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3. Minorités et démocratisation

3.5. La gestion de la diversité : quels modèles de gouvernance ?

Divers modes de gouvernance en matière de gestion de la diversité sont envisageables dans les Etats multiethniques. Au-delà de la question de la forme de l’Etat (républicaine ou multiculturelle par exemple), l’enjeu est celui du mode d’organisation territoriale ou administrative qui est le plus à même de satisfaire la majorité et les minorités. Ces enjeux sont importants dans le cadre d’un travail sur la redéfinition de la nation car ils permettent d’identifier les modèles qu’un Etat tel que la Géorgie peut appliquer, mais aussi d’analyser les raisons qui poussent un Etat à en rejeter certains. Le choix d’un modèle est tributaire de plusieurs facteurs, qu’il s’agisse de la taille de la ou des minorités, de sa concentration sur un territoire spécifique, du niveau de tension intercommunautaire, d’un passé conflictuel ou non, mais aussi d’une autonomie passée. Nous pouvons ainsi identifier trois modèles majeurs : celui de l’autonomie, celui du power-sharing/ consociationalisme et un dernier modèle reposant sur l’attribution de droits généraux dans le cadre d’un système libéral républicain ou multiculturaliste (Malloy, 2005, pp. 173 et ss).

Le principe de l’autonomie comme mode de gestion de la diversité est courant dans le monde occidental. L’autonomie territoriale, que l’on distingue de l’autonomie culturelle, déjà évoquée précédemment, peut s’inscrire dans le cadre d’un Etat fédéral ou non. L’idée repose sur le principe d’une délégation de pouvoir afin que la minorité bénéficie du principe de l’auto-détermination dans la région administrative dans laquelle elle est majoritaire. Ce modèle, appliqué par exemple en Catalogne ou en Belgique, est perçu par certains avec scepticisme pour régler la question des conflits et tensions interethniques. Selon Elazar (cité

dans L. D. Anderson, 2013, p. 3), « ethnic nationalism is probably the strongest force against federalism ». Ainsi, les régions qui bénéficieraient le plus d’un modèle fédéral sont également celles où le système est le plus difficile à mettre en place (ibid. p. 3).

La solution fédérale est rejetée par certains car elle renforcerait les identités ethniques (Dembinska, Máracz, & Tonk, 2014); elle bénéficierait aux entrepreneurs ethniques les plus radicaux et contribuerait à augmenter les ressources de ceux qui remettent en cause la souveraineté des nations (L. D. Anderson, 2013, p. 3). Il s’avère néanmoins que ses contradicteurs peinent à s’accorder sur d’autres modèles plus appropriés. D’autre part, l’argument selon lequel le fédéralisme ou l’autonomie rendent l’Etat plus vulnérable aux risques de sécession n’est pas nécessairement confirmé empiriquement. Dans bien des cas, la solution fédéraliste constitue au contraire plutôt une source d’apaisement des conflits et des tensions, même si les avis sur la question divergent, notamment dans le cas de l’espace post- soviétique (Cornell, 2002). Il est évident que le fédéralisme ethnique et l’autonomie en général prennent des formes très différentes selon le contexte. Ce mode de gouvernance se met en place de manière plus ou moins harmonieuse selon qu’il s’inscrit dans une tradition séculaire ou non, dans un contexte post-conflit ou non, procède d’une évolution politique naturelle ou a été imposé de l’extérieur. Un des facteurs essentiels qui détermine ce mode de gouvernance est celui de la répartition ethnique, de la concentration des minorités et des rapports de force existants. Le modèle fédéraliste reste cependant perçu avec beaucoup de méfiance dans l’espace post-soviétique, comme nous le verrons ultérieurement. Dans les Etats occidentaux, où il s’est généralement souvent imposé de lui-même, c’est-à-dire sans pression extérieure, il repose sur un certain nombre d’éléments essentiels. Premièrement, une conception postmoderniste de la souveraineté territoriale. En effet, même si elle demeure un élément essentiel de l’Etat, la territorialité politique se comprend de manière flexible et négociée ; la décentralisation et la délégation de pouvoir ne sont pas nécessairement comprises comme une menace pour la souveraineté et un premier pas vers la partition ou la sécession. Costa estime au contraire que c’est l’incapacité à trouver une forme d’autonomie subnationale pour les minorités qui constitue une justification valable et morale pour ces dernières de faire sécession (Costa, 2003). Deuxièmement, dans les systèmes fédéralistes ou régionalistes que l’on peut qualifier de modèles, les relations entre groupes ethniques reposent sur la coopération plutôt que sur la confrontation et la méfiance ; si des tensions existent,

l’Etat central ne conçoit pas les minorités comme une cinquième colonne ou des groupes par définition déloyaux en raison de leur identité ethnique différente ; elle repose sur une conception moderne de cette dernière, à savoir flexible, évolutive et surtout multiple.

Si l’on excepte le cas de la Russie (Harzl & Protsyk, 2013), cas bien particulier, le modèle de fédéralisme ethnique n’est guère appliqué en Europe orientale et centrale. Le modèle consociationnel ne l’est guère plus. Le modèle repose sur le principe d’un partage du pouvoir équilibré et établi juridiquement entre les différents groupes ethniques, notamment par le biais de quotas ethniques au parlement et au sein du gouvernement, par un droit de veto ou d’autres formes permettant aux groupes ethniques minoritaires de participer politiquement aux affaires (par exemple la représentation proportionnelle) et de bénéficier également d’un certain nombre d’opportunités économiques. Parfois imposé de l’extérieur comme voie de sortie d’un conflit (par exemple en Bosnie-Herzégovine), ce modèle est critiqué par certains car il tendrait à communautariser la société, figer les identités, accroître le vote ethnique et affaiblir la cohésion nationale. En effet, le modèle consociationnel repose également sur le principe de l’autonomie des différents groupes pour la gestion d’un certain nombre de politiques (Commercio, 2010, p. 156). Par ailleurs on observe, à l’aune de l’exemple bosniaque, que le modèle tend à être défaillant s’il est imposé de l’extérieur sans l’assentiment des élites locales. Il nécessite par ailleurs un certain nombre de facteurs qui favorisent la mise en place de ce modèle, à savoir l’absence d’un seul groupe majoritaire, un équilibre du pouvoir entre groupes, une tradition de compromis ou encore l’absence de fortes disparités économiques (Lijphart cité dans Snyder, 2000, p. 329). Dans un contexte de démocratisation, un tel modèle a peu de chances d’être privilégié ; le cas de la Géorgie au début des années 1990 en est un bon exemple car il nécessite l’existence d’entrepreneurs ethniques modérés capables de compromis à l’intention des autres groupes. Or, les phases de démocratisation dans les sociétés ethniquement hétérogènes se caractérisent traditionnellement par des élites poussées à exacerber les différences ethniques et privilégier leurs groupes dans un souci de conquête du pouvoir (ibid., p. 330). Ainsi, le modèle de power-sharing s’est plutôt imposé comme une solution de rétablissement de la confiance dans des situations post-conflits, avec des succès relativement mitigés.

Un troisième modèle qu’un grand nombre d’Etats mettent place consiste à protéger et inclure les minorités nationales par l’octroi de droits généraux (linguistiques, politiques, sociaux et

culturels) sans accorder de prérogative territoriale ou déterminer juridiquement des règles d’équilibre ethnique au sein des institutions. Ce modèle repose entre autres sur les textes internationaux majeurs des Nations Unies fixant les grands principes de non-discrimination, certains textes du Conseil de l’Europe (Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, Charte européenne des langues régionales et minoritaires) mais surtout la mise en place d’une législation nationale garantissant un certain nombre de droits aux minorités (loi sur la citoyenneté, loi sur les langues, loi sur l’éducation, etc.) dans le cadre d’un système républicain ou multiculturaliste. Il s’agit là de l’approche la moins contraignante pour l’Etat central mais qui ne témoigne pas nécessairement d’un manque de volonté des autorités. Au contraire, elle offre certains avantages. Une telle approche a le mérite de ne pas contribuer à une intensification des différences identitaires ou à une communautarisation des groupes. Elle nécessite néanmoins une volonté sincère de l’Etat d’agir dans l’intérêt des minorités, y compris au niveau symbolique. Or, dans un contexte tel que celui de l’ex-URSS, marqué par une approche à somme nulle de la politique et dans lequel l’Etat n’est jamais neutre, l’octroi d’un trop grand nombre de prérogatives aux minorités nationales peut rapidement être perçu comme un empiètement sur les droits de la majorité. Un tel modèle devrait reposer par ailleurs sur une conception fortement ancrée de la nation en termes civiques, car elle induit une inclusion de tous les citoyens dans le projet national malgré les différences ethniques et linguistiques. Sans une conception civique de la nation, un tel modèle se limite à une déclaration d’intentions difficilement réalisables dans les faits, car se heurtant à la résistance des autres groupes. Ce modèle est néanmoins à privilégier dans les cas où cohabitent un groupe majoritaire et un petit nombre de minorités relativement peu nombreuses.

Le modèle de gouvernance à privilégier dépend de chaque situation, et cette dernière est tributaire d’un contexte culturel, politique et linguistique. En somme, les Etats adoptent des modes de gestion que l’on peut résumer en cinq approches générales (Stein, 2000, p. 33):

- « Une opposition de principe à la participation des minorités nationales ; - Une neutralité officielle à l’égard de l’ethnicité (malgré les doutes de

Kymlicka sur la possibilité d’une telle neutralité) ;

- Un soutien actif aux minorités et à la concurrence entre partis ethniques ; - Une garantie formelle de la représentation politique ;

- Une territorialisation ethnique et une garantie de la représentation institutionnelle »