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Portrait du déploiement des infrastructures de télécommunications

Chapitre 1 : TELECOMMUNICATIONS ET GOUVERNANCE TERRITORIALE A L'ERE DU

1.3 Problématique de la recherche

1.3.2 Portrait du déploiement des infrastructures de télécommunications

La littérature portant sur les enjeux des télécommunications pour les populations, notamment dans les pays des Suds, a bien souvent été l’œuvre d’économistes (Arlandis 1987; Currien et Gensollen 1992) et de juristes (Bushabu Woto 2005; Zouaïmia 2008) se penchant sur les questions de la privatisation des fleurons nationaux des télécommunications (Noumba 1997; Bukassa 2012). En effet, le secteur des télécommunications a été identifié au début des années 1990 comme un secteur prioritaire à privatiser, sous l’impulsion de la Banque mondiale et des autres institutions de Bretton Woods. Dans le même temps, ce secteur a connu une expansion importante avec le développement des technologies qui y sont à l'œuvre. Ceci illustre la continuité de la réflexion de Castells (2009) selon laquelle :

Computer networking, open source software (including Internet protocols), and the fast development of digital switching and transmission capacity in telecommunication networks led to the dramatic expansion of the Internet after its privatization in the 1990s. (Castells 2009, 61)

Des travaux de géographes (Cheneau-Loquay 2010) ont par ailleurs aussi montré le déploiement spatial des réseaux notamment mobiles, et mis en exergue le succès des TIC (Alzouma 2008), notamment des télécommunications mobiles, comme étant le signe d’une révolution en Afrique (Dahmani, 2004) et dans le monde arabe (Touati 2008). Raballand (2012) pense que le véritable bouleversement dans le monde des télécommunications et d’Internet intervient depuis une quinzaine d’années. Ainsi, Deepak Mishra et Uwe Deichmann rappellent dans le World Development Report 2016. Digital Dividends, consacré à l'Internet et commandité par la Banque mondiale, que le nombre d'utilisateurs d'Internet a triplé en dix ans : Internet compte 3,2 milliards d'usagers mais près de 60 % de la population mondiale n'y a toujours pas accès (World Bank, 2016a). Et ceci bien que l'Internet mobile se propage avec la fourniture de ce service par les opérateurs de téléphonie mobile.

D’ailleurs la vision idyllique du « leap-frogging » (Sylla 2012) qui professe la révolution des TIC, suggère que :

L’Afrique pourra sauter les étapes des infrastructures terrestres, que renferment les technologies classiques des télécommunications, et éventuellement celle de l’analphabétisme classique, pour entrer d’emblée et du coup dans l’oasis du virtuel et de l’écran tactile, promoteurs de l’accès indifférencié aux savoirs indispensables pour le développement. (Ntambué 2003 cité par Sylla 2012)

Il importe de constater que de 8,6 millions d’abonnés au téléphone sur le continent en 1989, particulièrement en Afrique du Nord et en Afrique du Sud, l’avènement de la téléphonie mobile a permis de compter en Afrique, en 2007, 265 millions d’abonnés au téléphone mobile, sans oublier que tous les pays africains sont raccordés à Internet (Cheneau-Loquay 2010).

En termes d'infrastructures de télécommunications, le Bénin dispose d'un backbone national de fibre optique lui donnant accès sur les réseaux internationaux SAT3/WASC/SAFE gérés par l'opérateur historique depuis avril 2002 et ACE géré par un GIE depuis octobre 2015. Ce réseau innerve sur 1320 kilomètres l'ensemble du territoire du pays (mais seulement 36 communes sur 77) et est appuyé par les installations filaires et hertziennes des opérateurs de réseau de télécommunications ouverts au public (généralement appelés les réseaux GSM50).

Spécifiquement au Bénin, le parc d'abonnés Internet mobile est passé de 35 335 en 2008 à 2 155 041 en 2015 soit quasiment le quart de la population. Pourtant la pénétration de l'Internet mobile est de 18,54 % de la population en 2014 selon les indicateurs de l'ARCEP Bénin alors que le téléphone mobile couvrait à la même période 83,81 % de la population contre 1,89 % pour le téléphone fixe et 9,39 % pour l'Internet fixe 51. À titre comparatif au Sénégal, 7 521 704

abonnés utilisent la 2G et 3G soit 96,2 % des abonnés Internet (7 818 262 au total) avec un taux de pénétration Internet de 57,88 % contre 113,66 % pour la téléphonie mobile qui compte 15 354 548 abonnés, au 31 mars 2016 selon l'ARTP Sénégal (Eyebiyi 2016a).

En termes de gouvernance, l’arrivée massive d’opérateurs privés induite par l’ouverture d’un secteur solidement administré par un acteur externe et universel, l’Union Internationale des

50 De l'anglais Global System for mobile communication, GSM est l'acronyme désignant une technologie de deuxième

génération (2G) opérant dans la gamme des fréquences de 900 MHz et parfois 1800 MHz (variante appelée alors DCS pour Digital Communication System). Principale technologie déployée par les opérateurs de téléphonie mobile pour fournir des services voix et messages courts (SMS) à leurs abonnés.

51 L'Internet fixe est le service offert via une ligne téléphonique fixe; l'Internet mobile est quant à lui fourni par les

Télécommunications (UIT), par ailleurs accusé de dérive néo-libérale (Fullsack 2012), a donné lieu à la constitution de divers groupes d’intérêt. Le secteur des télécommunications reste disputé entre la logique du bien public et celle du marché (Benamrane, Jaffré et Verschave 2005). La logique du bien public motive l’idéal utopique du service universel et a toujours justifié le fonctionnement antérieur des grands monopoles publics de télécommunications. Pour sa part, la logique du marché justifie l’approche marchande faisant d’un secteur éminemment lucratif, une rente investie par les multinationales dans le cadre de rapports parfois asymétriques et au détriment des États et des consommateurs.

Dans ces conditions, la corruption et le néo-patrimonialisme président bien souvent à la négociation des rapports entre l’État et le marché, notamment dans le secteur des télécommunications. Selon Kelsall et Booth (2010, 2), dans leur analyse des liens entre les modes de gouvernance des régimes politiques et le développement dans de nombreux pays africains (Côte d’Ivoire, Malawi, Kenya, Rwanda et Tanzanie) :

Neo-patrimonial systems are markedly personalistic and clientelistic. Governments of men, not of laws, they are associated in the literature with high levels of rent-seeking, corruption, waste, authoritarianism, arbitrariness and political instability. (Jackson and Rosberg 1982; Hyden 1983; Sandbrook 1985; Diamond 1987; Joseph 1987)

Le néo-patrimonialisme traduit un conflit de normes (Médard 1991) du fait de «l’interpénétration constante entre intérêts privés et intérêts publics » (Bach et Gazibo 2011, 3). Ainsi, Sutherland (2011a) éclaire-t-il comment les rapports entre l’État et les opérateurs de télécommunications sont corrompus au Bénin, mais aussi au Népal (Sutherland 2011b). Ses travaux lèvent un coin de voile sur les manifestations intrinsèques de la marchandisation des rapports autour d’enjeux avant tout économiques, même s’ils n’offrent pas vraiment une lecture empirique et discutée de phénomènes observés.

L’introduction d’opérateurs privés, et parfois de technologies dites avancées, ne pallie pas forcément aux carences dénoncées auprès des opérateurs historiques, souvent encore exploitants des réseaux de téléphonie fixe. Pour cause, les multinationales préfèrent se concentrer sur les secteurs d’activités rapidement lucratifs comme la téléphonie mobile, et ceci au moyen de l’introduction des technologies mobiles de deuxième (2G) et troisième génération (3G), puis au-delà. Si l’ouverture des monopoles d’État à la concurrence, notamment dans ce qu'on désigne comme étant les industries de réseaux, s’est faite quasiment au moment où des instances de réglementation étaient mises en place pour assurer un rôle d’arbitrage (Lévêque 2005), dans de nombreux pays, au Bénin par exemple, l’Autorité de Régulation naît plusieurs

années après la dérèglementation. L'institution des organes de régulation s’interprète comme une tentative des États d’arbitrer un marché de produits et de services qui tentait de leur échapper, et duquel la société civile semble constamment expulsée. Ainsi, État, marché, forces de la société civile et autres groupes d’intérêt se retrouvent en négociation/confrontation autour d’enjeux multiples allant du simple contrôle des prix aux protestations contre le déploiement des équipements de réseaux supposés nocifs pour la santé en raison du principe de précaution (Henry et Henry 2003; Deblander et Schiffino 2013), en passant par le développement d’applications numériques véhiculées par les technologies du mobile.

Depuis trois décennies, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont été placées au cœur des transformations qui affectent les sociétés contemporaines (Mansell 1993; Barlow 1996; Negroponte 1996; Mansell et Credé 1998; Castells 1998 et 2000a et b; Alzouma 2008;). Si les travaux de Flipo (2006 et 2007) interrogent l’écologie des infrastructures numériques à l’aide de la question des déchets électroniques, Proulx (2005) et Gabas (2004) insistent sur les usages des TIC. Donner (2006) et Pasquatti (2011) examinent plus précisément les usages du téléphone mobile tandis qu’en sciences de l’information et de la communication, Kane (2010) questionne l’organisation des télécommunications au Sénégal en mettant un accent particulier sur les contraintes qui sont celles de l’État et sa marge de manœuvre.

Pour leur part, les politistes Deblander et Schiffino et l’économiste Eeckhoudt interrogent la gestion du risque et de l’incertitude dans le domaine de la téléphonie mobile en Belgique (Deblander et al. 2012) ou plus particulièrement les changements d’échelle induits par la régulation publique de la téléphonie mobile (Schiffino, Deblander et Dagnies 2009).

Néanmoins, le traitement de la gouvernance des télécommunications dans la littérature scientifique, en particulier celle des sciences sociales, est récent. Et ceci, notamment en ce qui concerne une analyse « par le bas », qui tienne compte des acteurs en présence, en termes de rationalités, de logiques et de pratiques concernant l’objet télécommunications.