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Chapitre 4 : TELECOMMUNICATIONS ET CONSTRUCTION DES «ESPACES

4.4 Le principe de précaution et les espaces de la peur

4.4.1 Du principe de précaution

Trois approches principales existent dans la littérature juridique traitant du principe de précaution144, variant de l'absence de règles et d'instruments à utiliser pour concrétiser le

principe de précaution, à la requête d'élimination de toute source potentiellement nuisible. À l'évidence, le principe de précaution établit la nécessité d'agir sans forcément attendre la survenue de l'événement craint, la concrétisation du risque. Ce faisant, il établit en ce qui concerne le secteur des télécommunications, des espaces de la peur colonisés par les associations de consommateur en tant que groupes d'intérêt agissant au nom des populations et que redoutent à réguler les institutions étatiques mises sous pression par les instances du marché.

mondiale pour la nature de 1982, la déclaration ministérielle de la Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord en 1984, la convention de Vienne de 1985 sur la protection de la couche d’ozone, le protocole de Montréal sur les substances qui détruisent la couche d’ozone en 1987, la déclaration de Bergen de 1990 etc. Le principe de précaution apparaît également lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (CNUCED) à Rio de Janeiro en 1992 par le biais de la Convention sur la diversité biologique et la Convention–cadre des Nations unies sur le changement climatique. Par ailleurs, la Charte mondiale pour la nature de 1982 postulait que « lorsque des effets indésirables potentiels ne sont pas pleinement compris, les activités ne soient pas menées ». Un amendement de 1992, au Traité de Maastricht sur l’Union européenne, déclare que la politique environnementale dans la Communauté européenne « devrait être fondée sur le principe de précaution et sur les principes que des actions préventives doivent être décidées, que les dommages à l’environnement doivent en priorité être réparés à la source et que le pollueur doit payer ».

143 Il en est de même pour le protocole de Carthagène de 2000 sur la biosécurité et la déclaration de Bergen de 2002

lors de la cinquième conférence internationale sur la protection de la mer du Nord, qui étend son application aux organismes génétiquement modifiés (OGM). Se référer à Kheifets et al. (2006) pour une documentation de ces dynamiques.

144 La première, traduite par la Déclaration de Bergen en 1990 et le Préambule de la convention de 1992 sur la

diversité biologique, affirme ceci: « En cas de menace de dommages sérieux et irréversibles, l’incertitude ne doit pas être une raison pour retarder l’action qui permettrait d’éviter ces dommages ». La seconde approche figure dans la convention de 1992 sur la protection de l'environnement marin dans la zone de la mer Baltique et insiste : « En cas de menace de dommages sérieux et irréversibles, des mesures de précaution doivent être prises même si la relation de cause à effet n’est pas clairement établie ». La troisième approche exprimée par l'Environmental Protection Act de 1969 en Suède affirme que : « lorsqu’une activité ou une substance peut causer des dommages irréparables/irréversibles, même si leur survenue est incertaine, cette activité doit être évitée ou éliminée ».

On dit que les ondes GSM peuvent tuer à long terme, créer des malformations, etc. Même si nous, on n'a pas la preuve, vous voulez qu'on reste sans rien faire? Sans rien faire du tout? Face à la mort personne n'attend, on doit agir. Sinon si ça arrive ce serait déjà tard. (AC6, Membre d'une association de consommateurs, Bénin, 2014)

Autant le marché, que l'État régalien ou encore les associations de consommateurs constituent alors les principaux déterminants des espaces de la peur. Territoires de ségrégation par excellence, ces espaces, en dehors d'être psychologiques (la peur des cancers, la peur de la mort en raison des RNI) sont également géographiques : écoles, crèches, hôpitaux et sites dits sensibles aux RNI (habitations, par exemple) étant supposés « vulnérables » et donc à protéger prioritairement.

Les mobilisations de la société civile, prenant le visage des associations de consommateurs, viseraient alors à abolir ces espaces de la peur dans le meilleur des cas, ou tout au moins l'affaiblir en tentant de contrebalancer ou de réduire la puissance des opérateurs de téléphonie et donc du marché. Contester le déploiement d'infrastructures de télécommunications revient à affronter, défier ces espaces de la peur pour en même temps en proposer l'abolition au profit de populations qui, ne pouvant prendre à leur compte le combat, le délèguent de facto aux associations de consommateurs. Celles-ci entament alors la négociation dans le cadre des rapports de domination que tentent d'établir soit l'État, soit le marché.

Aux sources de la constitution des espaces technologiques de la peur, se trouve le NIMBY et donc par extension la réification disputée du principe de précaution. La dispute de ce principe entre les trois forces de l'environnement des télécommunications, à savoir l'État, le marché et la société civile-, illustre le besoin de positionnement de l'un ou l'autre des acteurs et sa volonté manifeste de s'imposer aux autres pour faire prévaloir sa prééminence. De leur côté, les institutions internationales opérant dans le secteur, optent clairement pour la minimisation du risque. Ainsi l'UIT prend-elle position dans le rapport de la Commission d'études No.1 en 2004 :

La mise en service de différentes sources de champs électromagnétiques pour répondre aux besoins des communautés urbaines et rurales dans le domaine des technologies de l'information et de la communication (TIC) a progressé très rapidement ces dernières années. L'ouverture à la concurrence, la croissance du trafic, les exigences en matière de qualité de service, la couverture du réseau et la mise en service des technologies nouvelles sont le résultat de ce « boom » des communications. En conséquence, le public s'inquiète des risques possibles pour la santé humaine de l'exposition prolongée à des signaux radioélectriques produits par des installations de communication. (UIT 2014)

Face à ce constat, la stratégie de l'Union internationale des télécommunications repose, d'une part, sur la sensibilisation du public, et, d'autre part, sur la sauvegarde des intérêts de l'industrie des télécommunications et par extension du marché.

Pour gagner la confiance du public (des consommateurs) – ce qui est impératif en raison du développement continu des radiocommunications – la Commission d'études 5 (CE5) du Secteur de la normalisation de l'UIT (UIT-T) et le Groupe de travail 1C (GT1C) de la Commission d'études 1 (CE1) du Secteur des radiocommunications (UIT-R) ont mené des études sur les mesures des rayonnements non ionisants, principalement en vue de fournir des informations sur les équipements/instruments et les procédures à utiliser lors de ces mesures.

1.6 La CE1 du Secteur du développement des télécommunications (UIT-D) mène à bien ces études, au titre de la Question 23/1, pour mieux sensibiliser et informer les populations, ainsi que pour faciliter le déploiement et l'exploitation des systèmes de radiocommunication. (UIT 2014)

Le travail de « facilitation » précédemment mentionné permet à l'UIT, selon certains acteurs issus des associations de consommateurs, d'encourager le développement des équipements potentiellement à effets biologiques des RNI. Au total, on peut supposer que l'UIT s'aligne indirectement davantage derrière la logique de l'industrie pour laquelle les RNI ne sauraient être nuisibles, mais essaie d'encourager dans le même temps une politique de sensibilisation pour se prémunir d'un reflux protestataire issu des populations. Cette approche duale viserait d'une part à garantir la continuité de la fourniture des services concernés, tout en encourageant d'autre part le développement des équipements et procédures de mesures des rayonnements non ionisants. D'ailleurs, le principe de précaution, et les applications qui en sont faites, est en lui même inquiétant selon Bronner et Géhin (2010) qui estiment qu'il est l'un des éléments idéologiques majeurs de notre ère. Pour ces auteurs, l'application maximaliste du principe de précaution, qu'ils désignent de la terminologie de précautionnisme, est un populisme conduisant à des actions « déraisonnables », une sorte de « race obscure et malfaisante » de la précaution, cette dernière étant assimilée à la sagesse. Dans cet ordre d'idées le précautionnisme, en tant que « doctrine qui sous-tend la volonté d’appliquer partout le principe de précaution » (Bronner et Géhin 2010a), leur apparaît constituer un danger plutôt qu'une solution anticipée. Tout excès, quel qu'il soit, peut évidemment être porteur de nuisances : on peut également avancer que le terreau au sein duquel le précautionnisme s'est développé en Occident est associé au déploiement des espaces de la peur.