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Banalité des camps : une exception ordinaire

En deuxième lieu, l’ensemble des conditions de vie et des événements survenus dans les centres de rétention en Europe, ces dernières années, a été rendu public par des formes de soli- darité à l’intérieur et à l’extérieur, de circulation de l’infor- mation et, en partie au moins, de divulgation dans les médias. Cette publicité se dresse contre le principe de non-reconnais- sance des résidents en attente, contre l’invisibilité et le déni de sens de ces lieux au nom d’une fiction extraterritoriale9. Un récit

des camps paraît alors possible, chaque camp se voyant reconnu dans son existence propre et dans sa part du récit qui contribue à socialiser l’existence − et à rendre visible la socialisation dont les camps sont, dans leur existence intérieure, le cadre.

En émergeant dans l’espace public, ils participent du récit global des camps du xxie siècle. Des manifestations collectives

de refus visent en général les autorités des camps (administra- tions des frontières, compagnies de sécurité, mais aussi agen- ces onusiennes, organisations humanitaires) et les demandes oscillent entre l’amélioration des conditions de vie à l’intérieur et la suppression des espaces de confinement par leur ouverture ou leur disparition. Un bref détour par les camps de réfugiés en Afrique permettra de mesurer l’enjeu politique d’une description de la vie quotidienne dans ces emplacements extraterritoriaux.

Réalités toujours hybrides, ne reproduisant aucune forme sociospatiale déjà existante, les camps de réfugiés représen- tent pour ceux et celles qui y arrivent et s’y installent « dans 9. Fiction créée par exemple en décrétant un étage de l’hôtel Ibis de l’aéroport Charles-

de-Gaulle extra-national pour en faire une Zone d’attente pour personnes en instance (ZAPI) alors que les autres étages de l’hôtel restaient bien inscrits dans l’espace natio- nal (voir Makaremi C., « Vies “en instance” : Le temps et l’espace du maintien en zone d’attente. Le cas de la “Zapi 3” de Roissy-Charles-de-Gaulle. », Asylon(s), revue électro- nique du réseau Terra, n° 2, novembre 2007, http://terra.rezo.net/article664.html

l’urgence » des expériences nouvelles de la localité, ne serait-ce que par le paradoxe permanent qu’exprime leur existence entre une temporalité indéfinie et un espace qui, de fait, se transforme parce que ses occupants se l’approprient nécessairement s’ils veulent pouvoir y vivre. Pensés à l’origine sans autre projet que ceux de la simple survie d’une population déplacée et contrô- lée, les camps de réfugiés se transforment avec le temps et avec les multiples usages qui sont faits par leurs occupants eux- mêmes de la ressource que représentent l’assistance humanitaire, l’espace des camps et les relations qui s’y développent.

Dans la plupart des cas, les camps sont créés sur des espa- ces vierges comme une incursion plus ou moins violente, plus ou moins isolée dans l’environnement local. Après une première installation dans des grandes tentes, les réfugiés construisent, autour des tentes collectives, des cases et des huttes en bois et pisé, au toit de chaume ou de toile plastifiée, avec du matériel généralement fourni par des ONG. Les habitations individuel- les ou familiales d’une ou deux pièces entourent la tente centrale qui est retirée lorsque toutes les cases sont construites. En même temps, en quelques mois, jusqu’à une année, se fait l’aménage- ment progressif des rues de terre, des systèmes d’approvisionne- ment en eau (puits, citernes, réseaux de tuyauterie et fontaines), des latrines, fosses septiques, ainsi que de quelques bâtiments collectifs (clinique, école, administration du camp).

Parallèlement à l’édification matérielle des camps, une formation sociale se met en place. Les distributions de maïs ou boulgour américains, d’huile et de sel, sont faites une fois par mois par des ONG sous contrat avec le Programme alimentaire mondial de l’ONU.Des « leaders de secteur » apparaissent parmi les chefs de tente initiaux, des églises ou des video shops sont construits en terre et recouverts à l’aide des bâches plastifiées du HCR ou des ONG, des places de marché et des terrains de football sont sommairement aménagés, etc. Même s’il est entendu que les camps n’ont pas de durée programmée, tout le monde édifie un espace de vie, certes précaire mais relativement vivable.

Les techniques de gestion et de contrôle se perfection- nent. Depuis quelques années, le HCR et les gouvernements des pays d’accueil cherchent à édifier des camps de taille plus réduite qu’auparavant. Dans un souci de contrôle des populations, les camps les plus récemment ouverts en Afrique accueillent entre 5 000 et 10 000 personnes. Même s’ils sont regroupés, comme c’est le cas en Sierra Leone, où huit camps se trouvaient jusqu’en 2005 distribués sur un espace d’une soixantaine de kilomètres de long entre les villes de Bô et Kenema, ces camps sont gérés séparément, en général par des ONG sous contrat du HCR pour sous-traiter la fonction de gouvernement des camps, tout en étant placés sous le regard d’une même administration régionale du HCR. Ce dispositif permet d’éviter des situations explosives et des enchaînements incontrôlables.

En effet, dans le même temps qu’ils se développent sur le plan matériel et, en partie, économique, les camps de réfu- giés se constituent comme des milieux sociaux et politiques. Cet engendrement ne se perçoit souvent qu’a posteriori, lorsque les camps sont devenus, avec le temps, des sortes de projets inac- complis de ville (ou de ghettos, ou de « villages », enfin d’éta- blissements humains relativement stables quelle que soit leur taille), ainsi que des lieux de conflit autour de l’enjeu de leur gestion et de la représentation des réfugiés. Finalement, la ques- tion la plus générale qui traverse les camps de réfugiés dès lors que leur existence dépasse le moment de la première urgence et s’installe dans une durée relative, c’est celle de leur trans- formation en espaces d’identification, de relations et même de mémoire pour les personnes qui vivent là, certes dans l’attente d’un éventuel départ en « retour », mais qui sont établies dans ces camps depuis plusieurs années ou décennies, ou qui y sont nées, s’y sont mariées, y ont enterré leurs morts.

Qu’est-ce qui permet de rapprocher les camps de réfugiés, unanimement considérés comme des espaces humanitaires de maintien en vie des « vulnérables », et les différents types de camps, centres et zones d’attente qui se développent comme éléments

d’une gestion administrative et policière de rétention, triage et expulsion des étrangers indésirables ? Les deux paradoxes de la temporalité – une urgence qui s’éternise – et de la territorialité – où « enfermés dehors » équivaut à « mis à l’écart dedans » mais toujours à la limite, voire dans la frontière – justifient la comparai- son et, plus encore, l’affirmation d’une continuité de ces formes au sein du vaste dispositif actuel de gestion des indésirables.

La ségrégation durable des réfugiés dans les camps empê- che, de fait, la réalisation des trois principes qui guident offi- ciellement l’action du HCR pour les sortir de la précarité où ils se trouvent : 1) l’intégration sur place, 2) la réinstallation dans un pays tiers, et 3) le rapatriement. De fait, les réfugiés recon- nus par le HCR en Afrique ne connaissent que la mise à l’écart. Ni rapatriement, ni intégration, ni réinstallation, la politique de l’encampement est, selon Barbara Harrell-Bond et Guglielmo Verdirame, une véritable « quatrième solution » du HCR, non décla- rée comme telle mais systématiquement préférée aux trois autres 10.

L’encampement des « vulnérables » et leur maintien en camp bien au-delà du temps de l’urgence en fait des résidents dont la vie se recrée inévitablement dans une nouvelle peau, celle d’indésirables, qui se révèle dans l’épreuve de leur mise à l’écart. Ils observent la progressive mise en place et diffusion d’une exception ordinaire comme cadre quotidien d’un gouver- nement particulier qui occupe tout l’espace de vie, le gouverne- ment humanitaire. Dans le contexte des camps et des contrôles des étrangers où il se déploie, le dispositif humanitaire lui-même

est une puissance ambiguë appelée à gérer, de manière princi-

pale dans certains cas ou auxiliaire dans d’autres, des situations d’excep tion. Une exception qui peut être créée par une urgence, une catastrophe, un état de guerre, l’arrivée massive d’une popu- lation en détresse, mais aussi l’expulsion d’étrangers indésirables, la « traque » que subissent des clandestins de la part des forces de police, le confinement ou la rétention de demandeurs d’asile. 10. Verdirame G. et Harrell-Bond B., op. cit., p. 335.

Cette continuité et cette correspondance entre les camps – toutes les formes de camp − comme éléments d’un disposi- tif de contrôle, mise à l’écart et rejet, rapprochant de fait les opérations humanitaires, administratives et policières, distin- guent indiscutablement ces espaces contemporains de ceux qui ont pris part dans la première moitié du xxe siècle au « spectre

du génocide », quand les camps s’inscrivaient « dans l’horizon de la mort », comme le note Alain Brossat 11. Si les camps multi-

formes trouvent aujourd’hui une « nouvelle vie » et une grande banalité, c’est évidemment avec beaucoup plus de réserves que l’on parlera d’un « retour » des camps…

En effet, pour pouvoir s’interroger sur le sens des camps non seulement comme espaces du gouvernement mondia- lisé des indésirables et comme espaces de socialisation dans l’excep tion ordinaire, mais aussi comme espaces politiques, il convient d’abord de « dédramatiser » la question des camps dans le regard européen. La perspective « thanatopolitique » qu’a exprimée de la manière la plus aboutie Giorgio Agamben ramène la fonction du camp à l’extermination et finalement à la figure d’Auschwitz 12. Cette approche interdit de voir d’une

part que le génocide n’a pas absolument besoin du camp – il peut se faire dans la rue, comme à Kigali en 1994 −, d’autre part que les camps représentent des espaces multiformes et multifonctionnels. Plutôt qu’un « retour » des camps, on observe la continuité des camps, leurs transformations physi- ques et sociales, et leurs déplacements dans l’espace. Marc Bernardot a bien montré qu’il existe une longue histoire des camps, bien avant et après la période nazie de l’extermination. Depuis la fin du xixe siècle jusqu’au début du xxie, il note leur

élasticité, la multiplicité de leurs formes et usages, mais aussi 11. Brossat A., « L’espace-camp et l’exception furtive », Lignes, n° 26, 2008, pp. 17-19. 12. C’est Alain Brossat (op. cit., p. 17) qui évoque la visée « thanatopolitique » des analyses

d’Agamben sur les camps comme lieux de mort (notamment dans Agamben G., Homo

sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, et Ce qui reste d’Auschwitz,

leur relation structurelle avec le traitement des étrangers indé- sirables 13.

En outre interdire, au nom du souvenir, particulièrement douloureux en Europe, de la Shoa, toute enquête sur les camps en général revient à perdre de vue la double banalité du camp aujourd’hui, banalité du « mal » et du « bien », du contrôle et du soin, de l’enfermement et de la survie. Dans sa critique de la défi- nition thanatopolitique du camp, que je viens d’évoquer, et que je partage, Alain Brossat note que, dans le cas des camps de réfugiés, la « biopolitique humanitaire » réalise l’objectif de « faire survivre » et non de « faire mourir » 14. On ajoutera à cela, pour rendre compte

d’une réalité plus complexe encore, que dans la situation excep- tionnelle où se déploie cette incomparable puissance de l’huma- nitaire dans un face-à-face évidemment inégal entre l’huma nitaire souverain et la victime absolue, les filtrages constants (screening) et les catégorisations qui peuvent exclure les moins « vulnérables » du « faire survivre », ainsi que le recours « techniquement » obligé au regroupement en camp (parce que tenu pour le système le plus pratique du point de vue logistique) comme traitement de la survie des masses, aboutissent à la possibilité de « laisser mourir » ceux qui ne passent pas les filtres ou les bonnes portes. Faire survivre et laisser mourir est alors l’expression d’un pouvoir à double facette qui s’installe comme forme de gouvernement dès que l’attente relaie progressivement l’urgence…

Enfin, la violence du camp, de toutes les formes de camp en tant que privation de liberté, fait place avec la durée à une forme sociale qui se compose d’accommodements, de débrouilles, de contournements et de corruptions, de tactiques et de stratégies qui relèvent d’une certaine résilience. Pour qui parcourt aujourd’hui les différentes figures de camps réparties dans le monde et regrou- pant environ 12 millions de personnes, le modèle de transfor- mation des camps n’est pas le camp de la mort ; c’est la figure du 13. Voir Bernardot M., Les camps d’étrangers, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du

Croquant, coll. « Terra », 2008. 14. Brossat A., op. cit., p. 18.

ghetto, ce qu’illustrent de la manière la plus claire aujourd’hui les formes urbaines des camps palestiniens, tels ceux que j’ai pu observer dans la ville palestinienne de Naplouse où se trouvent quatre camps de réfugiés. Là, comme dans les banlieues popu- laires d’autres continents, certains réfugiés quittent le camp pour s’installer dans un quartier de la ville dès que leurs ressources le leur permettent. Ainsi, être réfugié du camp de Balata, c’est certes habiter le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie (25 000 habi- tants), mais c’est aussi vivre dans la ville de Naplouse dans une condition subalterne, qui est certes tenue à l’écart, mais n’est plus absolument exclue et enfermée dehors. « Réfugié » est devenu le statut inférieur de la condition urbaine palestinienne. Les camps sont devenus le pôle négatif d’une ségrégation sociale urbaine qui induit une « ghettoïsation » et qui incite les réfugiés à quitter les camps s’ils veulent s’élever socialement, ou à les transformer grâce au développement d’une économie informelle. Enfin, c’est dans le cadre d’une politique du ghetto qu’on peut lire aussi, aujourd’hui, les manifestations de l’identité politique palestinienne.

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