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Biopouvoir : fatiguer le corps

Les rapports de pouvoir ne se jouent pas uniquement dans l’enjeu de la violence, technicisée, défoulée, mais s’inscrivent 21. Comme l’a prouvé la demande syndicale faite aux actionnaires d’Air France de refu-

ser l’utilisation de ce transporteur pour les escortes d’étrangers en juillet 2007. (Voir « Chez Air France, le personnel ne veut plus participer aux expulsions d’étrangers »,

plus largement et plus systématiquement dans un régime de gouvernementalité qui consiste à désactiver l’usage de la force en amont, en travaillant les corps qu’il faut renvoyer par un ensemble de stratégies pour les fatiguer et les éprouver. Ce régime s’ancre dans l’espace en réseau des aérogares, des postes de police et du centre d’hébergement. Michel, escorté vers la Turquie, qui ne l’a pas accepté et l’a renvoyé en France (où il a passé un second séjour de 15 jours en zone d’attente) raconte ainsi son premier renvoi :

« Le premier jour, j’ai refusé. […] Quand je suis rentré de l’aéroport, parce que le vol pour Istanbul était à 11 heures, on m’a dit : “On rentre à l’hôtel. Ils m’ont gardé dans une des cellules à ZAPI 3 où je n’ai pas regagné la cham- bre [pièce attenante au poste de police qui fait office de cellule de garde à vue]. Quand on a appelé les gens pour la nourriture, moi on m’a laissé dans cette cellule-là. Scot- ché ici, sans me donner à manger. On ne me donne pas à manger ; je suis très affaibli, je ne dors pas, je reste dans cette cellule. […] Le lendemain, ils reviennent encore. Cette fois ils m’ont encore escorté, scotché et tout ça. Là je dis que je ne refuse pas de partir. Moi, en tout cas, tant que c’est Istanbul, je pars 22. Comme j’étais déjà affaibli,

je ne voulais pas que ce soit par force, je ne pouvais pas résister. J’ai accepté de partir, je suis monté dans l’avion. […] Cette fois-ci je ne faisais pas de bruit, j’étais tellement affaibli, je suis resté tranquille mais sous escorte, et puis scotché. »

La « cellule » dont parle Michel, petite pièce de garde à vue séparée du poste de police en ZAPI 3 par une porte vitrée, accueille les étrangers qui ont résisté d’une manière ou d’une autre à leur expulsion : qu’ils se dénudent sur la piste, défèquent sur eux-mêmes, manifestent de la violence contre l’escorte ou 22. Michel vient du Congo-Kinshassa.

contre eux-mêmes. Cette mise à l’écart des étrangers ayant résisté contre leur envoi se fonde sur le régime de la « garde à vue », qui s’applique également de façon quasi systématique aux étrangers ayant résisté sur la durée pendant les 20 jours de maintien. La garde à vue fait passer l’étranger indocile dans un régime pénal, qui débouche généralement sur une peine de prison relevant du droit commun. Cette gestion institue l’oppo- sition au renvoi forcé en illégalisme. Par là, elle participe d’une « pénalisation des résistances 23 », où se joue l’ajustement entre

avancées de la résistance et avancées du pouvoir. Cet ajustement est encore plus visible lorsque le contrôle se délocalise en amont, dans les corps où se noue la résistance ultime au renvoi, faite de cris et de sursauts.

Le régime des expulsions fonde avant tout sa contrainte sur une économie des ressources biologiques essentielles : le sommeil et la nourriture. Le corps à réembarquer est ainsi un corps qui mange mal et qui dort mal. Ce n’est pas parce que les conditions objectives de l’hébergement ne lui permettent pas un repos et une nourriture convenables 24. C’est plutôt parce

que la prise en charge des étrangers à expulser agit là où se joue leur résistance. Là où le corps renvoyé se « raidit et s’oppose de toutes ses forces » comme ce fut le cas de M. Arumum, il s’agit de le fatiguer et de l’affaiblir.

« Vous ne dormez pas. Vous savez, quand on part à l’aé- roport on ne revient pas tout de suite. C’est-à-dire que l’avion est parti, les gens ont refusé d’embarquer, on vous laisse là-bas à l’aéroport. Peut-être tard, jusqu’à 23 heures La police vient vous chercher. Vous regagnez l’hôtel, vous 23. Foucault M., « La société punitive », Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 467. 24. Au contraire, les conditions de vie en zone d’attente ont évolué vers une standardisation

de la prise en charge, avec des conditions d’hébergement qui se sont nettement amélio- rées depuis 2003 et sont jugées globalement satisfaisantes. Voir : Anafé, « La frontière et le droit : la zone d’attente de Roissy sous le regard de l’Anafé – Bilan de six mois d’observation associative (avril-octobre 2004) », (http://www.anafe.org/publi2004.php, accédé le 15 juin 2008).

dormez quelques heures. 3 heures du matin, réveil obli- gatoire. Et comme nous on était devenus un peu têtus à un certain moment on venait vous chercher, on envoyait des policiers vous chercher dans votre chambre pour vous faire sortir. Je pense que pendant que j’étais à ZAPI je n’ai pas dormi une seule nuit. J’étais tout le temps à l’aéro port. […] Donc vous dormez et à 3 heures du matin, la liste : on va commencer à appeler les gens au micro. Même si vous n’êtes pas concerné, quand le policier crie, alors vous vous réveillez, et là le cœur va commencer à battre : qu’est-ce qui va m’arriver ? Où est-ce qu’on va m’emmener ? […] Tu n’as pas dormi, le lendemain tu seras comment ? Morale- ment, tu seras comment ? »

La « maîtrise » passe désormais de moins en moins par cette violence choquante qui cause mort d’homme. Elle s’est délocalisée en amont, dans une prise en charge des corps qui en désamorce la résistance physique en gérant la pénurie des ressources. Nous retrouvons un biopouvoir au sens où l’entend Foucault, d’un pouvoir qui s’approprie la vie humaine dans sa dimension biologique, et se retrouve dès lors – et vice versa – radicalement transformé en retour, dans la mesure où les signifiants de ce pouvoir sont travaillés, investis par la dimension normative et immanente du biologique25. Nous

touchons ici un trait relativement important du point de vue quantitatif, qui est le retournement contre lui-même du corps affaibli, qui n’est pas en mesure de s’opposer physiquement à son expulsion.

Le 22 décembre 2004, Gabriel, demandeur d’asile débouté dont le renvoi est prévu en Côte d’Ivoire (alors en plein conflit civil), se coupe la gorge avec un flacon de mousse à raser qui avait échappé à la vigilance de la 25. Foucault M., Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

police lors de la fouille de ses effets. Il a été immédiate- ment emmené à l’infirmerie de ZAPI où il a reçu quatre points de suture, en attendant d’être transféré à l’hôpi- tal. Après entrevue avec un psychiatre, l’état de Gabriel a été jugé « compatible avec un renvoi ». Muni du certificat médical de compatibilité, il a été reconduit à ZAPI dans la soirée du 22 décembre et conduit à l’aérogare pour un renvoi prévu le soir même à 23 h 20. Refusant d’embar- quer, Gabriel a été placé en isolement dans la petite cellule attenante au poste de police en ZAPI, jusqu’à un second renvoi, prévu le jeudi 23 décembre à 15 h 10. Refusant le second embarquement, Gabriel a de nouveau été placé en isolement, où il a partagé le lit avec un homme revenu d’escorte qui s’était déféqué dessus. Au matin du troi- sième renvoi, prévu le 24 décembre à 16 h 10, Gabriel a accepté de repartir pour la Côte d’Ivoire. Cependant, le renvoi n’a pas eu lieu, le vol étant plein. (Journal de terrain, décembre 2004)

Un demandeur d’asile nigérian se jette du haut des esca- liers qui mènent à l’infirmerie. Une demandeuse d’asile ango- laise prive de nourriture sa fille de quatre ans jusqu’à ce que celle-ci perde connaissance. Concrètement, ces violences contre soi débouchent sur une hospitalisation, qui est une sortie hors du maintien. Peut-on pour autant parler de stratégies de résis- tance ? Le corps qui s’expose de la sorte peut-il être encore considéré comme « ressource », tant une telle ressource serait déterminée ? En creusant le jeu du contrôle et de la résistance, l’analyse ressent l’ébranlement de situations qui la débordent, et l’obligent à poser un horizon où il n’est plus possible de penser l’altérité : l’exercice d’une force qui chosifie les corps, l’aban- don de soi qui les dépossède. Le corps s’impose ainsi comme point d’application du contrôle aux frontières dans un espace de gouvernementalité ambigu, dont les limites sont difficiles à poser, où les notions d’« action » et de « sujet » qui fondent la

relation entre un pouvoir et celui sur lequel il s’exerce menacent à tout moment de basculer vers un en deçà, où le gouvernement démocratique expérimente sa capacité de « faire une chose d’un homme qui reste vivant ».

en Autriche et en République tchèque :

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