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Le paradoxe humanitaire : la préservation de l’immunité corporelle comme forme dégradée de protection étatique

Le dernier cas que nous analyserons porte à son paroxysme la contradiction du centre de rétention. La production d’une « bio-légitimité » du corps souffrant est ici directement mise à l’épreuve d’un éloignement déjà en cours de réalisation :

L’affaire débute à 11 h 30, quand l’une des infirmières du centre transmet en urgence à Samia Hassiti l’avis d’un méde- cin inspecteur « favorable au maintien sur le territoire fran- çais pour raisons médicales » de Sélim Brahmi, un retenu tunisien souffrant d’une malformation cardiaque qui ne peut être opérée dans son pays d’origine. Un vol vers Tunis est pourtant réservé pour lui le même jour à 12 h 30. Après une succession d’appels fébriles, la préfecture indique à Samia que M. Brahmi doit être ramené au centre, tandis que l’infir- mière confirme au téléphone à la fonctionnaire du service des étrangers que sa pathologie n’est « pas du cinéma ». 23. Fassin D., « L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’intolérable », in

Fassin D., Bourdelais P. (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie

Dans l’après-midi, Samia apprend pourtant que M. Brahmi a embarqué pour Tunis, le fax de la préfecture n’ayant pas été transmis à temps à l’escorte policière. Excédée, elle se rend avec nous au bureau du chef de centre. Ce dernier téléphone aux différents services impliqués – qui nient toute responsabi- lité dans l’erreur : l’embarquement s’est effectué sans encom- bre (une interlocutrice conclut : « – Ben écoutez, il est parti, il est parti, tant pis… »). Devant les protestations de Samia, le chef propose de contacter M. Brahmi en Tunisie pour organiser son retour. Étudiant son dossier, l’intervenante ne trouve toutefois aucunes coordonnées : M. Brahmi n’a pas d’attaches en France, et n’a livré aucune adresse à l’admi- nistration et aux tribunaux. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’un retenu tunisien, ami de M. Brahmi, se présente au bureau Cimade et indique une adresse à Tataouine. Alors que le contact est repris, l’une des intervenantes remarque finale- ment que « le pire, c’est qu’il est pas très malade » et pourrait être rapidement renvoyé : « c’est une opération courte… donc il n’a besoin que d’une autorisation temporaire de séjour… ». Trois ans après l’observation, M. Brahmi n’est toutefois pas rentré en France 24.

Cette situation exacerbe la tension entre la force de l’État souverain – qui se fait ici immédiatement physique – et le droit à une protection « humanitaire » lié à la pathologie. Devant l’immi nence du renvoi de M. Brahmi, la bio-légitimité se conver- tit alors en urgence humanitaire, dont la force s’impose tout d’abord aux administrations, mais disparaît finalement dès lors que l’étranger a quitté le territoire. Dans un premier temps en effet, l’urgence de la situation amène les intervenants associatifs et médicaux du centre à passer outre l’avis de la préfecture : elles demandent d’emblée l’annulation du vol sur la foi du certificat du médecin inspecteur. Reposant sur une procédure lourde et 24. Le Sernans, 05/04/2005-12/04/2005.

complexe, l’expertise médicale est toutefois déjouée par la rapi- dité de l’organisation du renvoi – le retenu lui-même en étant victime, puisqu’il embarque finalement sans savoir qu’il peut faire valoir son droit au séjour.

À ce stade pour autant, la « vie nue » de M. Brahmi et le risque auquel elle est exposée peuvent encore précisément « faire droit ». La bio-légitimité ne peut toutefois persister que dans la mesure où le retenu est physiquement présent sur le territoire, simultanément visible et disponible pour les experts et pour les policiers. Le renvoi – même unanimement reconnu comme illégitime – lui fait subir un changement d’état dans « l’économie des grandeurs de l’intolérable » : il traverse « cette frontière dont le franchissement permet, en somme, de passer d’un côté ou de l’autre de l’intolérable » et entre « dans la zone de l’espace moral où [sa] vie est sacrifiable 25 », ou tout au moins,

où le déni de ses droits et son exposition à la mort n’importent plus à l’État français – comme l’indique la remarque fataliste de la fonctionnaire de l’escorte. Comme les « hommes infâ- mes » évoqués par Foucault, Sélim Brahmi n’a existé aux yeux des fonctionnaires que dans la mesure où sa présence physique réclamait une réponse de l’institution – éloignement ou protec- tion – et à travers les seules informations administratives que les agents de l’État ont constituées sur lui à cette fin : ce qui rend quasi impossible de retrouver sa trace en Tunisie 26.

La situation de Sélim Brahmi met enfin en évidence la paradoxale précarité du droit au séjour pour soins : à la diffé- rence du droit au séjour fondé sur les liens de l’étranger à la société française, ce droit « corporel », n’est nullement inscrit « dans le temps et le social », mais au contraire ancré dans un état temporaire du corps constaté aujourd’hui par l’expert médi- cal, et sur son pronostic sur l’évolution probable de son état de 25. Fassin D., « L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’intolérable », op. cit.,

p. 44.

26. Foucault M., « La vie des hommes infâmes », Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 237-253.

santé. Étrange droit qui ne se décline qu’au présent et au futur, ne « capitalisant » jamais sur l’expérience, la présence ou les activités passées de l’étranger sur le territoire – et qui finit par s’annuler lui-même : l’opération chirurgicale, qui met en œuvre par excellence le droit au séjour pour soins, prononce simulta- nément la guérison de Sélim Brahmi et retire par là même toute bio-légitimité à son séjour.

Pour finir, la « démocratie immunitaire » évoquée par Alain Brossat ne s’arrête donc pas à la porte des centres de réten- tion : elle permet au contraire d’y constituer le corps souffrant et à risque en corps porteur face à l’État d’une bio-légitimité contraignante 27. Dans l’espace « liminaire » – dans tous les sens

du terme – que constitue le CRA, on a vu toutefois combien cette production reste problématique. La qualification de la vie de l’étranger comme effectivement « nue », exposée et « à protéger » reste l’objet de jeux de pouvoir multiples. Jeux de visibilité et de vérité : la pathologie de l’étranger doit correspondre à la défini- tion médicale de la maladie grave ; elle doit pouvoir être repérée et traduite en termes « étatiquement » acceptables par les experts médico-administratifs du centre. Jeu, également, sur le proche et le lointain : c’est dans la mesure où l’étranger est présent et visible sur le territoire que son exposition manifeste à la mort est into- lérable. La comparaison serait intéressante avec d’autres espaces européens de contrôle des migrants irréguliers où la détresse physique, moins officiellement « visible », est plus délibérément acceptée : sort des candidats à l’immigration, dont la mort aux frontières de l’espace Schengen demeure le « reste muet » des politiques européennes de contrôle. Entre le centre de l’Europe et cette périphérie, se dessine ainsi toute une gradation du « faire vivre » et du « laisser mourir », où se redéfinit sans cesse la limite entre les nôtres qu’on protège, et l’autre qu’on expose.

Nicolas Fischer 27. Brossat A., La démocratie immunitaire, Paris, La Dispute, 2003.

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