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Les éléments constitutifs de la crise de la relation entre la science et la politique, et ce tant au niveau macro qu’au niveau micro, mettent en évidence l’incapacité des systèmes réglementaires et des fonctionnaires gouvernementaux à prendre en compte les préoccupations sociétales. Ce défi n’est pourtant pas insurmontable. En dépit du fait qu’à l’échelle internationale la plupart des cadres réglementaires adhèrent à une conception traditionnelle qui s’aligne avec la représentation du risque des scientifiques, les lois et règlements en vigueur dans les trois pays présentés confirment que des innovations réglementaires sont en train de s’opérer. Or, ces innovations ont été adoptées malgré le fait que, dans le cadre réglementaire de la Norvège, les aspects en matière de développement durable, de bénéfices pour la société et de convenance éthique peuvent être qualifiés de subjectifs. De surcroît, dans les cas de l’Argentine et de l’Australie, l’évaluation de l’impact économique peut être perçue comme étant une mesure « protectionniste » favorisant les produits locaux.

Devant de telles initiatives, on peut s’interroger quant à l’importance de tenir compte de ces critères non scientifiques dans l’évaluation du risque ou au moment de prendre une décision concernant l’homologation d’un ADB. La littérature savante en matière d’analyse du risque reconnaît que la prise en compte d’autres considérations dans l’évaluation du risque d’un ADB ou son homologation joue un rôle important au moment d’établir le niveau de risque que le public considère comme étant acceptable. Lemaux énonce en fait que « [w]hat individuals define as “safe” is for them “acceptable risk” and cannot be determined scientifically178 ».

Le fait que le public uisse exprimer ses craintes et préoccupations en matière d’ADB et qu’elles soient, d’une manière quelconque, prises en compte au moment d’évaluer un ADB ou de décider de son homologation entraîne une conséquence directe : l’amélioration de la confiance envers les organismes gouvernementaux. En effet, le public se sentira plus confiant s’il connaît les activités déployées par ces organismes pour prendre des décisions ainsi que la façon dont

l’information scientifique est traitée179. Cela dit, augmenter la transparence de manière à ce que le public sache ce que les organismes gouvernementaux font pour prendre une décision n’est pas suffisant pour maintenir la confiance envers les organismes responsables de décider de l’homologation d’un ADB. Brom suggère que « [r]egulations based upon scientific analysis could provide arguments concerning possible risk taking, but they don’t provide reasons to trust180 ». De même, le simple engagement que d’autres considérations non scientifiques seront prises en compte dans la prise de décisions en matière d’homologation des ADB est déficient. Ce qui s’impose, ce sont des modifications réglementaires, comme celles qui ont été présentées, qui permettent aux évaluateurs du risque et aux décideurs non seulement d’assurer que la consommation d’un aliment ne représente pas un risque pour la santé ou pour l’environnement, mais aussi de tenir compte des « significant differences in cultural influences and consumer’s ideas about what is safe to eat181 ». Lemaux souligne en fait que « [i]ndividuals and societies can decide the level of risk they are willing to accept in their foods and what regulatory policies are necessary to insure the agreed upon level182 ». Voici ce que Brom ajoute à ce sujet :

[I]f governments want to maintain trust, then they need to acknowledge that their relation with those whose trust they want, is a moral relation. In this relation, there can only be trust if the moral concerns of consumers are taken seriously, that is if moral responses are given to moral questions183.

La confiance du public dans les organismes responsables de décider de l’homologation d’un ADB a une conséquence pratique très importante. Elle contribue à faciliter l’acceptabilité d’un ADB par le public. En effet, différents auteurs ont reconnu que :

179 L. J. FREWER et col., « Societal aspects of Genetically Modified Foods », Food and Chemical Toxicology, vol. 42

(2004), p. 1184; L. J. FREWER et col., « Public Preferences for Informed Choice under Conditions of Risk Uncertainty »,

Public Understanding of Science, vol. 11 (2004), p. 364.

180 F. W. A. BROM, « Food, Consumer Concerns, and Trust: Food Ethics for a Globalizing Market », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 12 (2000), p. 134.

181 M. A. ECHOLS, « Food Safety Regulation in the European Union and the United States: Different Cultures,

Different Laws », Columbia Journal of European Law, vol. 4, no 3 (1998), p. 525. 182 P. G. LEMAUX, loc. cit., note 19.

 

Trust in those who develop and regulate technologies is a factor in public acceptance of these technologies and of the risks they may involve. Studies of risk perception are uniform in the finding that even the most minimal risks may be unacceptable if levels of trust in those who manage those risks are low or eroding184.

Face aux conséquences que l’intégration de CSE dans la prise de décisions185 peut avoir au niveau de la confiance du public envers les organismes gouvernementaux, il est possible d’envisager que les évaluateurs du risque ainsi que les décideurs responsables de prendre des décisions en matière d’homologation d’un ADB s’inspirent ou du moins se montrent plus réceptifs aux expériences d’autres pays dans ce domaine. La question qui se pose est donc la suivante : quels sont les facteurs susceptibles d’encourager ou de dissuader les évaluateurs du risque et les décideurs d’intégrer dans leur prise de décisions une ou plusieurs des CSE revendiquées par la représentation du risque des profanes? Pour répondre à cette question, nous posons l’hypothèse que l’un des facteurs susceptibles de favoriser la réceptivité ou d’opposer une résistance à la prise en compte d’une ou de plusieurs CSE est la culture organisationnelle (CO) des organismes gouvernementaux responsables de décider de l’homologation d’un ADB.

Les travaux de Jasanoff mettant en lumière la crise de la relation entre la science et la politique et étayant le besoin de faciliter la participation du public dans les domaines où l’incertitude rend difficile l’identification des risques à long terme sont insuffisants pour répondre à la question de recherche. Il en va de même pour l’approche psychométrique développée par Slovic, qui a pointé les différences individuelles existant entre les critères de mesure et d’identification du risque. Alors que Jasanoff démontre l’insuffisance des cadres réglementaire et des processus décisionnels adoptés par les fonctionnaires gouvernementaux d’un point de vue systémique, Slovic se concentre sur les acteurs pris individuellement. Pour répondre à la question de recherche, qui s’intéresse en somme à la place réelle et potentielle des CSE dans le cadre réglementaire canadien, il faut donc faire appel à d’autres travaux qui établissent un point de connexion entre les dimensions macro et micro de la

184 AAVV, « Issues in the Science-Based Regulation of Biotechnology », Journal of Toxicology and Environmental Health, Part A, vol. 64, no 1-2 (2001), p. 195.

185 P. THOMPSON, op.cit., note 40, p.281-307; W. POORTINGA et N. F. PIDGEON, « Trust in Risk Regulation:

Cause or Consequence of the Acceptability of GM Food? », Risk Analysis, vol. 25, no 1 (2005), p. 199-209; F. W.A.

crise de la relation entre la science et la politique. L’objectif est de mieux comprendre la manière dont les organismes gouvernementaux tentent de répondre ou répondent en pratique à la demande d’intégrer les CSE dans la prise de décisions, ainsi que le pourquoi des situations existantes. Nous sommes d’avis que le cadre théorique de la CO fournit un accès à ce terrain intermédiaire, situé à la jonction des acteurs et du système. En effet, les travaux sur la CO dans le contexte de la prise de décisions démontrent qu’elle influence et explique à la fois le type de décisions prises par une organisation186. Il en va de même pour les organismes gouvernementaux selon Schein187. Il importe de souligner que la CO constitue néanmoins l’un des éléments parmi d’autres facteurs susceptibles d’expliquer le comportement des évaluateurs du risque ainsi que celui des décideurs.

Pour étayer notre hypothèse, nous proposons d’abord une partie préliminaire, puis une étude divisée en trois parties. Dans la partie préliminaire, nous introduirons les fondements théoriques de la CO et notre protocole de recherche. Les fondements théoriques de la CO contiennent non seulement les éléments à prendre en considération au moment d’étudier la culture d’une organisation, mais aussi les traits caractéristiques des groupes susceptibles de se développer à l’intérieur d’une culture globale. De même, l’influence de certains facteurs externes dans les manifestations de la culture d’une organisation sera étudiée. Dans le protocole de recherche, en plus d’une description détaillée de la méthodologie que nous avons suivie, nous décrirons la manière dont les organismes fédéraux ont été retenus pour cette étude.

Ensuite, dans le cadre de la première partie de l’étude, nous présenterons le rapport à l’autorité des organismes fédéraux responsables d’évaluer les ADB et de décider de leur homologation. Les traits caractéristiques de ce rapport ont été identifiés à partir des lois, des

186 E. H. SCHEIN, The Corporate Culture. Survival Guide, 2e éd. Revise, San Francisco, Jossey-Bass, 2009, p. 34-35;

S. G. HARRIS, « Organizational Culture and Individual Sense Making: A Schema-Based Perspective », Organization

Science, vol. 5 (1994), p. 312; D. J. FRITZSCHE, « A Model of Decision-Making Incorporating Ethical Values », Journal of Business Ethics, vol. 10, no 11 (1991), p. 844.

187 À la question comment procéder à l’étude de la culture organisationnelle des organismes gouvernementaux,

Schein a donné la réponse suivante : « While the goals of public sector organizations are different, their process are not,

so I would focus on “How are things done here?”, “How are decisions made?”, “How are they implemented?” » Ces

questions orientent l’étude de la culture organisationnelle dans les entreprises privées. Plus de détails sur les éléments qui doivent être explorés dans la compréhension de la culture d’une organisation seront donnés dans le premier chapitre de la partie préliminaire.

 

règlements, des documents officiels, de la doctrine et des entrevues réalisées auprès des évaluateurs du risque et des décideurs travaillant directement à l’évaluation et à la prise de décisions concernant l’homologation des ADB, ainsi que de certains interlocuteurs privilégiés. Dans le premier chapitre de cette partie, nous présenterons les composantes manifestes du rapport à l’autorité. Pour ce projet, l’autorité est composée de trois éléments : le cadre réglementaire canadien, les objectifs stratégiques poursuivis par le gouvernement canadien et, finalement, les traités et les engagements internationaux que le Canada est tenu de respecter ou d’observer. Dans le second chapitre, nous mettrons en lumière les éléments méconnus du rapport à l’autorité, c’est-à-dire les éléments moins visibles du cadre cognitif des évaluateurs ou décideurs fédéraux en matière d’ADB. Le mandat de deux divisions appartenant à Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) sera présenté en sus. Notre intérêt dans ces divisions réside dans le fait que les fonctionnaires y travaillant tiennent compte de CSE de manière implicite ou explicite et que leur travail est susceptible d’influencer la prise de décisions en matière d’ADB.

Dans la seconde partie, nous étudierons le rapport à la vérité des organismes fédéraux responsables d’évaluer les ADB et de décider de leur homologation. Le rapport à la vérité comprend tous les éléments de preuve que les évaluateurs du risque et les décideurs sont dans la possibilité d’accepter au moment de déterminer ce qui est réel et ce qui peut fonder leurs décisions. Dans le premier chapitre de cette partie, les différents éléments probants reconnus notamment par les évaluateurs du risque au moment de décider de « ce qui est vrai » seront présentés. De même, une mention sera faite au sujet des éléments de preuve qu’ils ne peuvent pas accepter. Ensuite, nous traiterons des éléments inavoués de la prise de décisions fondée sur la science, c’est-à-dire des éléments qui sont pris en considération même s’ils ne sont pas publiquement reconnus.

Finalement, dans la troisième partie, nous présenterons deux cas d’exception qui permettent de vérifier la mise en place des éléments méconnus du rapport à l’autorité et des éléments inavoués du rapport à la vérité. En effet, les détails des deux cas d’exception permettent de supposer que, malgré l’affirmation généralisée que la prise de décisions est fondée sur la science, les décideurs canadiens se montrent réceptifs à la prise en compte d’autres considérations dans des cas pouvant

être qualifiés de controversés. Dans le premier chapitre de cette partie, nous présenterons le cas de l’hormone bovine somatotropine recombinante (STbr). Les détails de la gestion de la présentation de cette drogue nouvelle nous permettent de mettre en évidence que les décideurs, en utilisant leur étroite marge discrétionnaire dans la prise de décisions et l’absence de critères contraignants pour prendre une décision, peuvent fonder leurs décisions sur des critères non explicitement mentionnés dans le cadre réglementaire canadien. Dans le deuxième chapitre, nous nous pencherons sur les détails entourant la demande d’approbation de dissémination en milieu ouvert du blé Roundup Ready (BRR). Bien qu’aucune décision n’a été prise dans ce cas, les décideurs responsables du dossier utilisaient leurs compétences réglementaires pour demander au promoteur des preuves supplémentaires sur l’impact environnemental de la dissémination en milieu ouvert du BRR. Cette demande, qui a pu avoir des raisons notamment économiques, a eu comme conséquence le retrait de la demande de la part du promoteur.

En guise de conclusion, nous expliquerons pourquoi le Canada pourrait être qualifié à l’échelle internationale, comme un pays qui tient compte de CSE de manière implicite, et ce, même si le cadre réglementaire canadien en matière d’homologation des ADB ne mentionne pas explicitement la prise en compte d’autres facteurs que la science.

PARTIE PRÉLIMINAIRE – L’ÉTUDE DE LA CULTURE ORGANISATIONNELLE

(CO)

La CO est définie, selon Schein, comme l’ensemble des présupposés de base (i) auxquels un groupe adhère à la suite d’un processus d’apprentissage découlant de la résolution fructueuse de problèmes de nature externe et interne; et (ii) qui sont enseignés aux nouveaux membres du groupe comme correspondant à la bonne façon de percevoir, de penser et d’aborder ces problèmes188. De cette définition, deux caractéristiques peuvent être dégagées189. D’abord, la CO fournit le prisme à travers lequel les membres appartenant à une organisation interprètent et résolvent les problèmes. Ainsi, une bonne connaissance de la culture d’une organisation donnée est susceptible d’accroître la compréhension que l’on peut se faire de la réponse de ses membres à l’égard des divers paramètres constituant le flux d’un processus décisionnel190. Ensuite, elle constitue le cadre à retenir au moment où un observateur externe désire comprendre davantage le mode de fonctionnement d’une organisation.

La CO accomplit des fonctions très importantes. Premièrement, elle apporte aux membres d’une organisation le cadre cognitif de référence et les modèles de comportement qui agissent comme un contrôle social. Autrement dit, la CO, à travers un ensemble précis de valeurs et

188 E. H. SCHEIN, Organizational Culture and Leadership, 4e éd., San Francisco, Jossey-Bass, 2010, p. 18. Pour

d’autres définitions de la culture organisationnelle, consulter C. W. L. HILL et G. R. JONES, Strategic Management

Theory: An Integrate Approach, 5e éd., Boston, Toronto, Houghton Mifflin Co., 1992, p. 68; D. RAVISI et M. SCHULTZ,

« Responding to Organizational Identity Threats: Exploring the Role of Organizational Culture », Academic of

Management Journal, vol. 49 (2006) p. 437.

189 S. M. JEX et T. W. BRITT, Organizational psychology: A scientist-practitioner approach, Hoboken, N.J., J. Wiley &

Sons, Inc., 2008, p. 442.

 

principes, enseigne aux membres à sentir, percevoir et penser d’une manière déterminée191. Ce faisant, elle réduit les niveaux d’incertitude des membres en leur indiquant comment se conduire dans l’exercice de leurs fonctions et ce qui est attendu d’eux192. Deuxièmement, la CO agit comme une « colle sociale » qui maintient ensemble les membres d’une organisation en leur permettant de se construire une identité commune et de développer un sentiment d'appartenance193. Elle facilite ainsi l'engagement collectif des membres envers les buts poursuivis par l’organisation en développant chez eux le sentiment qu’ils travaillent pour quelque chose en laquelle ils croient194. Troisièmement, la CO permet aux membres d’une organisation de se faire une idée à propos de ce que l’organisation veut devenir dans le futur, selon les valeurs et principes partagés dans l’organisation195. Finalement, elle oriente le processus de prise de décisions196, car les membres de l’organisation, grâce au cadre cognitif de référence, peuvent identifier plus facilement le type de décisions qu’ils peuvent prendre197.

Dans cette partie préliminaire, nous voulons approfondir les fondements théoriques de la CO afin de nous les approprier et de les opérationnaliser dans notre enquête sur la CO des organismes fédéraux responsables de décider de l’homologation d’un ADB ou de ses sous-produits. Nous présenterons par la suite les éléments méthodologiques de notre étude de la CO des organismes fédéraux. Ces éléments méthodologiques, que nous regroupons sous l’expression « protocole de recherche », détaillent chacune des activités réalisées lors de cette recherche.

191 J. VAN MAANEN et G. KUNDA, « Real Feelings: Emotional Expression and Organizational Culture », dans B.

STAW (dir.), Research in Organizational Behavior, vol. 11, Greenwich, CT, JAI Press, 1989, p. 46.

192 S. L. MCSHANE et S. L. STEEN, Canadian Organizational Behaviour, 7e éd., Toronto, Mc-Graw Hill Ryerson,

2008, p. 339-340; K. S. CAMERON et R. E. QUINN, Diagnosis and Changing Organizational Culture Based on the

Competing Values Framework, 3e éd., San Francisco, Jossey-Bass, 2011, p. 6, 166.

193 M. ALVESSON, Understanding Organizational Culture, Londres, Sage Publications Ltd., 2002, p. 32; K. S.

CAMERON et R.E. QUINN, op. cit., note 192, p. 6, 18, 166.

194 S. OTT, The Organizational Culture Perspective, Pacific Grove, CA., Brooks Cole, 1989, p. 68.

195 J. MARTIN et C. SIEHL, « Organizational Culture and Counterculture: An Uneasy Symbiosis », Organizational Dynamics, vol. 12, no 2 (1983), p. 52.

196 S. G. HARRIS, loc. cit., note 186, p. 312.

197 B. M. THARP, Diagnosing Organizational Culture, p. 3. En ligne http://www.haworth.com/en-us/Knowledge/

Workplace-Library/Documents/Diagnosing-Org-Culture_6.pdf [Consulté le 14 octobre 2011]; AAVV, Organizational

Culture, p. 505. En ligne www.kfunigraz.ac.at/immwww/iimwww/orgculture.pdf [Consulté le 12 octobre 2011]; J. A. CHATMAN et S. E. CHA, « Leading by Leveraging Culture », California Management Review, vol. 45 (2003), p. 3-4.