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Chapitre 1 : TELECOMMUNICATIONS ET GOUVERNANCE TERRITORIALE A L'ERE DU

1.2 Deux concepts complémentaires: les groupes d'intérêt et les mobilisations

1.2.2 Les mobilisations

En tant que comportement collectif d’individus qui se mobilisent dans l’objectif d’atteindre des buts communs par des moyens plus ou moins institutionnalisés (Alpe et al. 2010, 3), l’action collective est une mobilisation concertée qui prend corps dans l’interaction entre différents acteurs. Quatre grandes familles de paradigmes permettent d’en rendre compte. Les paradigmes du comportement collectif s’intéressent à la théorie des foules et des masses et sont représentées notamment par l’École de Chicago. Les paradigmes rationalistes et structuralistes sont représentés par la théorie du choix rationnel41 développée par Olson (1965),

la théorie de la mobilisation des ressources dont Oberschall (1978) reste l’un des principaux tenants et la théorie du processus politique incarnée par McAdam (1982) et Tilly (1986), qui complexifient la théorie de la mobilisation des ressources. Si l’approche du processus politique place l’État dans un rôle de « protagoniste à part entière, et non de simple objet des revendications des mouvements sociaux » (Neveu 2002, 113), il est utile de souligner que:

La structure canalise les mouvements, ce qui renvoie au dilemme de l’institutionnalisation […] : soit le mouvement joue le seul registre de la mobilisation, soit il s’institutionnalise tout en risquant une certaine forme de domestication. (Hudon et Poirier 2011, 130)

McAdam (1982, 41) va particulièrement développer dans le cadre d’une analyse de longue durée, le concept de « structure des opportunités politiques » pour expliquer un autre paradoxe, soit le fait que des groupes crédités de toutes les ressources nécessaires n’arrivent pas à

passer au stade de la contestation. L’approche de la structure des opportunités politiques oriente l’analyse vers « les dimensions de l’environnement politique qui fournissent ou non des incitatifs et offrent des possibilités à l’action » (Hudon et Poirier 2011, 126). Les travaux de McAdam, Tilly et Tarrow vont favoriser la consolidation d’un nouveau paradigme, celui des contentious politics (Tilly, McAdam, et Tarrow 2001; McAdam, Tilly et Tarrow 2003; Fillieule, Agrikoliansky et Sommier 2010). Ce paradigme inclut les mouvements sociaux et articule les concepts de structure d’opportunité politique, de répertoire d’action, de cadrages ou encore d’organisation des ressources.

Le paradigme des nouveaux mouvements sociaux est mis en lumière par Touraine (1978) et Melucci (1978) et apporte sa contribution avec la sociologie culturelle de David Snow (2001)42.

Enfin, l’apport de la microsociologie de l’action collective est notamment consacré par le modèle goffmanien des « cadres de l’expérience » (Goffman 1991; Mathieu 2002) que de nombreux chercheurs (Gamson, Fireman et Rytina 1982; Snow 2001) ont approfondis. Pour prolonger ces différentes approches, on peut mentionner les analyses des réseaux (Berkowitz 1982; Lazega 1994) dont l’un des objectifs est de « découvrir les formes sociales que les acteurs dessinent par leurs interactions sociales effectives » (Eve 2002) et des organisations (Bernoux 1996; Rouleau 2007), mais aussi l’apport de l’École de Chicago, particulièrement connue en études urbaines et dans la sociologie nord-américaine.

En réhabilitant l’École de Chicago, connue notamment pour son approche qualitative du terrain, Cefaï (2007) souligne qu’elle aborde la question des mouvements sociaux au moyen de la dimension affective et culturelle des engagements collectifs. Pour Cefaï (2007), la mobilisation reste l’un des traits forts de l’expression citoyenne dans l’espace public, et ceci dans des régimes démocratiques. Si les premiers travaux sur les mouvements sociaux ont adopté une perspective structurelle ou encore psychosociale, ils sont restés longtemps focalisés sur leurs causes et leurs conditions (Lapeyronnie 1988, 594). De plus il est important de rappeler que le modèle olsonien du paradoxe de l’action collective a connu un fort succès pour penser les mouvements sociaux. Chazel (1975) conçoit de son côté le mouvement social comme « une entreprise collective de protestation et de contestations visant à imposer des changements […] dans la structure sociale et/ou politique par le recours fréquent - mais pas nécessairement

42 On lira utilement Snow, David A. et R. D. Bendford, 1988. « Ideology, frame resonance, and participant

mobilization», in Klandermans B., H. Kriesi and S. Tarrow, From Structure To Action: Comparing Social Movement

Research across Cultures, Greenwich: JAI Press, p. 197-217.; Snow, David A. and Douglas McAdam., 2000. «Identity

Work Processes in the Context of Social Movements: Clarifying the Identity/Movement Nexus», in S. Stryker, T. J. Oewens and R. W. White (eds), Self, identify and Social Movements, Minneapolis: University of Minnesota Press, p. 41-67; ou encore Snow, David, 2001. « Analyse de cadres et mouvements sociaux », in Cefaï, Daniel et Danny Tron (dir), Paris : Éditions de l’EHESS., 21p.

exclusif- à des moyens non institutionnalisés » (Alpe et al. 2010, 218). Cette dimension politique du mouvement social suggère que ce dernier vise un « profond changement » (Chazel 1975, 515) mais peut aussi intervenir en résistance à un changement43.

Cependant, en tant que courant de la sociologie politique né aux États-Unis dans les années 1970, l’approche de la mobilisation des ressources se focalise plutôt sur les « processus de formation de l’action collective et de son développement » (Lapeyronnie 1988, 594). En d’autres termes, cette approche s’intéresse au « comment » plutôt qu’au « pourquoi » des mobilisations (Alpe et al. 2010, 218). Et ceci en s’intéressant aux processus organisationnels et aux relations entre les organisations ou les mouvements sociaux et leur environnement (Zald et Denton 1963; Zald et Ash 1966; Lapeyronnie 1988, 504). En particulier, la théorie de la mobilisation des ressources part du constat qu’en dépit de l’existence du passager clandestin (Olson 1965), les mouvements sociaux ne faiblissent pas.

À l’exception de Tilly (1986), les théoriciens de la mobilisation des ressources affirment dans le cadre d’un « modèle de rationalité partagée [que] tous les agents ont la même perception de leur situation, une évaluation similaire des coûts et des avantages de l’action » (Fillieule 2001, 203). Cette approche affirme alors que le mouvement social doit être perçu comme une offre de service répondant à une certaine demande, diffuse, de transformation de la société (Beitone et al. 2012, 347).

Dans ces conditions, les structures sociales restent déterminantes pour expliquer les mobilisations en ce sens que leur état répond de sociabilités diverses, du degré d’intégration du groupe ou encore des ressources qu’offre la structure sociale (Oberschall 1978). Il apparaît ainsi que les répertoires de l’action collective (Tilly 1986) sont loin d’être immuables, d’autant plus que Tilly (1986) explique les mobilisations par la notion de sociabilité à l’intérieur du groupe qui se mobilise, tout en distinguant les intérêts objectifs de ceux que l’on pourrait qualifier de subjectifs. C’est dire que les groupes d’intérêt peuvent être à l’origine de mobilisations variées, tout à fait nouvelles ou combinant des modes existants. Mais il n’est pas exagéré non plus d’ajouter que ces groupes peuvent également être absents de ces mobilisations au profit ou en lieu et place de mobilisations spontanées défendant ce que Lascoumes (1994) appelle un « intérêt local ponctuel ». Maurer (2001) par exemple éclaire l’hétérogénéité interne des mouvements de chômeurs en soulignant l’existence de ressources compensatoires pour les participants. Dans la perspective de ces débats, Alain Touraine avance pour sa part que le mouvement social est « la

43 On pourra lire sur ce dernier aspect : Turner, Ralph H. and Lewis M. Killian., 1957. Collective Behavior, Englewood

conduite collective organisée d’un acteur de classe luttant contre son adversaire de classe pour la direction sociale de l’historicité dans une collectivité concrète » (Beitone et al. 2012, 352). Les nouveaux mouvements sociaux émergent dans une société postindustrielle au sein de laquelle le pouvoir appartient aux acteurs capables de contrôler le savoir et l’information, la culture et l’éducation (Jacquemain et Frère 2008, 76), alors que les anciens mouvements sociaux avaient davantage pour enjeu le conflit entre capital et travail au sein des entreprises (Beitone et al. 2012, 351). Ces nouveaux mouvements sociaux, porteurs de valeurs post- matérialistes, sont « plus qualitatifs et s’articulent à des dimensions identitaires multiples » (Hudon et Poirier 2011, 119). À ce propos, Della Porta (2004, 59) précise que le passage de valeurs matérialistes, en particulier liées à la défense d’intérêts économiques, à des valeurs post-matérialistes, c’est-à-dire situées au-delà de la dimension économique, notamment les libertés individuelles, souligne l’attachement général des nouveaux mouvements sociaux aux libertés et subjectivités individuelles. Ingelhart (1977) avait aussi évoqué ce passage de valeurs matérialistes à des valeurs post-matérialistes (Schweisguth 1997) comme une évolution culturelle, une « révolution silencieuse », influençant l’action politique en se différenciant d’elle (Lapeyronnie 1988, 599). Utiliser la protection du consommateur contre les rayonnements non ionisants des antennes d’émission de téléphonie mobile (Wyngaard 2009), comme motif de protestation, semble à notre sens de toute évidence s’inscrire dans cette logique de défense et de promotion de valeurs post-matérialistes, tout comme militer contre des exclusions ou contre les effets écologiques d’une activité économique. En général, les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux s’intéressent aussi bien aux aspects structurels des tensions qu'à leurs dimensions interprétatives (Fillieule 2001). Tout en précisant que son analyse vaut dans des sociétés « industrielles avancées », Melucci (1978) apporte au débat l’idée que les nouveaux mouvements sociaux sont à l’origine d’une double modernisation : d’abord celle des institutions auxquelles ils s’attaquent, et ensuite celle d’une intégration marchande (Beitone et al. 2012, 352).

L’approche tourainienne postule la présence du conflit pour penser le changement social. Cette dimension n’est pas sans rappeler la position de l’École de Manchester, - un des fondements de la socioanthropologie empirique des espaces publics africains-, qui a abordé la question du conflit comme une différenciation de positions sociales (Gluckman 1956). De plus, en examinant les modes de gouvernance au sens de la socioanthropologie empirique, on se retrouve de fait à s’intéresser également à cette différenciation de positions, et ceci dans le cadre des inévitables interactions entre acteurs engagés dans des processus de négociations organisées ou non,

entre acteurs aux logiques et rationalités parfois conflictuelles. Les situations de protestation qui naissent dans le secteur des télécommunications, contre le déploiement d’infrastructures de réseaux, apparaissent alors comme des formes relativement conflictuelles d’action justifiant l’intérêt d’une réflexion sociologique et politique.

En complément, l’existence de groupes de développeurs d’applications mobiles peut s’analyser comme un pendant non violent de la prise de parole dans l’espace public par certains groupes d’intérêt. Certes, ces différents types de mobilisations ne s’apparentent aucunement (ou très peu) à une lutte de classes, au sens marxiste, si l’on devrait poursuivre l’analyse selon les positions d’Alain Touraine. Elles relèvent plutôt de phénomènes décrits par certains auteurs comme étant des « conflits de localisation » (Marchetti 2005), des « conflits de proximité » (Sénécal 2005) ou plus prosaïquement sous la dénomination de « syndrôme NIMBY » (Marchetti 2005; Shemtov 2003) même s’il semble peu productif de les y réduire. Les conflits de localisation sont par ailleurs un type spécifique de conflits urbains (Trudelle 2003, 227; Klein, Fontan et Tremblay 2011). Afin de porter l’analyse au-delà de l’idée conflictuelle de la localisation ou même du rejet systématique de la proximité avec les réseaux physiques, les mobilisations apparaissent comme une piste à explorer pour confirmer soit les théories existantes (mais élaborées dans des contextes généralement américains et européens) ou apporter de manière empirique de nouveaux éléments d’intérêt. Adams (1996) affirme d’ailleurs dans le résumé de l’un de ses travaux ayant eu pour terrains la Chine, les Philippines et les États-Unis, que :

Telecommunications do not simply rearrange information and ideas in space, they also alter the balance of power in social struggles. Although it supports centralization of power and capital, subordinated groups can achieve certain goals by exploiting the existing telecommunication infrastructure. This tactic is geographical in that it refuses to accept the territorial boundaries fundamental to established systems of domination. Protest is therefore a politics of scale. (Adams 1996, 419)

Dans le cadre de cette thèse, en nous inspirant de Hudon et Poirier (2011, 113) et en tenant compte des conflits de localisation dans le secteur des télécommunications, nous entendons par mobilisations, les formes protestataires empruntées par différents acteurs organisés durablement ou ponctuellement pour provoquer un changement ou s’opposer à un changement physique de l’espace au motif de la prévention et de la protection du citoyen, du consommateur ou plus simplement de l’habitant, ou encore revendiquant une amélioration qualitative des services de télécommunications. En conséquence, ces mobilisations sont analysées d'un point

de vue qualitatif et symbolique, plutôt que quantitatif. Leur pertinence s'observe par rapport aux régimes discursifs empruntés par les diverses parties prenantes en interactions pour leur donner naissance, les entretenir et possiblement les régler.