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la protection juridique des étrangers atteints d’une maladie grave à l’épreuve de la rétention

Les cas de prise en charge médicale sur lesquels nous allons revenir mettent en évidence quelques usages potentiels de l’expertise médicale en rétention, dans le cas des étrangers atteints d’une maladie grave ne pouvant être soignée dans le pays d’origine. Ce dispositif illustre particulièrement la tension entre renvoi forcé et bio-légitimité : en premier lieu, c’est du corps physique même sur lequel s’exerce la « prise » de l’institu- tion que surgira ici un droit de demeurer sur le territoire, alors même que l’étranger est en instance d’éloignement. Ensuite, la mobilisation de ce droit suppose le respect d’une procédure médico-administrative codifiée par laquelle la maladie grave est diagnostiquée, les possibilités de soins dans le pays évaluées, et la légitimité d’un séjour prolongé en France, reconnue – ou non. Espace de surveillance paradoxal, le centre de rétention se posi- tionne alors comme l’espace où les agents de l’État s’efforcent d’organiser le renvoi forcé et le lieu privilégié de ce diagnostic pouvant être mobilisé contre l’éloignement.

Produire la bio-légitimité du corps malade, c’est donc rendre la pathologie visible à la fois médicalement et adminis- trativement : tout dépend ici de son repérage clinique en réten- tion, et de la coordination entre intervenants médicaux et admi- nistratifs permettant sa « traduction » juridique. Commençons par préciser cette articulation.

L’enjeu est de passer d’une analyse clinique, à sa traduction en « informations » administrativement pertinentes. Le retenu qui affirme être atteint d’une maladie grave est tout d’abord examiné en rétention par le médecin intervenant habituellement au centre. Ce dernier établit un rapport mentionnant « le diagnostic des patho- logies médicales en cours, le traitement suivi et sa durée prévisible ainsi que les perspectives d’évolution et, éventuellement, la possibi- lité de traitement dans le pays d’origine 15 ». Ce rapport est ensuite

transmis au médecin inspecteur de la DDASS du département, qui détermine « si l’état de santé nécessite une prise en charge médi- cale ; si le défaut de cette prise en charge peut ou non entraîner des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur son état de santé ; si l’intéressé peut ou non bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire, et la durée prévisible du traitement 16 ».

L’avis sera finalement transmis au préfet, qui statuera au final sur le droit à demeurer sur le territoire de l’étranger 17.

Au cours de cette succession de rapports médico-admi- nistratifs, le retenu fait ainsi l’objet d’une série de redescriptions qui le font progressivement passer de l’état de corps souffrant objet d’un examen et d’un diagnostic médicaux, à celui de poten- tiel sujet d’un droit dont il faut évaluer l’existence au regard d’un article du CESEDA. C’est seulement à l’issue de cette chaîne de traductions que sera reconnue la force contraignante du diagnostic médical initial. Au tout début de la procédure, elle suppose toutefois que le centre de rétention puisse être constitué en espace de repérage des cas de pathologies graves susceptibles d’ouvrir le droit à une protection « humanitaire ». Cette détec- tion des retenus potentiellement concernés est assurée en premier lieu par le personnel médical du centre, mais il repose également sur la vigilance des autres intervenants, et particulièrement celle 15. Arrêté du 8 juillet 1999, op. cit., art. 3.

16. Ibid., art. 4.

17. Nos observations ont toutefois été effectuées avant la diffusion en avril 2007, au sein des ministères de l’Intérieur et de la Santé, de « fiches-pays » énumérant les destinations prétendument « sûres » en matière de soins et facilitant ainsi les renvois d’étrangers malades.

des intervenants Cimade, aux yeux desquels la régularisation « humanitaire » constitue un moyen supplémentaire – et alter- natif aux procédures juridictionnelles qu’ils pratiquent habituel- lement – de contestation légale des mesures d’éloignement.

Le repérage des pathologies graves est donc assuré conjoin- tement par le personnel médical et par les intervenants Cimade – qui évoquent systématiquement l’état de santé des retenus lors de chaque entretien. Mais le rôle central reste celui des infir- mières, dont la mission en rétention se complexifie : praticiennes de la médecine, elles prodiguent quotidiennement des soins aux retenus ; « expertes », elles peuvent également mettre à distance ce rôle local pour initier depuis le CRA une procédure admi- nistrative permettant de contester l’éloignement du territoire 18.

Les formations institutionnelles au droit des étrangers étant toutefois rares, le « basculement » d’un rôle à l’autre dépend largement des choix et des trajectoires individuelles des person- nels soignants détachés en rétention. Les intervenants Cimade du Sernans indiquent ainsi entretenir de bons rapports avec les infirmières du CRA : elles savent « regarder », « suivre », et pour finir « transférer » le dossier médical, et sont opposées aux équi- pes médicales d’autres centres se situant « du côté des flics » et se bornant à « soign [er] juste les mecs » sans jamais signaler les cas graves 19. Au cœur même du dispositif d’éloignement, il s’agit

donc de déployer la visibilité médico-administrative de la souf- france corporelle. Elle paraît alors dotée d’une force indéniable. Espace de confinement répressif, le CRA a pour premier effet d’arracher l’étranger aux relais sociaux (familiaux, amicaux, associatifs) qui lui permettaient de se maintenir sur le territoire – et pourraient éventuellement l’aider à contester son éloignement en fournissant les preuves de ces liens, notamment familiaux, avec la France. La contestation de l’éloignement pour raisons médicales permet alors de nuancer cet effet de dépossession : 18. Position duale à rapprocher de celle des médecins inspecteurs de la Ddass, à la fois méde-

cins et fonctionnaires. Voir Fassin D., « Quand le corps fait loi… », op. cit., pp. 14 sqq. 19. Entretien avec une intervenante Cimade, le Sernans, 04/04/2005.

elle ne suppose en effet rien d’autre qu’un examen clinique effec- tué depuis le centre même, le corps examiné par un médecin agréé étant alors potentiellement porteur en soi d’une légitimité suffisante à elle seule pour contraindre les administrations. Son déploiement en rétention suppose toutefois une coordination précise entre les différents services impliqués, souvent difficile à mettre en œuvre dans un espace d’enfermement.

C’est ce qui apparaît dans la situation de Julien Dessaka, retenu camerounais de 31 ans qui se présente un après-midi à Marion Bérand, l’une des intervenantes Cimade du Sernans. Hébergé par le SAMU social, il est séropositif et atteint de tuberculose. Il indique avoir été précédemment libéré d’un autre centre avec un certificat médical attestant de la gravité de sa maladie. Alors qu’il attend sa régularisation, il est ensuite emprisonné pour vol, et transféré au Sernans à l’is- sue de sa peine. Marion contacte successivement le SAMU social, dont le responsable local le croyait sorti libre et igno- rait son transfert en rétention. Outrée (« Ah, mais c’est un scandale, c’est un scandale »), elle s’informe auprès des infir- mières : M. Dessaka est déjà passé à l’infirmerie, le médecin de la DDASS est saisi et passera l’examiner.

L’examen a effectivement lieu le lendemain, le SAMU social ayant faxé le dossier médical au Sernans. L’énervement de Marion va croissant : l’administration pénitentiaire disposait manifestement du dossier et aurait dû libérer M. Dessaka. Lors de la pause déjeuner, elle indique à Samia Hassiti (l’autre intervenante Cimade présente ce jour-là) son intention de « saisir Act Up sur ce truc… Parce que là il y a quand même de l’abus… ». Samia l’en dissuade : « - Tu sais pour la presse […] on saisit […] pas trop comme ça, sur des cas individuels… On va plutôt bouger sur des familles […] Là pour l’instant, on s’occupe de le faire sortir… ». En début d’après-midi, le médecin inspecteur dresse un certificat médical, que Marion faxe ensuite à la préfecture. Téléphonant pour s’assurer de sa

réception, elle insiste sur son importance : « Parce que là, c’est un certificat signé du médecin de la DDASS qui est rattaché à la MISP du [nom du département], donc a priori c’est clair et ça suppose que cette personne soit remise en liberté le plus vite possible », tandis que son interlocutrice (entendue par haut-parleur), indique qu’« on va voir, ça dépendra de ce qu’on va lire sur le certificat… ». M. Dessaka est effec- tivement libéré le lendemain, mais Marion lui conseille la prudence : « Vous faites attention, vous ne vous faites pas réarrêter hein ? Parce que là, on recommence tout… 20 »

Il faut noter tout d’abord la mise à l’écart dont le retenu est a priori victime, avant même son passage en rétention. La précarité de sa situation limite les relais sociaux dont il peut bénéficier sur place – ce qui renforce un peu plus son isole- ment, mais lui interdit également de prétendre être régularisé en vertu d’éventuels liens familiaux avec la France. À l’inverse, il se trouve fréquemment en rapport avec les institutions sociales ou répressives de gestion des marginaux. Son hébergement par le SAMU social, ponctué par des passages en rétention et par un emprisonnement, le maintient ainsi à l’écart, mais a l’avan- tage de constituer des lieux privilégiés du repérage et du trai- tement de sa pathologie. Alors que son dossier médical a bien été établi, c’est le suivi du cas entre ces différentes institutions qui n’a précisément pas eu lieu. Face à cette absence de recon- naissance et de suivi de la situation sanitaire de M. Dessaka, les différentes réactions de Marion Bérand indiquent suffisamment la légitimité que revêt à ses yeux la situation sanitaire du retenu – et, symétriquement, le caractère intolérable de son nouveau placement en rétention. Alors que la situation de M. Dessaka est ignorée par les institutions chargées de l’assister – mais pour- tant déjà attestée par un précédent certificat – l’intervenante Cimade se trouve explicitement en position d’« énoncer qu’il 20. Camerounais, 31 ans, APRF, Le Sernans, 09-10/05/2005.

y a scandale » : passer outre la procédure, porter la situation de M. Dessaka sur l’espace public via un relais associatif, et la dénoncer au nom d’un ensemble de « normes partagées […] au sein d’une communauté donnée 21 ». La bio-légitimité du corps

souffrant est ainsi suffisamment forte pour être mobilisée en dehors du cadre médico-administratif institué. Mais en contre- partie, cette « force » est toutefois resituée sur une échelle de la légitimité « humanitaire », qui est aussi une échelle de l’intolé- rable : les familles en détresse y sont en l’occurrence affectées d’une plus forte valeur symbolique lorsqu’il s’agit de contester publiquement les actions de l’administration.

Si Marion Bérand est donc finalement dissuadée de saisir la presse sur la situation de M. Dessaka, la « bio-légitimité » dont est porteur son corps malade reste toutefois pleinement mobi- lisable par la voie administrative, dès lors qu’il s’agit unique- ment de le « faire sortir ». La confrontation de l’intervenante Cimade avec la fonctionnaire de la préfecture met en évidence ce rapport de forces particulier. Alors que le certificat médical ne tire sa valeur contraignante que de sa reconnaissance par les fonctionnaires, son interlocutrice tente précisément de jouer sur la marge d’appréciation dont elle bénéficie. Contre ce cloisonne- ment de l’arène administrative, Marion peut toutefois invoquer de son côté la « force du titre » du médecin de la DDASS et « l’hermétisme clinique » propre à son expertise 22.

La possibilité d’une libération – et d’une régularisation – du retenu pour raison de santé brise finalement toute séparation nette entre le dedans et le dehors de la protection d’État. Dans le cas visé ici, l’étranger est socialement isolé (donc dépourvu des attaches françaises qui auraient pu permettre sa régularisation), mais pourtant fortement bio-légitime dès lors qu’une expertise médicale vient confirmer l’existence d’un risque humanitaire 21. De Blic D., Lemieux C., « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragma-

tique », Politix, vol. 18, n° 71, 2005, pp. 9-38.

22. Dodier N., L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métaillié, 1993.

pour sa vie en cas de reconduite. Dans l’« économie des gran- deurs de l’intolérable » son corps occupe une position « limi- nale », « en ce que son origine l’éloigne, mais que sa résidence le rapproche, en ce qu’il vient d’ailleurs, mais vit ici ». Cette liminalité caractérise également l’espace de rétention – lieu de mise à l’écart absolu et de détection et de prise en compte problématique de la bio-légitimité, situé au bord extrême de la « zone de l’espace moral où [la] vie [est] sacrée 23 ». Mais elle

marque également la limite de cette légitimité paradoxale : elle ne se maintient en effet que tant que l’étranger se trouve sur le territoire et par conséquent repérable, et tant que le constat de sa maladie peut ainsi être réitéré. C’est ce paradoxe humanitaire que met en évidence le cas suivant.

Le paradoxe humanitaire : la préservation de l’immunité

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