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Les politiques d'infrastructures et la fracture numérique par l'accès

Chapitre 3 : LES VISAGES DE LA FRACTURE NUMERIQUE TERRITOIRES ET

3.2 Les politiques d'infrastructures et la fracture numérique par l'accès

Les infrastructures de télécommunications sont une composante fondamentale des réseaux. Si leur implantation peut susciter des controverses et nourrir des conflits de proximité (Sénécal 2005) en particulier dans les centres urbains (Trudelle 2003, 227; Klein, Fontan et Tremblay 2011) en raison du phénomène NIMBY (Wolsink 2006; Flynn 2011), elles restent cependant les principales artères pour assurer l'existence, d'une part, de l'activité des opérateurs et, d'autre part, fournir le service aux consommateurs.

La première dimension permet aux forces du marché de s'établir dans les territoires, internationaux comme nationaux ou locaux, ce qui les place en conséquence dans un système d'interactions avec les gouvernements mais aussi les populations. Ainsi, dans le domaine de la téléphonie mobile, les modes d'entrée sur le marché ouest africain sont généralement gouvernés par trois régimes juridiques, la licence, l'autorisation et l'entrée libre. Au Bénin100

comme au Sénégal101 où l'entrée libre102 est substituée par la déclaration, les codes des

100 Voir la Loi N°2014-14 relative aux communications électroniques et de la poste du 9 juillet 2014, article 4.

101 Voir au Sénégal la Loi n° 2011-01 du 24 février 2011 portant Code des Télécommunications, article 20, in Journal

Officiel de la République du Sénégal, J.O. N° 6576 du 14 mars 2011.

télécommunications consacrent chacun cet état de choses. L'octroi des licences se fait dans un cadre complexe gouverné par l'Etat par le biais du ministère sectoriel en charge des télécommunications, mais aussi par l'ensemble du gouvernement d'autant plus que les aspects économiques, environnementaux et autres interviennent.

Les licences se donnent par le gouvernement [...] mais il est clair que si la décision est prise techniquement en conseil des ministres, bien avant cela, elle fait l'objet de divers calculs et décisions qui impliquent plusieurs ministères, télécommunications, finances, environnement [...] et même le chef de l'État. La décision d'accorder une licence est d'abord une décision d'État. (AR1, ancien Haut responsable de l'Autorité de Régulation du Bénin, Cotonou, 2014)

Cette affirmation est corroborée par un cadre des télécommunications au Sénégal : « c'est clair que les licences des opérateurs c'est d'abord politique [...]. Si l'État n'a pas décidé de donner je pense que rien ne peut se passer » (PR2, expert juriste des télécommunications, Dakar, 2014). L'entrée des multinationales et autres groupes de téléphonie sur les marchés nationaux passe juridiquement par un régime de licence, accompagné du paiement au Trésor public de frais de licence qui peuvent s'élever à plusieurs milliards de francs, illustratifs d'importants enjeux économiques et financiers.

Le Bénin dispose en matière d'infrastructures de télécommunications d'un backbone national constitué par l'accès à deux réseaux internationaux de fibre optique de technologie DWDM : deux câbles de 40 Gbit/s du réseau SAT-3/WASC/SAFE mis en service en avril 2002 et exploités par l'opérateur historique Bénin Télécoms SA; et deux câbles du réseau ACE inauguré en octobre 2015 dans le cadre d'un groupement d'intérêt économique (GIE) regroupant l'État béninois, des fournisseurs d'accès Internet (FAI) et des opérateurs de réseaux de télécommunications ouverts au public). Le réseau de transmission est filaire avec la fibre optique, hertzien avec les installations des 5 opérateurs de réseau mobile103 et WiFi avec dix

FAI. Le réseau de fibre optique totalise 1320 kilomètres reliant les douze départements du pays par l'intermédiaire de 70 points de présence répartis dans 36 communes sur les 77 que compte le pays. L'inégalité spatiale dans la disponibilité des infrastructures existe déjà à ce niveau d'autant plus que 41 communes sont situées en marge du backbone national constitué par le

103 Au Bénin, un opérateur sur cinq déploie les services de quatrième génération (4G/LTE) tandis que deux

réseau de fibre optique104. Cette inégalité spatiale consacre ainsi la fracture numérique

territoriale, c'est à dire « l’impossibilité d’accéder dans des conditions économiques et techniques satisfaisantes à des services numériques portés par les réseaux de télécommunications, à cause de la localisation géographique » (Moriset 2010). Celle-ci va être paradoxalement renforcée par les obligations généralement demandées aux opérateurs de réseaux en contrepartie du prix de cession des licences. Ces obligations de couverture sont libellées dans les cahiers de charges en termes de pourcentage de population et/ou de territoire à couvrir dans des délais contractuels, institutionnalisant de fait un réflexe de couverture progressive et fragmentée au détriment de l'objectif d'une couverture intégrale plus rapide. Si les codes des télécommunications insistent dans les deux pays sur la nécessité d'améliorer la couverture nationale du territoire en infrastructures et télécommunications, les modalités sont calquées sur un principe de territorialisation. Ainsi les obligations de couvertures sont-elles généralement échelonnées dans les cahiers des charges105 :

Dans les cahiers des charges, l'Autorité de Régulation fixe à l'opérateur le pourcentage à couvrir par exemple chaque année, ou tous les cinq ans ou plus, selon la durée de la licence mise en compétition. Pour nous, la couverture globale n'est pas faisable brutalement donc on module cela. (AR2, Membre de l'Autorité de Régulation, Bénin, 2015)

De plus, les stratégies économiques des forces du marché influencent directement la fracture numérique (Dupuy 2011) au sens de fracture par l’accès, tant en termes d’infrastructures que d’accessibilité financière, établissant une distinction entre urbain et rural, mais aussi entre territoires riches et territoires pauvres à l'intérieur du même espace sur la base d'une distinction économique.

L'opérateur de réseaux de télécommunications ouverts au public est un investisseur. Il veut faire du profit, développer son business. Donc il doit investir d'abord là où il est sûr de récupérer son argent. On a un business plan, on suit l'évolution du marché mais aussi les zones les plus rentables pour nous. Nous définissons nos stratégies de couverture en tenant compte de tous ces paramètres. On ne peut pas investir de nombreux millions, ouvrir un site et mettre des antennes pour dix ou vingt clients potentiels. C'est clair qu'on

104 Des expérimentations de déploiement de la fibre optique de type FTTH sont en cours avec CanalBox Bénin par

mutualisation des infrastructures de la société béninoise d'énergie électrique à Cotonou.

105 Les cahiers des charges des opérateurs contiennent les dispositions techniques et la plupart des exigences et

attentes de l'État face au signataire. Ils complètent les conventions qui permettent l'établissement des réseaux de télécommunications.

commence d'abord en ville là où il y a un marché potentiel et progressivement on va vers là où on aurait moins de clients. (O3, Agent technique d'un opérateur de télécommunications, Bénin, 2014)

En d'autres termes, les actes du marché et les logiques politiques institutionnalisées par la régulation publique, en particulier avec le niveau des injonctions de couverture requis des opérateurs de réseaux dans les cahiers de charges, consacrent l'idée d'une couverture progressive des territoires. Logiques du marché et processus institutionnels de régulation de la couverture réifient de fait un paradoxe que décrit Moriset (2010) : « l’accès aux réseaux de télécommunications dépend justement de la géographie et des distances que les TIC devaient annihiler ». Or, qu'ils soient filaires ou mobiles, ces réseaux de télécommunications, et donc leurs infrastructures techniques, sont le véhicule par lequel les populations accèdent à Internet et aux contenus numériques mobiles. L'accès à Internet est donc une ressource essentielle autant pour les développeurs d'applications que pour les usagers, et sa fourniture est une source importante de revenus pour les opérateurs de télécommunications soucieux de vendre de nouveaux services afin d'augmenter leurs revenus.

Dans le même temps, le parc d'abonnés Internet mobile est passé de 35 335 en 2008 à 2 155 041 en 2015 soit quasiment le quart de la population. Pourtant la pénétration de l'Internet mobile est de 18,54 % de la population en 2014 selon les indicateurs de l'ARCEP Bénin (2015) alors que le téléphone mobile couvrait à la même période 83,81 % de la population contre 1,89 % pour le téléphone fixe et 9,39 % pour l'Internet fixe106. Les territoires marginalisés restent bien

entendu les arrières pays dans un premier temps et ensuite les quartiers peu rentables des principales villes du pays. A titre comparatif au Sénégal, 7 521 704 abonnés utilisent la 2G et 3G soit 96,2 % des abonnés Internet (7 818 262 au total) avec un taux de pénétration Internet de 57,88 % contre 113,66 % pour la téléphonie mobile qui compte 15 354 548 abonnés, au 31 mars 2016 selon les données de l'ARTP Sénégal.

Paradoxalement, le haut débit107 est défini au Bénin par les instances en charge de la régulation

comme une capacité de communication des réseaux à une vitesse de téléchargement d'au moins 512 Kbps. Ceci est interprété par plusieurs observateurs comme un manque d'ambition ou un seuil à tout le moins insuffisant pour une promotion effective du haut débit et une

106 L'Internet fixe est le service offert via une ligne téléphonique fixe; l'Internet mobile est quant à lui fourni par les

opérateurs de téléphonie mobile via les appareils portables et Smartphones.

107 Selon le rapport WDR 2016 de la Banque mondiale, l’Internet haut débit (à large bande) comprend le nombre total

d’abonnements à une connexion fixe large bande (par DSL, modems câbles, fibre optique, etc.) et à des services mobiles 4G/LTE, auxquels il faut appliquer un facteur de correction pour tenir compte des abonnés aux deux types de service.

facilitation de la mise en place d'un écosystème du mobile qui puisse être suffisamment dynamique.

La seconde dimension repose notamment sur l'accès des consommateurs aux infrastructures de télécommunications, incluant l'accès à l'Internet haut débit ou à l'Internet mobile, fourni essentiellement par les opérateurs de téléphonie108.

La fracture par l’accès ou encore « fracture au premier degré » (Granjon, Lelong et Metzger 2009) renvoie à la disparité d’accès aux technologies de l’information et de la communication et notamment à l’Internet. Cette « inégalité entre ceux qui disposent de l’accès haut débit et ceux qui doivent se contenter d’un accès réduit, ceux qui peuvent se payer une connexion permanente […] et ceux qui continueront à payer à la durée » (Kiyindou 2009, 95) est un élément majeur qui conditionne la possibilité de diffusion des TIC en général, et plus particulièrement hypothèque l'expression des usages liés à ces technologies.

Comme nous l’avons montré dans un autre article, « les politiques de couverture des territoires continuent à entretenir une ségrégation territoriale qu'il est possible de requalifier en fracture territoriale » (Eyebiyi 2016b). Cette dernière contribue à la fracture numérique, puisque :

En priorisant ses intérêts financiers, le marché privilégie l'offre de couverture en services de télécommunications (notamment mobiles) dans les territoires suffisamment rentables économiques, au détriment des plus pauvres. [...] la fracture territoriale se situerait à l'intérieur d'un même pays entre rural et urbain, ville et campagne, quartiers riches et quartiers pauvres au sein d'une même ville. D'un autre côté, ces politiques qui se révèlent in fine productrices génératrices de la fracture territoriale au moyen d'une ségrégation se légitimisent en raison des obligations faites aux opérateurs dans leurs cahiers de charge par les régulateurs, afin d'assurer une présence effective sur le territoire (Eyebiyi 2016b).

Les logiques de couverture du territoire sont également conditionnées par les calculs économiques des opérateurs :

L'État nous fait des obligations de couverture. Nous avons des contraintes. Dans le même temps si nous couvrons plus nous allons gagner aussi plus d'argent donc nous

108 Il existe également des fournisseurs d'accès Internet (FAI) qui opèrent soit par boucle locale radio soit par ligne

filaire. Ce dernier mode de fourniture de l'Internet est peu accessible en raison de la décrépitude des réseaux de téléphonie fixe en particulier au Bénin où ce type de réseau doit faire face à la vétusté des équipements de l'opérateur historique. De plus, les populations préfèrent le téléphone mobile et sa liberté de mouvement, dans un contexte où le vol de câbles devenu récurrent dans ce pays sape les infrastructures du réseau filaire.

avons intérêt à couvrir [...] Le problème, c'est qu'en ville certains commencent à s'opposer à nos installations. Les citoyens veulent une chose et son contraire, une bonne qualité de service mais ils ne veulent pas voir les antennes. (O3, Agent technique d'un opérateur de télécommunications, Bénin, 2014)

Une analyse de la cartographie de la couverture du territoire national du Bénin par les opérateurs de télécommunications, en l'occurrence GSM, montre que la couverture des réseaux de téléphonie mobile est évaluée à 90,26 % du territoire en superficie et 99,5 % de la population, en 2011. Dans le même temps, la télé-densité109 mobile a quadruplé en l'espace de

sept ans (2007-2014) : elle est passée de 25,78 à 104,33. Or, comme le souligne Pierre Mercklé:

La fracture numérique n'est pas seulement le produit des inégalités d'accès aux équipements et aux technologies. Celles-ci sont en effet redoublées par l'inégale distribution de la digital literacy [Chen, Wellman, 2005], autrement dit des compétences techniques et de la maîtrise des usages communicationnels [...] portés par ces technologies. (Mercklé 2016)