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D’une proscription des émotions au travail à un engouement et sa prise en compte

émotionnelles Introduction

1.1 D’une proscription des émotions au travail à un engouement et sa prise en compte

Bien que la composante émotionnelle ait été négligée dans les théories de l’organisation, pendant un certain temps, la question des émotions reste un sujet qui n’est pas nouveau dans le champ organisationnel (Chanlat, 2003). En effet, l’étude des émotions sur le lieu de travail émerge «en tant que concept scientifique dans les années 1930 » (Tran, 2014), et plus particulièrement lorsque les premiers théoriciens des dynamiques de groupe ont introduit le concept de relations humaines au travail (Ibid.) où le thème des émotions a été abordé sous plusieurs vocables: sentiments, ambiance, moral […] (Chanlat, 2003). En effet, les travaux d’Elton Mayo entre 1928 et 1932 où il s’est intéressé à la psychologie du travail. Il a introduit le «test-room» qui consiste à installer un laboratoire sur le terrain, en contexte de travail des individus observés. Les résultats de ses expériences ont exposé l’importance des «facteurs émotionnels» pour les travailleurs, comme communiquer avec eux, les aider à s’impliquer dans l’organisation et faire en sorte qu’ils se sentent considérés et importants (Pugh et hickson, 1996).

Dans le même sens, Brief et Weiss (2002) en citant les travaux de Hersey (1932), soulignent le caractère précurseur de ses études «utilisant la méthode du journal (ou experience sampling methodology)» où l’objectif était de montrer les liens entre les affects ressentis au jour le jour et la performance, ainsi que l’influence des émotions ressenties à la maison sur le comportement au travail. Les mêmes auteurs citent également les travaux effectués dans l’usine Hawthorne de la division Western Electric de Roethlisberger et Dickson (1939)relatifs à «la logique des sentiments » (Roethlisberger et Dickson, 1939) mettant en exergue l’importance des valeurs dans les relations interpersonnelles des différents groupes de l’organisation (Chanlat, 2003).

173 L’abondance de travaux dans les années 1930 «fut suivie d’une période creuse avec peu de développements théoriques et des approches empiriques limitées, jusqu’aux années 1980 où l’on assistera à la renaissance de l’intérêt pour les phénomènes affectifs (émotions et humeurs)» (Tran, 2014). Par ailleurs, pour expliquer ce désintérêt pour le champ des émotions dans le monde du travail entre les années 1950 et 1970, Véronique Tran (2014) souligne qu’à cette époque «les entreprises s’immunisaient contre les émotions», car ces années ont été marquées par le cognitivisme et le behaviorisme où le comportement humain est étudié sous le prisme rationnel considérant que les émotions sont perçues comme des imperfections (Scherer, 1984). Dans le même sens, Chanlat (1990) rejoint cette explication en soulignant que l’accent mis sur l’information, la décision, […] la résolution de problème, a rejeté dans l’ombre les aspects affectifs.

En parallèle, Alors que même si la satisfaction au travail, n’est pas une émotion et ne s’inscrit pas dans le champ des émotions au travail, elle a représenté un thème «incontournable […] et dont le développement historique fut parallèle et inséparable» (Sander et Scherer, p. 336) à l’étude des émotions au travail, puisque les chercheurs «se sont attachés à considérer la satisfaction au travail comme un phénomène affectif pendant une trentaine d’années» (Ibid., p. 337).

En effet, des années 1950 aux années soixante-dix, les recherches se sont attardées majoritairement sur la motivation et la satisfaction au travail (Herzberg et al., 1959). Cette dernière en renvoyant à une expérience vécue du travail a posé les bases des futurs avancements de la recherche que l’on relie aux émotions. En ce sens, Edwin Locke (1969) est «le premier théoriciende la satisfaction à la considérer comme une émotion» (Tran, 2014, p. 337), en soulignant quela satisfaction ainsi que 1’insatisfaction au travail sont des réactions émotionnelles complexes (Locke, 1969).

Suite au courant des Relations Humaines, l’approche socio-technique des organisations est née au Royaume-Uni et plus précisément à l’institut du Tavistock de Londres. Elle est le fruit de la rencontre de la psychologie industrielle, des sciences de l’ingénieur et de la sociologie du travail. Cette théorie à travers les travaux de ses auteurs phares Emery et Trist (1969) prennent en compte le facteur humain dans l’organisation et examine la possibilité de s’organiser différemment selon le contexte, dans le but d’optimiser certaines combinaisons socio-productives. L’approche socio-technique «dépasse les visions du travail industriel de Taylor et Mayo» (Plane, 2017, p. 54) en contribuant à l’amélioration de la qualité de la vie au

174 travail notamment à travers la prise en compte du facteur humain et la satisfaction des salariés, dans le sens où la conception des tâches ainsi que le choix de l’organisation du travail sont guidés par les besoins de l’homme dans son travail.

Malgré ces différentes approches évoquées ci-dessus, la question des émotions a été négligée dans les organisations «tayloriennes» et «bureaucratiques». En ce sens, Charles-Henry Cuin (2001, p. 85) souligne que «s’il y a bien un système organisationnel ou un système économique qui exclue sans pitié toute émotion, c’est bien la bureaucratie ou le capitalisme», reflétant donc le positionnement organisationnel du management scientifique, dans lequel la rationalité, est perçue comme un facteur de performance (Ashforth et Humphrey, 1995) alors que l’émotion, est considérée comme un phénomène négatif et irrationnel, qui ne doit pas interférer avec le fonctionnement organisationnel (Gond et Mignonac, 2002).

Par ailleurs, March et Simon (1958) à travers leur ouvrage fondateur intitulé Organizations, ont proposé une mise en perspective des recherches antérieures conduisant les auteurs à poser l’idée que «toute théorie de l’organisation s’accompagne inévitablement d’une philosophie de l’être humain puisque les organisations sont composées de membres qu’il faut bien prendre en considération d’une manière ou d’une autre» (Plane, 2017, p. 77) contribuant ainsi, indirectement, à l’ouverture de l’organisation aux phénomènes émotionnels (Gond et al., 2005). En ce sens, Gond et ses collègues (2005) relèvent que les travaux de James March (1958) ont permis aux chercheurs d’appréhender le rôle des émotions dans les organisations, notamment dans le processus d’apprentissage, et de prendre en considération des phénomènes affectifs au sein des entreprises. Dans le même sens, Chanlat (2003) explique que la principale cause de cet intérêt considérable envers les émotions réside justement dans l’épuisement du modèle du gestionnaire rationnel. En effet, au cours du milieu des années 1980, les chercheurs dans le domaine organisationnel retrouvent un intérêt pour les émotions et ces années marquent «un tournant dans l’histoire de l’étude de l’affect lié au travail» (Tran, 2014, p. 338). Ainsi, les travaux d’Arlie Hochschild (1983) à travers sa théorie des

«feeling rules», ont représenté une étape importante dans cette évolution générant une nouvelle génération de travaux basés les notions de «normes émotionnelles» et de «travail émotif» (Hochschild, 1983). Par la suite, ces recherches ont été suivies par plusieurs études (Peters et Austin, 1985; Park et al., 1986; Rafaeliet Sutton, 1987; Eiglier et Langeard, 1987; Van Maanen et Kunda, 1989) dans différents champs de recherche intégrant le facteur émotionnel etses perspectives psychosociales.

175 Dans cette perspective, des chercheurs ont étudié l’influence des affects sur les performances individuelles et organisationnelles (George et Bettenhausen, 1990; Ashkanasy,2004; van de Weerdt, 2011), l’amélioration des conditions physiques de travail et l’amélioration des communications (Argyle et Martin, 1991) afin d’instiller un sentiment de joie au travail (Chanlat, 2003), l’utilisation du facteur émotionnel en environnement incertain dans un objectif de performance (George et Brief, 1992; Ashkanasy, 2004), la place des émotions au sein des organisations avec une orientation davantage sociologique (Fineman, 1993), la question de la prescription et de la normalisation des émotions par les organisations (Ashforth et Humphrey, 1995). Néanmoins, c’est Daniel Goleman (1995) qui, la même année avec son livre L’intelligence émotionnelle, a popularisé les émotions de telle sorte que depuis ce livre les émotions semblent pouvoir prendre une place légitime dans les entreprises. En effet, le développement a été tel qu’on peut même parler «de changement de paradigme » (Barsade et

al., 2003; Tran, 2014, p.339).

D’autre part, Weiss et Cropanzano (1996) ont étudié, l’influence des émotions discrètes dans le milieu organisationnel, à travers le modèle théorique de l’«Affective Event Theory». D’autres chercheurs ont étudié le rôle des affects des salariés sur le changement (Huy, 1999), la participation dans les relations amoureuses au travail (Pierce, 1998), le lien entre les émotions positives, les réactions émotionnelles positives, l’engagement affectif, le comportement altruiste et la satisfaction au travail (Fisher, 2000, 2002; Fischer et Ashkanasy, 2000), les effets des émotions sur la vie des organisations (Brief et Weiss, 2002) et sur la satisfaction au travail (Grandey et al., 2002; Mignonac, 2004).

Concernant la littérature en Sciences de Gestion, il convient de préciser que depuis les années

1980, c’est effectivement l’ouvrage de Daniel Goleman (1995 ; 1997), psychologue et

journaliste au New York Times, qui a fourni une impulsion à ce mouvement contemporain

autour des émotions. En effet, c’est grâce à ses travaux que les phénomènes affectifs au travail

ont commencé à acquérir une certaine reconnaissance (Thévenet, 1999 ; Fischer et

Ashkanasy, 2000). Par ailleurs, bien que le facteur humain se trouve au cœur de l’avantage

compétitif de l’organisation (Gond et Mignonac, 2002) et contrairement à la psychologie du travail, le domaine de la Gestion des Ressources Humaines a peu exploité la question des émotions au travail, et plus particulièrement au niveau des pratiques, les émotions ont été peu

considérées dans l’activité des professionnels de la fonction Ressources Humaines (O’Brien et Linehan, 2014), même si on reconnaît aujourd’hui que l’étude des émotions est

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essentiellement importante aussi bien dans les activités d’encadrement des organisations

publiques (Desmarais et Abord de Châtillon, 2012 ; Rivère, Commeiras et Loubès, 2013,

2019) que dans les activités de services (Grandey et al., 2004 ; Menon et Dubé, 2007). En

effet, Grandey et ses collègues ont fait le lien entre le taux d’absentéisme et le sentiment de se

faire agresser par les clients, en montrant que plus fréquent est le sentiment de se faire

agresser par les clients, plus l’individu a des chances de souffrir d’épuisement émotionnel, ce

qui est également lié au taux d’absentéisme (Grandey et al., 2004).

Par ailleurs, l’influence des émotions sur le comportement des consommateurs (Holbrook et Hirschman, 1982; Isen, 2000; Chuang et Lin, 2007) a largement intéressé les recherches en marketing considérant que les émotions jouent un rôle fondamental dans «l’explication du comportement du consommateur en étant impliquées dans les processus cognitifs, la prise de décision et la performance» (Lichtlé et Plichon, 2014).