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2.2. L’enjeu des minorités dans le débat sur la nation

2.2.4. Les enjeux du nation-building

Le nation-building consiste en l’ensemble des politiques menées par un Etat pour construire et asseoir un discours cohérent et unifié sur la nation afin de créer une solidarité de groupe qui transcende tous les autres clivages potentiels. Cela passe par un grand nombre de politiques et de mesures, en particulier l’écriture de l’histoire nationale, la mise en place d’un système éducatif unifié, la fixation de règles d’obtention de la citoyenneté, mais aussi la création d’un hymne, d’un drapeau, de jours fériés, d’une toponymie ou encore la glorification de certains héros nationaux. Wayne Norman distingue trois archétypes de nation-building : un nation- building pour la nationalisation des masses indigènes, un nation-building pour la nationalisation des minorités nationales et un nation-building pour la nationalisation des

10 Notons qu’ici le terme de culture doit être compris non pas dans son acception large mais dans une acception plus étroite, basée sur l’existence d’une langue commune et d’institutions sociétales au sein desquelles elle est pratiquée.

communautés immigrées (Norman, 2006, p. 38). Le premier d’entre eux constitue le type classique de processus de nation-building qui s’applique généralement aux Etats européens en formation aux XVIIIème et XIXème siècles. Il consiste à faire d’un territoire divisé en régions où se pratiquent diverses langues et où s’enchevêtrent plusieurs identités ou plusieurs pratiques religieuses, un territoire unifié, régi par une langue et une administration communes, comme l’explicite Eugène Weber à partir du cas de la France dont le processus de modernisation de l’Etat transforme les paysans en Français au XIXème siècle (Weber, 1977). Un tel projet est résolument ancré dans l’époque prémoderne et le début de la modernité, et ne s’inscrit pas dans la réalité des pays occidentaux aux XXème et XXIème siècles.

La chute de l’URSS a confronté l’ensemble de ses Etats successeurs à la question du nation- building, avec des constellations de départs très diverses. Sans aucune expérience étatique préalable, ou alors très faible, les Etats nouvellement créés ont dû asseoir leur légitimité sur le renforcement de l’idée de nation (voir tableau 2). Or, pour certains d’entre eux, l’idée d’une nation, notamment en Asie centrale, constitue un phénomène tout à fait nouveau qui nécessite un travail de légitimation du pouvoir passant notamment par l’instauration de mythes nationaux. Dans le cas de la Géorgie, l’enjeu n’a pas résidé dans la nécessité de légitimer l’existence d’une nation, une identité nationale géorgienne forte reposant sur des éléments réels ou mythiques étant bien établie. C’est plutôt le caractère multiethnique de la nation qui a constitué et qui constitue encore un enjeu dans le cadre du nation-building, à l’instar d’autres pays de la région. Ces cas-là se situent dans le deuxième modèle de nation-building de Wayne Norman.

Tableau 2 : Processus de construction de la nation dans les Etats post-soviétiques

Nation existante Nation nouvelle Etat multiethnique Géorgie Ukraine Russie Kirghizstan Kazakhstan Ouzbékistan Azerbaïdjan Etat mono-

Le processus de construction de la nation géorgienne se confronte à la résistance des minorités ethniques qui souhaitent que le processus prenne également en compte leur propre identité. Si la nation majoritaire tend à imposer une vision hégémonique de la nation dans un Etat multiethnique, on parlera de nationalising state (Rogers Brubaker, 2007). C’est dans cette configuration précise que la question des minorités doit être abordée sous l’angle de la justice (Costa, 2003; Kymlicka, 2001a). En effet, le processus de nation-building se fait en principe dans l’intérêt des membres de la culture majoritaire (Charles Taylor dans Kymlicka & Opalski, 2001, p. 22). Or la question centrale du débat, selon Kymlicka, n’est pas de savoir si les minorités nationales ont une raison valable à ce que l’on abandonne le principe de neutralité bienveillante mais plutôt de savoir pourquoi les minorités nationales ne disposent pas des mêmes outils de nation-building que ceux de la culture majoritaire (ibid.). Car d’un point de vue moral, le processus de nation-building du groupe minoritaire n’a pas moins de valeur que celui du groupe majoritaire. C’est pourquoi selon Kymlicka une approche basée sur la justice nécessite l’octroi aux minorités de droits similaires en matière de nation- building, c’est-à-dire le droit à l’emploi de sa langue, à des institutions et surtout à l’autonomie gouvernementale (self-governance). La question des modèles de gestion de la diversité, territoriale ou non, n’est pas le propos ici, elle sera abordée par la suite, mais au final les enjeux que pose l’approche de Kymlicka se résumé en deux questions: les efforts que fournit la majorité pour construire sa nation créent-ils des injustices pour les minorités nationales ? Les droits accordés à ces minorités nationales sont-ils de nature à les protéger contre ces injustices ?

A ce stade, on peut également se demander s’il est légitime de mettre sur un pied d’égalité nation-building de la majorité et nation-building de la minorité installée sur le territoire. Car certains libéraux estiment que le nation-building de la majorité permet certaines avancées démocratiques importantes dont profitent également les minorités, notamment parce qu’il contribue à la formation d’une force de travail mobile, formée et unifiée et contribue à créer une identité commune à même de générer de la solidarité (ibid.). Le sentiment de nation (nationhood) constituerait donc la batterie à même de faire fonctionner les Etats occidentaux (Kymlicka & Opalski, 2001).

La question des minorités, pour ce qui est de leurs droits et leur gestion, doit donc être en permanence appréciée au regard du projet de nation-building mis en place par l’Etat et la

culture majoritaires. Il s’agit ainsi d’identifier si le processus de nation-building peut être considéré comme libéral ou non. Kymlicka identifie neuf éléments distinguant une approche libérale du nation-building d’une approche non libérale que l’on peut citer sous forme de propositions (Kymlicka & Opalski, 2001, pp. 54-58) :

1. Une approche libérale se distingue d’une approche non libérale par le degré de coercition utilisé pour promouvoir une identité nationale commune ;

2. Les Etats libéraux ont une conception plus stricte de l‘espace public dans lequel l‘identité nationale dominante peut être exprimée, et une conception plus large de la sphère privée dans laquelle les différences sont tolérées ;

3. Les Etats libéraux n’ont pas tendance à interdire des formes de mobilisation politique ou des discours qui mettent en question la domination d’une identité nationale ;

4. les Etats libéraux ont une définition plus ouverte de la communauté nationale ; 5. Les Etats libéraux ont une conception plus fine de l’identité nationale ;

6. Les Etats libéraux n’ont pas tendance à considérer la nation comme la valeur supérieure ;

7. Lesnations libéralessont plus cosmopolites ;

8. Les nations libérales sont moins enclines à considérer les identités nationales comme exclusives ;

9. Les nations libérales accordent aux minorités nationales une reconnaissance publique qui met en avant leur différence nationale, et leur accordent une place dans l’espace public.

Pour résumer, Kymlicka argumente que dans une démocratie libérale, le nation-building de la majorité doit remplir trois conditions : premièrement, aucun résident permanent ne doit être exclu de la nation. Deuxièmement, l’intégration culturelle qui est requise pour appartenir à la nation doit être comprise au sens fin, et reposer d’abord sur une intégration linguistique et institutionnelle, et non sur l’adoption de coutumes, croyances, religions et modes de vie. Troisièmement, les minorités nationales doivent être autorisées à développer leur propre modèle de nation-building. Wayne Norman (Norman, 2006) propose quant à lui un certain

nombre de tests permettant de déterminer à quel point le processus de nation-building est libéral ou non. Ces critères comprennent l’évaluation des politiques, campagnes électorales, manuels scolaires au prisme de la façon dont sont représentées les minorités en vue de promouvoir une identité particulière (veracity test), mais aussi l’analyse d’ennemis internes ou externes (stigmatisation test) ou encore ce qu’il nomme le test de l’égalité des chances (equal opportunity for nation-building test), c’est-à-dire celui de savoir si les différents groupes composant la nation ont les mêmes chances pour former et renforcer leur propre identité à travers les institutions étatiques (ibid., p. 36). Pour Norman, cela passe par l’attribution d’une forme d’autonomie à certaines minorités afin qu’elles puissent contrôler un nombre défini d’institutions (instruction publique ou médias par exemple). Ces mesures doivent être concrétisées par une refonte des structures étatiques et de la législation, notamment au niveau constitutionnel (ibid., p. 48). Néanmoins, dans des Etats marqués par un niveau élevé de pratiques informelles pour suppléer les manques des institutions formelles, les considérations législatives peuvent être insuffisantes pour modifier les pratiques.