequel les groupes se battent en vue du contrôle des symboles (Zürcher, 2007).

La réification des groupes, ce que Brubaker nomme le groupisme, est un problème en soi du point de vue analytique car elle tend à représenter les groupes ethniques comme des groupes homogènes aux intérêts semblables. Or il est évident que ce n’est pas le cas. Lorsqu’un conflit qualifié d’ethnique éclate, il ne s’agit pas d’un conflit entre groupes ethniques mais principalement d’un conflit entre différents types d’organisations et des institutions étatiques (ministères, agences étatiques, etc.) (Rogers Brubaker, 2006a). Ces groupes parlent au nom des communautés qu’ils disent représenter mais il s’agit ici de déconstruire le discours des entrepreneurs ethniques dans la bouche desquels ces concepts ont un caractère performatif (ibid.). Ces concepts ne doivent pas être conçus en tant que groupes ou qu’entités substantielles mais en tant que processus, c’est-à-dire en tant que projets politiques, idiomes culturels ou formes institutionnelles. Cette conception dynamique permet de considérer la solidarité de groupe comme quelque chose de variable et non pas de fixe, et comme quelque chose qui peut se renforcer en fonction des circonstances, d’où l’importance pour les entrepreneurs ethniques d’user de la carte ethnique pour accentuer (ou non) ce sentiment de groupe. Dans le même sens, l’action collective nationaliste se déclenche en fonction d’un certain type d’Etat, fort ou faible, fermé ou ouvert, mais aussi d’insertion dans des réseaux, dans des groupes d’interconnaissance porteurs de solidarité et protecteurs de l’identité (Birnbaum, 2006, p. 160). Cela permet d’expliquer l’ampleur diverse que peut prendre le caractère ethnique d’une situation en fonction des circonstances et de son usage par les acteurs. Le sentiment de groupe est un événement qui peut se produire ou non, qui peut être exacerbé ou non, ce qui explique des phénomènes de mobilisation ethnique dans certaines situations et pas dans d’autres (Rogers Brubaker, 2006a, p. 12). Le passage suivant est la parfaite illustration de l’approche de Brubaker :

« To note the relatively low degree of groupness in Cluj, and the gap between organizations and the putative groups they claim to represent, is not to suggest that ethnicity is somehow not real in this setting, or that it is purely an elite phenomenon. Yet to understand how ethnicity works, it may help to begin not with “the Romanians” and “the Hungarians” as groups but with “Romanian” and “Hungarian” as categories. Doing so suggests a

different set of questions than those that come to mind when we begin with “groups”. Starting with groups, one is led to ask what groups want, demand, or aspire towards; how they think of themselves and others; and how they act in relation to other groups. One is led almost automatically by the substantialist language to attribute identity, agency interest, and will to groups. Starting with categories, by contrast, invites us to focus on processes and relations rather than substances. It invites us to specify how people and organizations do things with, and to, ethnic and national categories; how such categories are used to channel and organize processes and relations; and how categories get institutionalized, and with what consequences (…) ». (Rogers Brubaker, 2006a, pp. 24-25)

Un autre élément essentiel relevé par Brubaker est la différence qu’il faut marquer entre l’auto-identification et l’identification par des tiers. L’Etat, en sa qualité de détenteur du monopole de la violence non seulement légitime mais aussi symbolique, possède le pouvoir de nommer, identifier, classer, catégoriser et codifier les individus et les choses. Il a donc l’autorité pour déterminer quel groupe constitue une minorité ethnique ou religieuse8 ; pensons par exemple aux modèles républicains français ou turc (pour la Turquie lire par exempe Akgönül, 2013). « L’identité est formée par les institutions de l’Etat qui établissent les catégories ethniques que les individus vont utiliser, et créent les structures qui vont inciter les individus à choisir l’un ou l’autre des identités ethniques » (Gorenburg, 2003, pp. 4-5). L’Etat exerce ce pouvoir de catégorisation par le recensement, l’éducation, les politiques publiques, la forme de l’Etat (laïque ou non) mais d’autres acteurs sont eux aussi actifs dans cet exercice de formalisation du système de catégorisation : les partis politiques, les hommes politiques ou encore la société civile.

Si l’Etat intervient largement dans la codification des groupes, il n’en demeure pas moins que l’auto-identification est d’une grande importance. Or certains avancent que ce qui distingue un groupe ethnique d’un autre, ce ne sont pas les différences objectives que l’on peut observer entre communautés, mais les éléments que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatives (Barth, 1970). Ce qui permet à un groupe de se constituer en tant que tel, ce ne

8Exemple parmi d’innombrables autres, les Meskhètes, communauté musulmane de langue turque déportée de Géorgie en 1944 et au bénéfice d’un programme de retour depuis quelques années, sont d’abord perçus en Géorgie en tant que minorité religieuse plutôt qu’ethnique.

sont pas les éléments objectifs qui l’unissent, mais les frontières culturelles (cultural boundaries) qui le distinguent des autres. C’est le rapport à l’autre qui permet aux groupes de constituer leur identité, et non leur homogénéité présumée, d’où l’importance récurrente de l’identification d’un ennemi commun, ou au moins d’un « autre » dans les processus de construction des identités nationales.

Nous verrons que la codification des groupes par l’Etat a joué un rôle majeur en Union soviétique et a fortement conditionné le statut des minorités ethniques dans la période post- soviétique.