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PREMIERE PARTIE: LES RELATIONS ENTRE CONTROLE ET STRATEGIE : A LA RECHERCHE D’UN CADRE INTEGRE

Encadré 4 : Les différents modes d’intéressement Latour (1987) pp 261 et suivantes

2.3 LA PROMOTION DE L’ACTEUR STRATEGIQUE ET LE PHENOMENE DE POUVOIR

Tout acteur de l’organisation est susceptible de prendre part au processus stratégique. L’acteur stratégique peut émerger de manière inattendue en- dehors de la sphère du management (Skaerbaek et Tryggestad 2010).

C’est tout d’abord la capacité du contrôle à quantifier qui permet d’intégrer les acteurs de l’organisation à la stratégie. Elle permet à un ensemble d’acteurs qualifiés de poursuivre des objectifs stratégiques dans des contextes locaux (Ahrens et Chapman 2007) et permet la constitution de compétences stratégiques pour les comptables et cadres intermédiaires (Fauré et Rouleau 2011). A cet effet, Fauré et Rouleau (2011) identifient trois micro-pratiques : évoquer l’utilité des nombres pour activer des projets locaux, construire l’acceptabilité des nombres pour les diffuser à des partenaires externes et autoriser la plausibilité des nombres pour réconcilier les spécificités locales et les compétences globales. La participation des acteurs locaux est alors liée à la qualité de l’information comptable, pas en tant que qualité intrinsèque mais en tant que qualité construite et acceptée par les acteurs locaux, ce qui suppose une co-construction par interactions.

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Par ailleurs, si tous les acteurs de l’organisation sont susceptibles de participer à l’élaboration de la stratégie, voire du contrôle, cela pose la question de l’autorité hiérarchique et du projet stratégique (Bréchet et Desreumaux 2008). Comment en effet rendre possible la co-construction quand l’élaboration de la stratégie est perçue comme étant de la responsabilité du dirigeant ? Comment le dirigeant exerce-t-il son autorité si la stratégie évolue au gré des actions de ses subordonnés ?

D’un côté, l’autorité hiérarchique, avec en corollaire l’obéissance sont des mécanismes de coordination essentiels dans l’organisation (Allard-Poesi et Perret 2005), d’un autre, l’ANT réfute la notion d’autorité hiérarchique comme fruit d’un déterminisme. Tous les acteurs, par définition, ont effectivement une certaine forme de pouvoir, dans le sens où ils peuvent influencer d’autres éléments : un acteur est « n’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre » (Callon et Latour 1981). On retrouve la définition de l’intéressement (voir p. 95). Le dirigeant doit alors user de différents stratagèmes pour exercer son autorité en renforçant son réseau car, s’il n’y a pas d’autorité hiérarchique pré-établie, il y a des acteurs avec des réseaux plus forts que d’autres (Callon 2006). Le pouvoir doit alors être construit : « Toutes les différences de niveau, de taille, d’envergure, sont le résultat d’une bataille ou d’une négociation » (Callon et Latour 1981). Mais cette influence n’est pas obligatoirement durable. Le pouvoir se construit par « la capture d’éléments plus durables qui se substituent aux dénivellations provisoires qu’il est parvenu à imposer » (Callon et Latour 1981). Une autre forme de pouvoir ou de « force » d’un acteur est la capacité de « dissocier les éléments enrôlés par d’autres acteurs » (Callon et Latour 1981).

Les chercheurs appliquant le cadre théorique de l’ANT à l’organisation éludent parfois ce problème ou complètent leur réflexion par les conceptions du pouvoir défendues par Foucault.

Latour lui-même reconnaît l’influence de Foucault dans les conceptions de l’ANT. Définir le pouvoir comme étroitement lié à la connaissance (Foucault

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1975) est en effet compatible avec le pouvoir considéré comme résultat d’un réseau (Callon 2006). Ainsi, les savoirs managériaux sont des produits socialement construits au travers des jeux d’intérêts et des relations de pouvoir (Covaleski et Dirsmith 1988).

Pour Foucault (1975), il existe deux formes de pouvoir : le pouvoir disciplinaire et la normalisation. D’un côté, le pouvoir s’exprime par la sanction, de l’autre, par une normalisation des comportements qui permet d’intérioriser la volonté d’obéissance. Or, le contrôle est fondamentalement une pratique de pouvoir (Covaleski et Dirsmith 1988). En premier lieu, les systèmes de contrôle sont une source de connaissance qui rend les choses pensables et rend l’action sur ces choses possible (Miller et O’Leary 1987). Ensuite, il s’agit d’une pratique disciplinaire pouvant entraîner sanctions ou reconnaissance. Enfin et surtout, il joue sur des principes d’adhésion, permet d’intérioriser certaines valeurs, de normaliser les comportements.

Le contrôle, comme instrument du pouvoir, est potentiellement un élément qui peut être « capturé » pour asseoir une forme de pouvoir ou dissocier les éléments assemblés par d’autres acteurs, soit intervenir dans le réseau d’autrui. Cet aspect, peu étudié dans la littérature sur le contrôle utilisant l’ANT, sera également approfondi dans la partie empirique de notre recherche.

CONCLUSION DE LA DEUXIEME SECTION :

Le contrôle permet de traduire la stratégie en contribuant aux quatre phases de la traduction définies par Callon (1986). Cette traduction se fait grâce à des dispositifs intégrant la stratégie à travers des attributs calculatoires. Ils génèrent des objets-frontières, matérialisant et stabilisant les alliances. Ils permettent l’action à distance et intègre une grande variété d’acteurs à la conception de la stratégie.

Néanmoins, de nombreuses questions demeurent sur la manière dont le contrôle prend part au processus de traduction de la stratégie. Les différentes phases de la traduction sont encore peu étudiées dans la littérature, notamment les phases d’intéressement et d’enrôlement. L’étude de ces deux

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phases passe par la compréhension des « stratagèmes » utilisés par les différentes parties autour des outils de contrôle pour faire valoir leurs intérêts et créer puis stabiliser des alliances autour de la stratégie. Ces stratagèmes s’articulent autour de jeux de pouvoir. Le cadre théorique nous invite à ne pas considérer ce dernier comme préétabli, sous forme d’autorité hiérarchique, mais comme construit à travers un certain nombre de dispositifs dont les systèmes de contrôle peuvent former l’architecture. Il s’agit alors de voir comment la co-construction de la stratégie par un grand nombre d’acteurs de l’organisation se fait avec ou malgré ces jeux de pouvoir.

CONCLUSION DU DEUXIEME CHAPITRE

Le deuxième chapitre avait pour double ambition de justifier l’intérêt du cadre théorique de l’ANT pour étudier la relation entre contrôle et stratégie et de présenter les principaux concepts de ce cadre théorique susceptibles d’aider à la compréhension de cette relation.

L’ANT répond à deux problèmes identifiés au premier chapitre : analyser ce qui se passe au niveau des interactions interindividuelles et comprendre comment ces micro-interactions peuvent former la stratégie de l’organisation. Le premier aspect est couvert par la capacité de l’ANT à prendre en compte une grande variétés d’acteurs et leurs actions autour d’objets socio-techniques. Or les interactions qui permettent l’émergence des stratégies de l’organisation, que ce soit sous forme de conversation stratégique (Westley 1990) ou d’interactions liées aux systèmes de contrôle (Simons 1995) se passent autour de dispositifs de gestion à dimension socio-technique (outils de contrôle, outils de diagnostic ou de planification stratégique…) et se font entre différents acteurs alors que les cadres théoriques plus classiques ont tendance à se focaliser sur le rôle des dirigeants. Le second aspect est lié à l’intérêt de l’ANT pour l’étude des associations. Les micro-interactions ne sont pas étudiées pour elles-mêmes mais dans la mesure où elles permettent la négociation et la

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conclusion d’alliances entre les acteurs. Ce sont les alliances successives qui permettent de passer du niveau « micro » au niveau « macro », de la relation interindividuelle à la dimension organisationnelle.

Pour cette étude, le concept de traduction apparaît propre à étudier la construction de la stratégie à travers les systèmes de contrôle. Différentes recherches ont montré la capacité des systèmes de contrôle à traduire les intérêts d’acteurs divers (Chua 1995, Arnaboldi et Azzone 2010, Dreveton et Rocher 2010, Pipan et Czarniawska 2010) mais peu se sont intéressées à l’analyse de la globalité du processus de traduction pendant les phases de problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de mobilisation (Callon 1986). L’étude de ces différentes phases peut passer par l’étude de l’évolution de la matérialisation du contrôle et de la stratégie, les inscriptions et les énoncés.

SYNTHESE DE LA PREMIERE PARTIE ET PROPOSITION DE LA QUESTION DE RECHERCHE

Dans cette première partie, nous avons étudié la relation entre contrôle et stratégie au travers de deux cadres théoriques différents dont nous avons montré l’intérêt : les quatre leviers du contrôle de Simons et l’ANT.

Ces deux cadres proposent un certain nombre de similitudes mais aussi des différences qui sont synthétisées dans le tableau 10.

La principale concordance entre ces deux modèles, qui s’inscrit en contradiction avec un pan important de la littérature sur le contrôle, est que la relation entre contrôle et stratégie est à double sens. Le contrôle influence la stratégie comme la stratégie influence le contrôle. Par ailleurs, dans les deux cas, la relation se construit à travers des outils (outils de contrôle pour Simons, objet intermédiaire et objet frontière pour l’ANT) et des relations interindividuelles (systèmes interactifs pour Simons, systèmes d’alliances pour l’ANT).

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La principale différence vient de la conception de l’acteur stratégique. Pour Simons, le dirigeant tient un rôle central : l’élaboration de la stratégie relève de son domaine de responsabilité, même si d’autres acteurs de l’organisation participent au processus. C’est lui aussi qui définit les systèmes de contrôle et leur usage en veillant à garder un certain équilibre entre nécessité de conformité et autonomie des autres acteurs, notamment l’encadrement intermédiaire. Les conditions de cet équilibre ne sont pas encore clairement établies par la littérature.

Pour l’ANT, la stratégie apparaît comme une construction œuvre d’une multitude d’acteurs. Le dirigeant, s’il peut être à l’origine de la conception de la stratégie, n’en a pas la maîtrise totale. Tous les acteurs sont par définition actifs, font valoir et défendent leurs intérêts. La stabilisation de la stratégie n’est alors possible que par la stabilisation d’alliances entre différents acteurs, par l’incorporation de discours à des dispositifs, notamment les dispositifs de contrôle. Ces dispositifs, incluant outils et usage effectif, sont donc modelés par différents acteurs et ne relèvent pas de la seule décision de la direction.

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Tableau 10 : Comparaison des caractéristiques de la relation entre contrôle et stratégie à travers les cadres théoriques de Simons et de l’ANT.

Thème Simons ANT

Sens de la

relation Relation en double sens : contrôle et stratégie sont en interaction. L’acteur

stratégique Le stratégique principal (Simons) et dirigeant est l’acteur l’architecte du contrôle

Les autres acteurs participent s’ils y sont invités (incertitudes stratégiques)

Tous les acteurs sont importants (Latour)

Le contrôle peut permettre la promotion de l’acteur stratégique (Skaerbaek et Tryggestad 2010)

Stratégie Stratégies délibérées et

stratégies émergentes, participation au processus stratégique

Stratégie co-construite par acteurs en interactions

Pas de différence discours/action

Contrôle Formel

Différents leviers interdépendants

Interactions plus ou moins intenses, implication plus ou moins grande des parties, sur incertitudes stratégiques

Système cohérent.

Intégrer des alliés sans dénaturer la stratégie

Ouverture et fermeture du réseau Evolution non prévisibles

Objets Les objets sont neutres pour les relations entre acteurs

Leur usage est déterminé par le concepteur

Les objets influencent et sont influencés par tous les acteurs Les objets intermédiaires- « transportent » la traduction

Pouvoir Donné par position hiérarchique Réseau plus fort : le pouvoir n’est pas donné mais se construit.

Ces différences ne présentent pas obligatoirement un problème pour la recherche. Au contraire, nous pensons qu’elles permettent d’enrichir l’analyse. Ainsi, le cadre de Simons se révèle particulièrement riche pour expliquer les actions du dirigeant visant à élaborer et mettre en œuvre le projet stratégique de l’organisation, à travers les usages différenciés des systèmes de contrôle, comme cela a été démontré par de nombreuses recherches.

L’ANT nous permet de nous intéresser à l’autre partie, les actions des « subordonnés », peu prises en compte par Simons. Ces actions sont visibles

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dans l’évolution des énoncés de la stratégie, mais aussi dans l’évolution des outils de contrôle et de leur usage.

La combinaison des deux cadres est alors susceptible d’éclairer la construction de l’autorité hiérarchique pour comprendre comment l’équilibre peut se créer entre conformité et autonomie, stratégies délibérées et émergentes, le contrôle de la stratégie et la nécessité d’intéresser un grand nombre d’acteurs.

La suite de la recherche doit nous permettre de mieux comprendre comment les systèmes de contrôle participent à la traduction de la stratégie.

Pour cela, nous nous intéressons à :

- La manière dont les acteurs de l’organisation font valoir leurs intérêts divergents à travers les systèmes de contrôle ;

- La manière dont les alliances se nouent et se stabilisent autour de la stratégie.

Cela passe par l’étude de l’évolution des énoncés liés à la stratégie et les transformations subies par les outils de contrôle.

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DEUXIEME PARTIE : METHODOLOGIE ET DESCRIPTION