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Échapper à la reconduite, empêcher son identification

Quand la voie légale n’est pas envisageable pour se main- tenir sur le sol français une autre manière de faire consiste à jouer avec son identité de façon à ne pas être identifié. Dans ce cas l’étranger ne remet évidemment pas son passeport à la police et tente de masquer tous les éléments qui pourraient servir à déterminer son pays d’origine. L’administration doit alors obte- nir un laissez-passer consulaire de la part du consulat du pays qui reconnaîtra cet étranger comme un ressortissant. Tout le jeu consiste alors pour l’étranger de ne se faire reconnaître par aucun consulat. En absence de ce laissez-passer, l’expulsion est rendue

impossible puisque l’étranger ne possède pas de documents lui permettant de « voyager ». Ne pas remettre son passeport est la première étape pour empêcher son identification. Ensuite, les éléments principaux à dissimuler sont le nom la nationalité, la date de naissance, etc. 12 Certaines nationalités peuvent s’avérer

plus judicieuses à adopter car le renvoi vers ces pays est difficile. Se réclamer de la Palestine ou de l’Irak est un moyen non seule- ment d’échapper à son identification mais également de s’assu- rer que l’on ne sera pas reconduit vers ces destinations. Le cas de M. Konate permet de mieux comprendre cette pratique de dissimulation des informations nécessaires à l’identification :

Il est le seul retenu au local de rétention quand je le rencontre au lendemain de son interpellation. Sur les divers documents qui lui ont été remis pendant la procé- dure sont notés deux alias dont le nom de Konate ainsi qu’une origine malienne. Il dit dès le départ ne pas être malien, être arrivé en France en 2001, ne pas avoir de famille et disposer d’un passeport valide qu’il n’a pas remis à la police. Il a été arrêté au Val de Fontenay dans le RER alors qu’il avait une carte de transport portant le patronyme Konate mais il m’informe que ce n’est pas son vrai nom. Pendant sa garde à vue, la police a trouvé une personne malienne du nom de Konate dans ses fichiers : « Ça n’est pas moi sur la photo, ça ne me ressemble pas, mais la police dit que c’est moi. » Il se trouve en instance de reconduite vers le Mali. Il refuse catégoriquement de dire de quel pays il vient et son « véritable » nom. Quand je lui demande s’il souhaite bénéficier de l’assistance d’un traducteur pour l’audience du lendemain il répond « oui ». « En bambara ? », après un silence il finit par dire : « Je ne connais pas d’autre langue que le français [qu’il ne maîtrise pas très bien] ». De même lorsque je lui 12. Cette technique de modification de l’identité était déjà utilisée au xixe pour échapper

aux expulsions, voir Noiriel G., Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit

demande s’il souhaite être assisté par un avocat : « Si je fais des bêtises, je prends un avocat mais je n’ai pas fait de bêtises. Avec l’avocat, faut dire la vérité, dire comment je m’appelle, d’où je viens. Si j’avais fait une bêtise, j’aurais tout expliqué. Je suis là, je travaille, je vis tranquille c’est tout ! Ils croient qu’ils vont m’envoyer comme ça ? C’est pas comme ça, demain c’est la guerre. Le juge il aime la vérité comme la police, moi je vais mentir. » Tout au long de notre entretien qui finit plutôt par ressembler à une longue discussion il me soupçonne de chercher à lui soutirer des informations. Quand je lui demande, par curiosité, où se trouve la ville de naissance notée sur son APRF, il me répond : « Je ne sais pas, je ne connais pas le Mali. » Il témoigne par ailleurs d’une grande connais- sance de la procédure, il connaît les risques qu’il encourt et il conclut en me disant : « Les Français ils sont trop malins, nous aussi on est malins. »

Refuser d’indiquer sa langue, de témoigner de la connaissance de la géographie du Mali sont autant de moyens pour empêcher son identification. Persuadé que je transmet- trai toutes les informations recueillies au juge (le fait de pren- dre des notes ne faisait qu’accroître sa méfiance) il adopte une attitude de résistance face à l’ensemble des interlocuteurs qu’il rencontre, sans distinction. D’autre part, M. Konate est un des rares retenus que j’ai pu rencontrer qui affichait claire- ment sa volonté de dissimuler son identité, de « mentir » pour reprendre ses termes. Les autres retenus donnent un nom et une nationalité sans qu’il soit possible, au moins pour moi, de savoir s’il s’agit de la réalité. M. Konate se sent d’autant plus légitime dans sa manière de faire qu’il se considère victime d’une injustice, cette injustice préalable justifiant à ses yeux son comportement de résistance. Enfin, la connaissance qu’il témoigne de l’ensemble de la procédure (il connaît le fonction- nement des prolongations de rétention, les risques encourus

en cas de dissimulation d’identité…) vient nuancer l’absence de « compétences » qui semblait être le lot des étrangers. C’est aussi parce qu’il sait par avance qu’il n’a pas d’espoir de se maintenir en France par voie légale qu’il choisit d’adopter cette « tactique 13 » pour reprendre ce terme dans le sens que Michel

de Certeau lui a donné. Il s’agit pour lui d’introduire dans une procédure qu’il ne contrôle pas des éléments lui permettant de « faire avec », de « bricoler » et dans son cas d’éviter l’expul- sion. La phrase « nous aussi on est malins » met dos-à-dos les deux logiques : d’un côté, la logique de l’administration, celle « des Français » aboutissant à l’identification et à l’expulsion et de l’autre, les « tactiques » propres aux étrangers en situation irrégulière cherchant à échapper à l’expulsion. Il s’agit donc pour l’étranger de faire avec cette procédure en tentant d’en exploiter les failles pour l’enrayer.

Avec la nécessité d’avoir recours au consulat pour obtenir un document de voyage, c’est alors tout le processus d’identi- fication qui s’en trouve changé. Pour reprendre les catégories définies par Gérard Noiriel 14, l’étranger passe alors d’un régime

d’« identification à distance » caractérisé par son passeport, à un régime d’« identification de face-à-face ». Au cours de la reconnaissance consulaire 15 des questions sont posées à l’étran-

ger concernant sa vie personnelle : sa ville d’origine, celle de ses parents… Mais également des questions d’ordre général sur la politique, la géographie. A la lumière de cet entretien, le consu- lat décide ou non de reconnaître l’étranger comme un ressortis- sant. Mlle Traore m’expliquera à sa libération que le consulat du

Mali ne lui a pas remis de laissez-passer « parce qu’ils disaient que je ne parlais pas comme une Malienne »

13. Certeau M., L’invention du quotidien. L’art de faire, Paris, Gallimard, 1980. 14. Noiriel, G., État, nation et immigration, Paris, Belin, 2001.

15. Je n’ai encore jamais pu assister à de telles séances. Je m’appuie sur des récits qui m’ont été faits lors d’entretien avec des étrangers sortant de centres de rétention ainsi que des descriptions dans des ouvrages : Hamel C., Lemoine D., Rendez-vous au 35bis. L’étran-

ger, le juge et l’ethnologue, Paris, Éditions de l’Aube, 2000 ; Spire A., « Le poids des

L’étranger qui va être confronté à ces séances de recon-

naissances dispose alors de ressources lui permettant d’agir.

Ainsi M. Hasan a changé l’orthographe de son nom au moment de son arrestation. En garde à vue les policiers retrouvent dans leurs fichiers une personne avec une photo correspondant à son signalement. Je lui demande : « C’était ressemblant ? », « Bien sûr, c’était moi ! », ce qu’il a évidemment démenti face à la police. Lui aussi connaît la suite de la procédure, quand je commence à lui parler des reconnaissances consulaires il rétor- que : « Je sais, c’est facile ! Au consulat algérien tu dis que t’es marocain, au marocain tu dis que t’es tunisien et au tunisien, tu dis que tu es algérien ! » Échapper à l’identification objec- tive du passeport permet à l’étranger de jouer de son identité dans une situation où il possède des compétences pour le faire, la situation de « face-à-face ». C’est à lui d’être acteur, aux deux sens du terme, et de réussir à empêcher sa reconnaissance par le consulat. L’étranger est alors actif dans le processus d’identifi- cation (ou plutôt de non-identification) mais également acteur dans la composition d’un rôle devant les consulats ayant pour but de ne pas être reconnu. Mais tenir son « rôle » dans de telles circonstances s’avère très complexe. Ainsi un interprète appelé pour traduire un entretien me dit à la fin de celui-ci : « Il dit qu’il est irakien, mais il est sans doute égyptien, il a un accent égyptien » ou cet Algérien qui m’avait annoncé son intention d’échapper à sa reconnaissance et qui me dit au téléphone : « Je me suis fait piéger, il [le fonctionnaire du consulat] m’a posé des questions et il m’a piégé. »

Dans cette situation de face-à-face l’étranger peut maîtri- ser les informations qu’il fournit contrairement à l’« identifica- tion à distance » où l’identité de l’étranger est définie par son passeport. Dans ce cas, l’étranger est totalement passif et il se voit attribuer une « identité de papier 16 » détachée de son corps.

16. Noiriel G., Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile xixe-xxe siècle,

Identité qui se veut une abstraction objective impossible à mani- puler. Ces deux types différents d’identifications traduisent un positionnement différent de l’étranger face à sa procédure d’ex- pulsion, le rendant acteur, au moins en partie, de l’échec de cette dernière.

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