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Une dimension négligée dans l’étude des minorités: le rôle des relations informelles

3. Minorités et démocratisation

3.8. Une dimension négligée dans l’étude des minorités: le rôle des relations informelles

Dans l’analyse des relations entre minorités et majorité, un élément est rarement évoqué ; c’est celui des réseaux informels. Historiquement, la science politique a été dominée par une approche centrée sur les institutions formelles, notamment celle du modèle de parti responsable » (responsible party government) «dont la logique est à la base des théories du choix rationnel et des approches historico-comparatives » (Kitschelt & Wilkinson, 2009, p. 1). Longtemps en effet, l’analyse politique a été conçue comme le résultat d’interactions entre les électeurs et les institutions politiques marquées par des règles du jeu formel, à savoir des électeurs mus par leur conception des biens communs (common goods) et effectuant leur choix sur la base de programme électoraux établis par des partis politiques qui en retour cherchent à appliquer des politiques favorables à l’ensemble des électeurs. Or, cette

conception formaliste du politique se heurte dans certains Etats, y compris occidentaux, à une conception clientéliste (patronage-based, party-voter linkage) des rapports entre élus et électeurs (ibid. p. 2). Dans un tel système, les hommes politiques ne répondent pas sur leur capacité à redistribuer des biens pour l’ensemble des citoyens. Au contraire, « clientelist accountability represents a transaction, the direct exchange of a citizen’s vote in turn for direct payment or continuing access to employment, goods and services » (ibid., p. 2). Ce système clientéliste se distingue d’un système de partis classique par plusieurs éléments : d’une part le système clientéliste est exclusif, c’est-à-dire qu’il s’adresse à un nombre particulier de bénéficiaires directs ; les non-participants sont exclus des des échanges (ibid., p. 10), ce qui n’est pas le cas dans un système de parti classique fournissant des biens publics : les politiques mises en place par un parti s’appliquent à l’ensemble des citoyens, quel qu’ait été leur vote. D’autre part, le système clientéliste repose sur une structure organisationnelle permettant de contrôler et de mettre en œuvre les échanges. Le clientélisme constitue une des formes que peut revêtir ce que l’on nommera ici l’informalité, mais l’informalité ne se limite pas aux relations clientélistes.

Qu’est-ce donc que des institutions et des structures informelles ? Tous les systèmes politiques se caractérisent par un mélange de structures formelles et informelles, de règles écrites et non écrites, de procédures formelles et de pratiques informelles. L’enjeu réside cependant dans le degré d’influence des unes sur les autres. Par institutions, nous entendons « les organisations formelles et les règles et procédures formelles qui structurent le comportement et ainsi permettent de privilégier ou de désavantager certains acteurs » (Steinmo, 1992, p. 2). Levitsky et Helmke définissent les organisations formelles comme « rules and procedures that are created, communicated and enforced through channels widely accepted as official » (Helmke & Levitsky, 2004, p. 727). Gerd Meyer quant à lui définit les institutions formelles comme « based on explicitly defined rules and norms, on rights and duties to enable and to limit social interaction, to achieve certain goals and to structure the distribution of power » (Meyer, 2008, p. 19). Cette définition regroupe non seulement les institutions étatiques tels que partis politiques ou courts de justice mais également les institutions sociales telles que le mariage, la famille, les associations ou encore le système juridique. Elles s’opposent ainsi aux institutions informelles que Helmke et Levistky définissent comme « socially shared rules, usually unwritten that are created,

communicated and enforced outside officially sanctioned channels » (Helmke & Levitsky, 2004, p. 725); le clientélisme, le néo-patrimonalisme ou des normes claniques et des processus de corruption sont considérés comme des institutions informelles car elles ne relèvent pas de règles écrites, mais de pratiques reposant sur des canaux non officiels. De même, des pratiques favorisant certains groupes ethniques au détriment d’autres, par exemple sur le marché du travail, relèvent elles aussi de pratiques informelles.

Les pratiques informelles ne sont cependant pas à confondre avec les pratiques illégales. Gerd Meyer (Meyer, 2008, p. 22) distingue trois types de pratiques politiques informelles, deux d’entre elles étant légales, la dernière ne l’étant point. Le premier type de pratique, légale, concerne la façon dont les élites politiques forment ou façonnent les institutions par leur style de gouvernance, c’est-à-dire leur façon d’habiter leur fonction politique durant une période donnée et d’exercer les fonctions qui leur sont conférées sur le plan constitutionnel. « It is equally instructive to analyse institutional conflicts and games, and what is politically allowed (“correct”) or sanctioned » (ibid., p. 22). Le deuxième type de pratiques informelles concerne la façon de mener une politique, de créer des alliances, de trouver des compromis tout en respectant les règles du jeu institutionnel. Enfin, le troisième type, qui nous intéresse le plus, est celui des pratiques non démocratiques, « mostly illegal and illegitimate, of formally established or informal actors without democratic legitimacy to get unjust, disproportionate or even illegal advantages on behalf of particular interests » (ibid., p. 22). Ce type de pratiques prévaut aussi bien lorsque le cadre institutionnel est fort que lorsqu’il est faible, mais l’on observe une plus grande fréquence en présence d’un Etat faible (George, 2009b, p. 38).

L’informalité peut ainsi prendre plusieurs formes, qu’il s’agisse de pratiques de corruption, de cooptation, de captation de l’Etat (state capture), de pratiques néopatrimonialistes ou de normes claniques, mais aussi, comme nous l’avons évoqué, de pratiques discriminatoires à l’égard de certains groupes qui se démarquent des normes édictées par le droit. Ces pratiques informelles sont souvent, dans l’espace post-soviétique, la conséquence de pratiques du passé dont il a été très difficile de se départir. Comme l’évoque à plusieurs reprises Christoph H. Stefes dans son ouvrage sur les systèmes de corruption en Géorgie et en Arménie, les règles informelles sont beaucoup plus difficiles à modifier que les règles formelles (Stefes, 2006). On se retrouve ainsi dans une logique de path dependency. En effet, la période soviétique est

à l’origine des réseaux clientélistes que l’on observe aujourd’hui dans les Etats post- communistes. C’est en particulier le cas pour les élites représentant des minorités ethniques, qui se sont longtemps vues offrir promotions et privilèges en échange de leur loyauté. « In other ways, however, the informal institution that permeated ethnic politics after the USSR collapsed reflected the preferences of the governing authorities in central states, unwilling to create permanent formal institutions in their weakened states, and the ability of regional actors to exploit those inclinations (George, 2009b, p. 37).

La question de l’informalité est en effet particulièrement prégnante dans le domaine des relations entre minorités ethniques et majorité. La place qu’occupe une minorité dans le champ politique, économique et social dépend en grande partie des structures d’opportunités politiques qui s’offrent à elle. « Ces structures d’opportunités politiques regroupent autant les politiques formelles qui affectent la citoyenneté, la langue, l’emploi dans le secteur public que les pratiques informelles interpersonnelles qui privilégient la majorité ethnique sur le marché du travail » (Commercio, 2010, p. 8). En retour, les institutions déterminent la place occupée par une minorité, ainsi que les « perceptions des possibilités socio-économiques qui déterminent les choix faits par ladite minorité » (ibid.). Or, la place qu’occupe une minorité peut varier très sensiblement selon les situations et selon l’intensité des réseaux informels dont elle a hérité, sur la base des règles non écrites qui fixent l’accès par les élites au pouvoir politique et économique. Il est ainsi des cas où une minorité, malgré sa faible représentation numérique, détient les réseaux informels nécessaires lui permettant de bénéficier d’un statut privilégié dans le secteur économique ou politique.

Michele Commercio, dans une étude comparative sur la situation des Russes en Lettonie et au Kirghizstan (Commercio, 2010), décrit remarquablement bien la situation lorsqu’elle écrit que pour résister aux tentatives des nouvelles élites nationales d’exclure les Russes des mannes du pouvoir, ces derniers ont été encouragés à « take care of their own in an environment of discrimination that greatly restricts the labour market for those outside the titular nation » (ibid., p. 9). Dans un contexte de pénurie, notamment sur le marché du travail, les réseaux ethniques sont particulièrement importants dans la mesure où ils encouragent l’action collective en fournissant « confiance, ressources, communication et opportunités » (ibid., p. 9). Le recours à ces réseaux constitue la réaction d’individus ordinaires à des contraintes structurelles imposées par des politiques nationalisantes et des pratiques visant à réduire leur

capacité à prospérer (ibid.). Plus les réseaux informels interpersonnels qu’a pu développer la minorité russe à l’époque soviétique dans le cadre du parti (Komsomol et parti communiste), de l’économie (directions de kolkhoze) ou des services de renseignements (KGB) sont importants, mieux elle fera face aux enjeux des politiques de nation-building. Ainsi, la qualité des réseaux dont jouit une minorité varie très sensiblement, et cela se répercute sur sa capacité d’intégration.

Les cas étudiés par Commercio méritent d’être observés de plus près car ils présentent des similitudes avec le cas des Arméniens de Géorgie. Exposons, premièrement, le cas des Russes du Kirghizstan. Après l’indépendance, les élites kirghizes ont mis en place des institutions formelles traitant Russes et Kirghizes sur un pied d’égalité. Cela comprend le statut de langue officielle accordé au russe, le kirghize demeurant langue d’Etat, le code de la nationalité ou la langue d’instruction. Ces pratiques accommodantes en matière de respect de la diversité se heurtent néanmoins à des pratiques informelles largement discriminatoires pour les Russes. En effet, les pratiques informelles de recrutement dans le secteur public favorisent très largement les Kirghizes; il en est de même dans le secteur privé, car les Russes n’ont jamais pu établir de réseaux importants à l’époque soviétique. En effet, Moscou a toujours cherché à coopter les élites locales afin de gagner leur loyauté, ce au détriment des Russes en général exclus des postes à responsabilités, aussi bien au niveau politique qu’économique ; cela s’est traduit par une forte propension à l’exil (exit dans la terminologie du sociologue Hirschmann) (ibid., pp. 9-11). On s’aperçoit que dans le cas kirghize, les institutions formelles se sont trouvées en concurrence, et en contradiction avec les institutions informelles. Commercio écrit ainsi que « although formal policies are designed to protect Russian interests, informal nationalization practices and sparse informal networks constrain Russian conduct » (ibid., p. 11). Selon Commercio, l’élément central qui explique la situation des Russes et leur exode est celui de la faiblesse de leurs réseaux.

Le cas letton relève d’une autre dynamique. Les institutions formelles mises sur pied suite à l’indépendance ont été sans ambiguïtés et ont clairement favorisé la nation titulaire lettonne, en particulier par le biais de lois sur la langue, la citoyenneté et l’accès aux emplois publics. Ecartés du champ politique, les Russes de Lettonie ont su s’orienter vers le secteur privé où ils bénéficiaient de larges réseaux informels de haut rang datant de l’époque soviétique. En effet, le pouvoir central à Moscou s’est toujours gardé de placer des Lettons à la tête des

structures clés de l’économie locale. Ainsi, en 1989, les Slaves dominaient l’ensemble du secteur économique de la Lettonie, hormis l’agriculture ; en 1970, les Russes et non-Lettons représentaient par ailleurs 54% des membres du Parti communiste letton, et encore 46% en 1989 (ibid., pp. 45-46). Les réseaux que les Russes ont pu développer à l’époque soviétique dans le cadre des Komsomol, du parti communiste ou du KGB leur ont permis de prospérer par la suite dans l’économie privée. Cette possibilité de se réaliser en dehors de la sphère politique les a dissuadés d’opter pour l’exil (exit) et les a incités à choisir plutôt une stratégie de voice. Au Kirghizstan, par opposition, on observe que le soutien à la nation titulaire a été beaucoup plus fort : d’une part en termes démographiques la part de la population kirghize est passée de 40% en 1959 à 52% en 1989 (contre respectivement 30% et 21,5% pour la population russe (ibid., p. 42) mais surtout la place des élites kirghizes dans les postes à responsabilité a crû constamment, en particulier dans les postes politiques, administratifs et dans l’économie (Lubin, 1984, p. 78). Commercio s’inscrit ainsi clairement dans une approche de l’institutionnalisme historique qui souligne l’importance des causes historiques pour expliquer les choix que font les acteurs institutionnels.

Ces exemples montrent que l’interaction entre institutions formelles et informelles peut prendre des formes diverses. Lauth (cité dans Meyer, 2008, p. 28) distingue trois types de relations entre le formel et l’informel. Premièrement une relation complémentaire, dans la mesure où le formel et l’informel se renforceraient l’un l’autre, sans se contredire, et sans que l’informel ne rentre dans le champ de l’illégalité. Deuxièmement, une relation de substitution, où les institutions informelles pallient les règles formelles, soit que ces dernières soient inexistantes, soit qu’elles se révèlent inefficaces. A l’époque soviétique par exemple, les réseaux clientélistes ont occupé le vide laissé entre l’Etat et la société. Enfin, les institutions formelles et informelles peuvent entrer en conflit et se révéler incompatibles. Le premier type de relation est plus perceptible dans une démocratie stable. Une relation de substitution sera quant à elle observable dans des systèmes politiques en transition, par exemple dans le cas d’Etats défaillants, où les Etats ne sont pas en mesure de faire appliquer les règles qu’ils ont édictées. Ces situations de primauté de l’informel tendent à favoriser l’émergence d’un mauvais capital social (bad social capital), ne regroupant que ceux qui appartiennent aux bons réseaux. Or, c’est généralement l’autorité formelle qui détermine l’accès aux sources du pouvoir informel.

La société géorgienne est souvent dépeinte comme une société où prévalent les réseaux familiaux (. On y observe un niveau élevé de bonding social capital tandis que le niveau de bridging social capital est faible. En d’autres termes, le niveau de confiance interpersonnelle est élevé entre pairs, dans les cercles se connaissant, mais faible entre individus n’ayant pas de lien préalable. Cette absence de confiance est souvent considérée comme un frein à la démocratisation car elle réduit la cohésion sociale. Elle tend aussi à produire une société où les échanges entre pairs sont privilégiés ; cela peut sembler propre à chaque société ; le phénomène est néanmoins plus marqué dans des régimes peu démocratiques. Comme l’indique Ronald Suny « kinship network and the mistrust of outsiders encourages the use of unofficial, informal means of settling conflicts. Patronage networks, so central in Transcaucasia to an individual’s power and prestige, were carefully maintained and adapted to an economy of shortage » (Suny, 1995, p. 115). Or, la prégnance de relations informelles tend à réduire la qualité de la démocratie (Collins, 2009). L’histoire des Arméniens de Géorgie au cours du XXème siècle est celle d’une population ayant brusquement perdu son statut privilégié au sein de la société géorgienne (cf. infra). Tandis que la communauté arménienne dominait la vie politique et économique géorgienne avant la Révolution de 1917, le régime communiste a institutionnalisé la prédominance des Géorgiens dans l’appareil d’Etat, les rouages de l’économie et l’ensemble des structures sociales. Les Arméniens, dépourvus de tout statut particulier à l’époque soviétique, contrairement aux Abkhazes ou aux Ossètes du Sud, n’ont pas hérité de réseaux influents, à l’instar par exemple des Russes de Lettonie précités, leur permettant de se mobiliser et d’acquérir des postes à responsabilité ou d’user de leviers politiques. Cela est perceptible en particulier à Tbilissi, où on observe une stratification sociale en fonction de l’ethnicité. Composant quelque 10% de la population de Tbilissi, les Arméniens occupent pour beaucoup d’entre eux des emplois déconsidérés par les Géorgiens (cf. infra), alors même qu’ils parlent le géorgien. Comme le résume bien Martina Huber, « disadvantages for the Armenian population in Tbilisi and Akhalkalaki alike may be more the result of the clan-based system of a society which indices Georgians to distribute jobs and benefits among friends and family rather than on the basis of merit and qualifications » (Huber, 2004, p.53). C’est là l’hypothèse que nous avançons : les difficultés que connaissent les Arméniens sont dues en partie, mais pas uniquement, à la difficulté à mobiliser des réseaux influents dans une économie de pénurie. Les politiques d’enseignement du géorgien mises en place depuis quelques années se heurtent à une société structurée autour

d’un bonding capital social qui privilégie les Géorgiens ethniques déjà en place sur le marché du travail. Ces éléments seront développés ultérieurement. Ils ne sont évidemment pas les seuls éléments constituant un frein à l’intégration des Arméniens de Géorgie ; des éléments tels que le poids de l’héritage soviétique, la conception historique de la nation ou encore le rôle de l’Eglise orthodoxe géorgienne constituent également des freins à un traitement égal des minorités.