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Chapitre 4 : TELECOMMUNICATIONS ET CONSTRUCTION DES «ESPACES

4.3 Le NIMBY : entre spatialité et ségrégation

4.3.1 Protester en ville, ne pas protester au village?

Dans le champ de controverses ouvert par les résultats des différentes études menées sur les effets biologiques des RNI, l'imaginaire des consommateurs des services de télécommunications est progressivement structuré par la peur des effets biologiques perçus des RNI. Ainsi de nombreux utilisateurs se plaignent-ils de maladies attribuées à la présence des antennes GSM, et donc de leurs émissions radioélectriques. Selon leurs perceptions, les ondes émises par ces antennes seraient responsables de céphalées, de maladies inexpliquées, de cancer et même parfois de décès. Au Bénin, certains des usagers qui expriment des

récriminations précédemment évoquées saisissent directement l'Autorité de Régulation, d'autres, parfois, la présidence de la République. Ils sont par ailleurs confortés, ainsi que les associations de consommateurs, notamment par la décision du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en Mai 2011 de classer les ondes électromagnétiques de fréquence comprises entre 9 KHz et 300 GHz dans la catégorie 2B, c'est-à-dire « potentiellement cancérigène pour l'homme » (CIRC 2011 ; Ly 2014)132.

L'une des premières protestations officielles au Bénin a été l'œuvre d'un médecin à Cotonou, qui a saisi l'Autorité de Régulation pour demander le démantèlement pur et simple d'un site en cours d'installation par un opérateur d'envergure internationale près de sa clinique qui lui servait par ailleurs de résidence, à quelques encablures par ailleurs d'un autre site appartenant à un second opérateur.

Un médecin exerçant ici [à Cotonou, dans un quartier populaire] a saisi l'Autorité de Régulation après plusieurs démarches auprès de l'opérateur X133. L'opérateur s'est mis à

ériger un pylône GSM sur le toit en dalle d'une maison à étage en pleine agglomération à proximité de la maison du médecin. En pleine agglomération. Imaginez les nuisances des antennes, le groupe électrogène qui va se mettre à vrombir sur la dalle pendant que les voisins sont là et ne peuvent plus dormir tranquillement. De plus, il y avait déjà un autre opérateur dans les parages. (PR1, Personne ressource, Cotonou, 2014)

En septembre 2015, des populations s'opposent à Porto-Novo au déploiement d'équipements radioélectriques d'un opérateur. L'Autorité de Régulation diligente un contrôle sur place et entreprend d'accélérer son action en matière de sensibilisation des populations (et donc des consommateurs) sur la question des RNI. L'approche cognitive sous-jacente est qu'en apportant de l'information au public, le statut légitime de l'Autorité permettrait de prévenir les protestations, ou tout au moins de les réduire. Paradoxalement, au moment de l'enquête de terrain, la question des RNI ne semble pas avoir gagné l'espace public sénégalais :

Nous n'avons pas encore eu de cas avéré de protestation contre le RNI ou même l'installation des pylônes au Sénégal. En tout cas, notre association n'a pas encore eu à gérer un tel problème. Je pense que les gens ne s'en préoccupent pas vraiment ici. (AC3, Membre d'une association de consommateur, Dakar, 2014)

132 En 2002, le CIRC avait déjà classé en catégorie 2B les champs électromagnétiques d'extrême basse fréquence,

c'est-à-dire de fréquence inferieure à 50Hz en raison de leur rôle soupçonné dans l'induction de leucémies infantiles en cas de surexposition (Voir Ly 2014).

La faiblesse des revendications relatives aux RNI au Sénégal peut également s'expliquer par un défaut de conscientisation des populations : « Nous pensons que les populations ne sont pas conscientes des dangers que constituent les antennes relais des opérateurs. Il y a un travail de sensibilisation à faire » (AC4, Membre d'une Association de consommateur spécialisée dans les TIC, Dakar, 2016).

Les conflits de localisation relatifs aux RNI en Afrique de l'Ouest doivent cependant être analysés en mobilisant d'un point de vue qualitatif le régime de justification (Boltanski et Thévenot 1999) des plaignants et les modes d'action du régulateur pour y répondre. Ils sont porteurs de valeurs post-matérialistes et sont donc davantage « qualitatifs et s’articulent à des dimensions identitaires multiples » (Hudon et Poirier 2011, 119). À ce propos, Della Porta (2004: 59) précise que le passage de valeurs matérialistes, en particulier liées à la défense d’intérêts économiques, à des valeurs post-matérialistes, c’est à dire situées au-delà de l’économique, souligne l’attachement général des nouveaux mouvements sociaux (NMS) aux libertés et subjectivités individuelles. Inglehart (1977) avait aussi évoqué ce passage de valeurs matérialistes à des valeurs post-matérialistes (Schweisguth 1997) comme une évolution culturelle, une « révolution silencieuse », déterminant l’action politique tout en ne se confondant pas avec elle (Lapeyronnie 1988, 599). Utiliser la protection du consommateur contre les rayonnements non ionisants des antennes d’émission de téléphonie mobile (Wyngaard 2009), comme motif de protestation semble à notre sens s’inscrire dans cette logique de défense et de promotion de valeurs post-matérialistes, tout comme militer contre des exclusions ou contre les effets écologiques d’une activité économique.

À l'évidence, l'espace de la régulation des RNI se trouve de fait complexifié et politiquement connoté tant les intérêts en jeu sont considérables alors que les exigences sanitaires et en termes de précaution n'ont jamais été aussi fortes en matière technologique. Pourtant les réactions protestataires sont paradoxales et illustrent une nette distinction d'abord entre le rural et l'urbain, puis au sein même des territoires urbains entre différents types d'espaces, tout autant qu'elles fournissent un prétexte général pour illustrer à la fois les craintes des effets biologiques attribués aux RNI mais aussi un ensemble de nuisances esthétiques et sonores liés aux sites radioélectriques installés par les opérateurs de réseaux de télécommunications ouverts au public. Pour cause, l'autonomie des dits sites nécessite bien souvent l'installation de groupes électrogènes très puissants dont les nuisances peuvent s'exprimer de diverses manières : secousses du sol au démarrage et donc propagation vers les habitations riveraines notamment lorsque le site se situe en hauteur, nuisances sonores liées au fonctionnement des

générateurs lorsqu'ils sont peu ou mal insonorisés, odeurs liées au carburant de ravitaillement, etc. Le répertoire des incriminations peut donc relever d'un registre élargi et diversifié couvrant tout ou partie des aspects précédemment évoqués, sans être exclusifs.

Les sites les plus sujets à protestation restent de fait ceux situés en pleine ville (milieu urbain) et au cœur des habitations ou situés à proximité d'écoles, de centres de santé ou autres endroits de forte concentration de personnes qualifiées de « fragiles ». Ceci confirme l'analyse selon laquelle les conflits de localisation, autre nom des conflits de proximité ou du syndrome NIMBY, sont un type spécifique de conflits urbains (Trudelle 2003, 227; Klein, Fontan et Tremblay 2011). Ces sites sont d'ailleurs généralement sujets à un traitement particulier dans le cadre de la définition des valeurs limites d'exposition134. Cette ségrégation dans la répartition géographique

des réactions au déploiement de certains types d'infrastructures de télécommunication peut s'expliquer par le caractère relatif des besoins d'une part et d'autre part la perception réelle des risques par les populations. Ces perceptions alimentent d'ailleurs les espaces de la peur135.

Dans le premier cas, si les villes sont assez couvertes par les opérateurs de téléphonie; à l'inverse, les campagnes le sont moins. Ceci couvre la voie à l'instauration d'espaces ségrégués.