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3. Minorités et démocratisation

3.6. L’héritage soviétique en matière de discours sur les minorités

Le rapport qu’entretiennent les Etats successeurs de l’URSS avec les minorités présentes sur leur sol s’explique en grande partie par le système institutionnel et le bagage idéologique dont ils ont hérité de l’URSS. L’URSS a en effet mis en place une structure ethno-fédérale reposant sur une hiérarchisation complexe du territoire en quatre niveaux. Le premier niveau comprenait les quinze républiques de l’Union qui bénéficiaient toutes, théoriquement, d’un droit de sécession. Le deuxième niveau était celui des républiques autonomes, au nombre de vingt (dont l’Abkhazie et le Tatarstan par exemple), sous-unités des républiques de l’Union dominés par des groupes ethniques ne résidant pas dans des zones frontières stratégiques et moins nombreux que la nation titulaire de la république de l’Union (Zürcher, 2007, p. 25). Le troisième niveau était celui des oblasts autonomes dominés par des groupes ethniques peu nombreux vivant en grande partie de manière compacte (par exemple l’Ossétie du Sud). Enfin, les okrugs autonomes, 4ème niveau de la division territoriale, était constitués de groupes ethniques encore moins nombreux, en général les peuples autochtones. Les quatre statuts administratifs précités se différenciaient les uns des autres notamment par les privilèges accordés aux membres de la nation titulaire, en termes de droits culturels par exemple. Les républiques de l’Union, selon la Constitution, étaient des Etats souverains, disposant de leurs propres frontières, gouvernements et législation ainsi que d’un droit de sécession (ibid.). Elles disposaient également de droits importants en matière linguistique et éducative. Dans les républiques autonomes, au contraire, l’enseignement scolaire et universitaire se faisait en principe en russe (ibid., p. 25). Toutefois, la nation titulaire de ces républiques autonomes pouvait former ses propres cadres administratifs et privilégier ainsi fortement les groupes ethniques dans les instances politiques, administratives, universitaires ou culturelles, contribuant ainsi à la mise en place d’une élite intellectuelle dans les postes clés dont le rôle sera souvent déterminant à la chute de l’URSS. L’Abkhazie et le Haut-Karabakh bénéficiaient d’un tel statut. La Constitution de l’URSS ne leur accordait par ailleurs pas un droit à la sécession.

Les droits dont bénéficiaient les oblasts autonomes étaient quant à eux plus réduits. Ces territoires, à l’instar de l’Ossétie du Sud, ne bénéficiaient que de maigres privilèges dans

l’auto-administration culturelle, sans disposer de leur propres médias ou institutions d’instruction supérieure, ni surtout d’avantages en termes de formation de cadres bureaucratiques et d’obtention de postes privilégiés pour les membres de la nation titulaire qui seraient à même de défendre leurs intérêts (ibid., p. 26).

Ce système de division territoriale, qui constituait un bon moyen de réduire la portée du nationalisme potentiel du niveau de la république de l’Union par le principe de la « division pour mieux régner », notamment dans le cas de la Géorgie, a également eu pour conséquence de hiérarchiser les groupes ethniques. En effet, si près de cinquante groupes ethniques bénéficiaient d’un statut territorial sur l’ensemble de l’URSS, de nombreux autres groupes ethniques se sont retrouvés, parfois arbitrairement, sans territoire sur lequel défendre leurs intérêts nationaux. Ainsi, le système de discrimination positive (Martin, 2001) mis en place en URSS bénéficiait davantage à certains qu’à d’autres. Des nations telles que les Coréens, les Allemands ou les Polonais mais aussi des individus vivant hors de la république à laquelle ils étaient rattachés, par exemple les Arméniens ou les Géorgiens en République soviétique de Russie, ne bénéficiaient ainsi d’aucuns droits particuliers.

Le rapport au territoire, nous allons le voir, est essentiel dans la fixation des identités en URSS, et cela explique grandement la relation que l’on tend à établir en ex-URSS entre autonomie territoriale, reconnaissance des minorités et définition des identités. Les répercutions qu’il a eu sur les structures mais surtout sur les modes de pensées actuelles demeurent fondamentales.

Le système ethno-fédéraliste tel qu’il a été mis en place par les Bolcheviks dans les années 1920 répondait à plusieurs objectifs. Premièrement, il visait à se départir de l’organisation territoriale de l’Empire tsariste et à mettre en place de nouvelles unités administratives de l’Etat basés sur une conception moderne de l’Etat rattachées à un centre fort. Deuxièmement, le système avait pour objectif de faire prendre conscience aux nations de l’URSS de leur appartenance à un même Etat. Enfin, ce mode de gouvernance visait à gagner à leur cause et à celle du nouvel Etat en formation les jeunes nations débarrassées du joug de l’impérialisme grand-russe en leur accordant un certain nombre de droits (Zürcher, 2007, p. 24).

L’adoption d’un système ethno-fédéral par les Bolchéviques ne reposait pas sur des convictions idéologiques. Lénine n’était pas particulièrement favorable à l’émancipation et au

moments de l’histoire voués à disparaître. Idéologiquement il était plutôt favorable au principe de l’assimilation ; toutefois il vit dans l’oppression exercée par l’Empire tsariste sur les petites nations une opportunité à saisir. En envisageant une alliance possible avec les forces du prolétariat et celles des nations opprimées par l’impérialisme capitaliste, Lénine pensait augmenter les chances de réussite de son entreprise. Le soutien des nations opprimées se concrétiserait dans l’octroi aux élites de ces dernières d’un certain nombre de privilèges, y compris celui de l’autodétermination vendue comme un progrès socialiste, et dans le principe de l’autonomie. Lénine était également favorable à l’érection d’un système d’éducation séparé, géré par les nations titulaires, et à l’emploi des langues locales, aussi longtemps que ces mesures resteraient temporaires. Sous-estimant la force du nationalisme et transporté par sa vision téléologique de l’histoire, il était d’avis que les nations, après une période déterminée de gestion autonome de leurs affaires, s’assimileraient volontairement et naturellement à la nation grand-russe (Cornell, 2002, p. 68). Cette position sur le soutien aux petites nations s’est incarnée dans la politique dite de korenizatsiya, ou d’indigénisation, dans les années 1920. Cette politique consistait à soutenir les nations non russes dans le développement de leur identité nationale. Concrètement, les nations titulaires des sous-unités administratives bénéficiaient d’une liberté étendue en matière linguistique ; surtout la politique de korenizatsiya permettait aux élites locales de briguer et d’occuper l’ensemble de l’appareil des partis communistes de leurs unités administratives respectives. Ainsi, comme l’écrit Terry Martin (Martin, 2001, p. 67), « new national elites were trained and promoted to leadership positions in the government, schools and industrial enterprises of these newly formed territories. In each territory, the national language was declared the official language of government. In dozens of cases, this necessitated the creation of a written language where one did not yet exist ».

En Ukraine soviétique par exemple, le pourcentage d’Ukrainiens dans le parti communiste ukrainien passa de 24% à 59% entre 1922 et 1932, en Ouzbékistan et au Kirghizstan de 0% à 57% (Cornell, 2002, p. 73). Dans les républiques du Sud-Caucase de la Géorgie et de l’Arménie, les représentants locaux étaient déjà relativement nombreux ; aussi l’augmentation fut moins spectaculaire. On vit cependant un important foisonnement culturel en langues locales (folklore, littérature, journaux, etc. ; cf. infra ; Geukjian, 2011, p. 83). Dans la pensée de Lénine, ce soutien opportuniste aux nationalismes ne devait être que temporaire. Les

idéologues du parti partaient du principe que les nations devaient d’abord se rapprocher avant de finalement fusionner dans une identité soviétique unique. Le nationalisme ne constituait ainsi pas une menace car il était appelé à disparaître (ibid., p. 82). Si la politique des nationalités a soutenu le développement des nations, elle a aussi conduit au réveil de certaines d’entre elles dont la conscience identitaire était quasi-inexistante (Hirsch, 2005). Au Nord- Caucase par exemple, c’est la structure clanique qui constituait le degré principal de l’appartenance et de l’identité. La conscience d’appartenance à une communauté incarnée dans une nation n’est apparue qu’avec l’arrivée des Bolchéviques, et suite aux travaux des ethnologues soviétiques des années 1920. Dans une région comme celle du Nord-Caucase, les Bolchéviques ont par ailleurs également imposé un certain nombre de découpages territoriaux arbitraires afin de séparer des nations réputées proches et limiter les velléités de rapprochement de groupes trop grands. Ainsi, les Soviétiques auraient pu regrouper en une seule république circassienne les peuples turcophones (Karachaïs et Balkars) au lieu de quoi ils préférèrent créer deux entités très hétérogènes sur le plan ethnique (Kabardino-Balkarie et Karatchaïévo-Tcherkessie) (Cornell, 2002, p. 74)

La politique de korenizatsiya prend brutalement fin au début des années 1930. De nombreux cadres locaux sont arrêtés et victimes des purges et on assiste à une politique de russification. Ce changement de politique n’est pas sans lien avec l’arrivée à la tête du Parti communiste de Joseph Staline dès la deuxième partie des années 1920. S’il était conscient de la nécessité de ménager les minorités afin de gagner leurs faveurs, Staline était bien plus sceptique sur la capacité de la conscience de classe de dépasser la conscience nationale. Dès qu’il le put, Staline mena une politique de russification avec l’objectif principal de la centralisation administrative en point de mire. L’autonomie des élites locales fut réduite, l’enseignement en langue locale fortement diminué et l’enseignement du russe imposé à tous les échelons. En 1938, le russe fut imposé comme seule langue de l’armée (Cornell, 2002, p. 79). Staline voulait accélérer le processus de fusion des nations. La question des nations était fondamentale pour Staline qui, dès les années 1920, y prêta une attention tout particulière et fut même chargé par Lénine de la rédaction d’un ouvrage théorique sur la conception marxiste de la question. Dans son ouvrage « Le Marxisme et la question nationale » publié en 1913, il élabore une définition de la nation qui restera tout au long de l’expérience soviétique le fondement de la vision du régime sur la question : se voulant normatif, Staline énumère tous

les critères qui selon lui permettent de déterminer si un groupe constitue une nation ou non : « Une nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture (…) ; seule la présence de tous les indices pris ensemble nous donne une nation » (Stalin, 1938). On constate que la langue et le territoire sont déterminants ici : sans territoire, pas de nation, sans langue, pas de nation. Cette conception statique et relativement binairede la nation a eu pour conséquence de catégoriser et de hiérarchiser de manière définitive les peuples. Elle explique également le lien rigide qui demeure entre nation, territoire et autonomie à l’époque post-soviétique. L’existence d’une nation est irrémédiablement liée à celle d’un territoire et vice-versa, un territoire est irrémédiablement lié à celui d’une seule nation, dite nation titulaire. Ainsi, des revendications diverses des minorités, fussent-elles purement linguistiques ou culturelles, tendent, à l’époque post-soviétique, à être amalgamées à des revendications territoriales ; car la reconnaissance d’une minorité est liée à celle d’un territoire. Ainsi, une telle conception figée des nations et des identités peut générer des dérives sur l’écriture de l’histoire. « it has been seen as having fateful consequences, because it allowed history to be rewritten in terms of permanently existing ethnic groups with fixed territories and boundaries » (Wladimir Berelowovitch cité dans Fowkes, 2002, p. 5).

La théorie marxiste de Staline a été développée par la suite, surtout dans les années 1970 et 1980, par l’ethnologie soviétique emmenée par Yulian Bromley (Popov & Kuznetsov, 2008, p. 226). Directeur de l’Institut d’ethnographie de l’Académie des Sciences, Bromley a développé une théorie dite de l’ethnos, fortement basée sur la vision primordialiste de Staline ; l’ethnos est ainsi conçu comme « un organisme social dont l’existence dépend d’un ensemble d’éléments, en particulier un territoire, une langue, des caractéristiques raciales, une culture et un héritage, ainsi que d’une conscience ethnique homogène, un système de valeurs, des goûts et d’autres traits de caractère communs » (ibid., p. 227). L’élément central est celui du lien privilégié entre un groupe ethnique et un territoire. Cette approche ancrée dans l’inconscient collectif de l’homo post-sovieticus a été la source de nombreuses dérives car elle tend à la recherche des origines des groupes ethniques sur des territoires donnés ; « it was used as an argument in territorial disputes between national autonomies (e.g. in the Nagorno-Karabakh autonomous oblast), or between ethnic groups living in close proximity

(Ingush and Ossetians, or Kumyks and gortsy (“mountain peoples”) in the North Caucasus). Political elites also frequently used ethno-historical research as a justification for the titular nationalities’ status in ethno-territorial autonomies » (ibid., p. 227).

A ce poids de l’héritage soviétique s’ajoutent des éléments plus circonstanciels liés à la période post-communiste. Dans un contexte marqué par des changements économiques radicaux sur fond de conflits armés, des Etats tels que la Géorgie au début des années 1990 se sont retrouvés dans la situation d’Etats défaillants (failing states). Or, en l’absence d’un Etat central fonctionnel, il est impossible de protéger les libertés civiles, d’organiser des élections libres et régulières, et de garantir les droits des minorités, autant d’éléments qui font partie des bases d’un système démocratique. La fragmentation des élites géorgiennes au début des années 1990 (Way, 2009, p. 103), dans le contexte des conflits ethniques naissants, a conduit à la faillite de l’Etat. Dans ce contexte, les conditions pour la mise en place d’une politique de soutien aux minorités n’étaient absolument pas réunies.