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B. La relation entre la science et la politique dans sa dimension micro : les différences

1. La représentation du risque des scientifiques

Les scientifiques perçoivent le risque comme un événement négatif ou non voulu, dont la probabilité d’occurrence peut être quantifiée à l’aide d’outils statistiques39. Le rôle du scientifique est donc de quantifier les risques d’une manière objective, c’est-à-dire indépendamment de facteurs subjectifs ou sociaux40, ainsi que de déterminer les mécanismes les plus appropriés pour les réduire autant que possible41.

38 P. SLOVIC, « Perception of Risk », Science, vol. 236 (1987), p. 280-285; P. SLOVIC, « Perception of Risk:

Reflections on the Psychometric Paradigm », dans S. KRIMSKY et D. GOLDING (dir.), Social Theories of Risk, Westport, CT, Londres, Praeger, 1992, p. 117-152; P. SLOVIC, « Trust, Emotion, Sex, Politics, and Science: Surveying the Risk- Assessment Battlefield », Risk Analysis, vol. 19, no 4 (1999), p. 689-701.

39 N. MÖLLER, « The Concept of Risk and Safety », dans S. ROESER et col. (dir.), Handbook of Risk Theory,

Springer, Dordrecht, 2012, p. 57.

40 P. THOMPSON, Food Biotechnology in Ethical Perspective, The International Library of Environmental, Agricultural

and Food Ethics, vol. 10, 2e éd., Dordrecht, Springer, p. 93-94; J. O. ZINN (dir.), Social Theories of Risk and Uncertainty. An Introduction, Malden, MA, Blackwell Publishing Ltd., 2008, p. 29, p, 4-5; N. MÖLLER, op. cit., note 39, p. 57; G.

GASKELL et N. ALLUM, « Sound Science, Problematic Public? Contrasting Representations of Risk and Uncertainty »,

Notizie di politeia, vol. 17, no 63 (2001), p. 13-25. En ligne http://old.lse.ac.uk/Depts/lses/restricted/

literature/politeia/gaskell.pdf [Consulté le 10 janvier 2013].

41 J. HANSEN et col., « Beyond the Knowledge Deficit: Recent Research into Lay and Expert Attitudes to Food

Risks », Apetite, vol. 41, no 2 (2003), p. 112; N. MÖLLER, op. cit., note 39, p. 57; G. GASKELL, « Lessons from the Bio-

Decade: A Social Scientific Perspective », dans D. KENNETH et P. THOMPSON (dir.), What Can Nanotechnology Learn

from Biotechnology? Social and Ethical Lessons for Nanoscience from the Debate over Agrifood Biotechnology and GMOs, Food Science and Technology, International Series, 1re éd., Burlington, Academic Press, 2008, p. 243; J.-P.

POULAIN, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France, 2005, p. 81.

 

La représentation du risque des scientifiques se concentre notamment sur l’évaluation des risques réels et actuels42. En matière d’ADB, ces risques se limitent principalement à la probabilité d’atteinte à la santé humaine ou animale (par exemple, l’atteinte des fonctions d’organes vitaux, ou la cause de maladies, d’infirmités, de blessures ou de la mort43), ainsi qu’à l’environnement (comme la dissémination non voulue de matériel génétique ou la disparition d’espèces sauvages ou indigènes). Lorsqu’un scientifique doit évaluer un nouvel ADB, il compare l’ADBet l’aliment conventionnel qui se trouve déjà sur le marché. La comparaison se fait à partir de différents tests scientifiques évaluant spécifiquement les caractéristiques toxicologiques et allergènes ainsi que la composition nutritionnelle des deux aliments. Elle tient également compte des conséquences nuisibles possibles que l’ADB ou ses résidus peuvent avoir une fois qu’ils sont disséminés dans l’environnement, et ce, selon les impacts déjà connus d’aliments équivalents. À partir des résultats, les scientifiques sont en mesure de conclure si l’ADB est aussi sécuritaire que son équivalent. Ce processus d’évaluation, connu sous le nom de principe d’«équivalence substantielle », se concentre donc sur le produit et non sur le processus de production44, comme l’a mentionné McHughen :

[S]cientists assert that hazards are associated with products, and that the process used to generate the product is irrelevant, that is, there may be several different processes that generate the same or very similar products. All of those similar products will carry the same risk and hazards profile even if the processes used to create the products are distinct45.

Une autre caractéristique de la représentation du risque des scientifiques est le fait que l’évaluation du risque est toujours liée au contexte. Celui-ci est composé de tous les faits établis objectivement à travers les preuves scientifiques, lesquelles prises ensemble permettent de décider des conditions d’utilisation d’une nouvelle avancée et de ses bénéfices46. Prenons l’exemple de l’utilisation de pesticides dans l’agriculture. Lorsque le scientifique est appelé à faire une telle

42 A. MCHUGHEN, « Learning from Mistakes: Missteps in Public Acceptance Issues with GMOs », dans D.

KENNETH et P. THOMPSON (dir.), What Can Nanotechnology Learn from Biotechnology? Social and Ethical Lessons

for Nanoscience from the Debate over Agrifood Biotechnology and GMOs, Food Science and Technology, International

Series, 1re éd., Burlington, Academic Press, 2008, p. 45. 43 P. THOMSPSON, op. cit., note 40, p. 94. 44 A. MCHUGHEN, op. cit., note 42, p. 45. 45 Id., p. 46.

évaluation, il prendra en considération non seulement les bienfaits pour les agriculteurs, mais aussi les bénéfices que l’utilisation de pesticides peut apporter à la santé humaine et à l’environnement. Par exemple, sans l’utilisation de pesticides, les agriculteurs pourraient difficilement contrôler les insectes, les mauvaises herbes et certaines maladies propres aux plantes. En plus, l’agriculture, en général, pourrait être exposée à des risques importants comme l’invasion d’insectes47.

Le scientifique, lors de son évaluation du risque, considère ainsi que l’utilisation de pesticides en faibles doses peut contribuer à maîtriser les risques mentionnés et, en même temps, à rendre les aliments plus sécuritaires. En effet, l’utilisation de pesticides peut aider à diminuer les effets négatifs de la contamination à partir de vecteurs infectieux provenant d’insectes ainsi que l’infiltration de résidus chimiques toxiques provenant de sols contaminés, entre autres48. La prise en compte du contexte dans l’évaluation du risque de l’utilisation de pesticides dans l’agriculture a permis aux scientifiques de démontrer les effets positifs par rapport à sa non-utilisation et les effets en comparaison d’autres agents chimiques utilisés en agriculture ou avec des pesticides biologiques. L’analyse du contexte a également permis de fixer la dose la plus appropriée pour garantir que les pesticides n’auront pas d’effets nuisibles sur la santé humaine et animale ou sur l’environnement, tout en assurant leur efficacité.

Malgré la contribution de la représentation du risque des scientifiques, des critiques et des limites ont été soulevées. Mentionnons, à titre d’exemple, les contestations en lien avec la présumée « objectivité de l’évaluation ». Slovic signale, par exemple, que la probabilité du risque estimée par les ingénieurs nucléaires ou la probabilité sur le potentiel cancérigène d’un produit chimique est calculée à travers des modèles théoriques dont la structure est subjective. Les conclusions résultent d’un jugement lui aussi subjectif quant à la situation qui doit être considérée comme un risque, aux conséquences à inclure dans l’évaluation, aux conditions de l’exposition au risque et à la manière de

47 Id., p. 48.

 

calculer les conséquences dans une population, entre autres49. Voici ce que Shrader-Frechette souligne à ce sujet :

[T]he assessment of probabilities is itself a value-laden procedure. […] Decisions about the reference population, the treatment or uncertainty and statistical procedures will affect the assessment of probability. [...] It is impossible to make such decisions apart from value judgements50.

Pendant longtemps, la représentation scientifique du risque a été perçue comme la plus indiquée pour guider la prise de décisions en matière d’évaluation des risques, comme il a été mentionné précédemment. Les partisans de cette approche considéraient que l’« objectivité» et la « neutralité » propres des sciences pures empêchaient que d’autres arguments « bidons » gagnent une place dans l’évaluation du risque. Comme le souligne Gaskell, « without a criterion of acceptable evidence and a basis for judging expertise, any claim from whatever source, including malicious sources, would have equal weight. And if this were the case then society could be at the mercy of Luddites and other fringe opinions »51.

La représentation scientifique du risque a posé le manque de connaissances scientifiques comme le problème à la base des divergences entre les scientifiques et les profanes52. Cette approche, connue comme le modèle du déficit de connaissances (knowledge deficit model53) permet d’accomplir deux objectifs. D’une part, les décideurs parviennent à prendre des décisions sur la base de l’évaluation du risque. D’autre part, les industries agroalimentaires peuvent considérer les craintes des consommateurs en matière d’organismes génétiquement modifiés (OGM) comme le résultat de leur incapacité à soupeser objectivement les bénéfices par rapport aux risques probables. Du point

49 P. SLOVIC, loc. cit., note 38, p. 690-691.

50 P. THOMPSON et W. DEAN, « Competing Conceptions of Risk », Risk: Health, Safety & Environment, vol. 7, no 4

(1996), p. 373.

51 G. GASKELL, op. cit., note 41, p. 245.

52 J. HANSEN et col., loc. cit., note 41, p. 111-112, 120.

53 Voir E. F. EINSIEDEL, « Understanding “Publics” in the Public Understanding of Science », dans M. DIERKES et

C. VON GROTE (dir.), Between Understanding and Trust. The Public Science and Technology, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 205-216; S. HILGARTNER, « The Dominant View of Popularisation: Conceptual Problems, Political Uses », Social Studies of Science, vol. 20 (1990), p. 519-539; A. IRWIN et B. WYNNE,

Misunderstanding Science? The Public Reconstruction of Science and Technology, Cambridge, Cambridge University

de vue des décideurs et des industries agroalimentaires, les risques entourant les OGM, si risque il y a, sont insignifiants en comparaison aux bénéfices escomptés. La seule explication possible à la controverse publique soulevée par la commercialisation et la consommation des OGM réside alors dans une mauvaise compréhension des risques de la part du public54.

Pour pallier cette « déficience cognitive », les tenants de ce modèle ont justement proposé d’entreprendre des campagnes éducatives vis-à-vis des consommateurs. L’un des buts recherchés de ces campagnes est d’instruire les consommateurs en leur transmettant les connaissances nécessaires pour mieux comprendre les risques entourant une nouvelle avancée technoscientifique. Ces campagnes cherchaient également à encourager les consommateurs à accepter les évaluations des risques faites par les scientifiques en arguant qu’elles sont objectives, précises et correctes55.

Récemment, la contribution pratique du modèle du déficit de connaissances a été remise en question. De plus en plus, l’objet d’étude des recherches sur le risque a été déplacé de l’analyse des divergences entre les connaissances des scientifiques et celles des profanes vers une deuxième représentation du risque, que l’on qualifie de représentation du risque des profanes56. Cette nouvelle perspective de recherche est orientée non pas sur l’évaluation, mais plutôt sur la perception du risque par les profanes. Le but est donc de mieux comprendre comment les profanes perçoivent les risques et les arguments qui sous-tendent cette perception, étant donné qu’ils peuvent être en désaccord avec les scientifiques et les recommandations fondées sur la science pour des raisons différentes du manque de connaissances57. En fait, il est de plus en plus accepté que ce que chaque personne considère comme étant un risque « depends not just on knowledge but on sociocultural and individual values as well58 ».

54 G. GASKELL et col., « GM Foods and the Misperception of Risk Perception », Risk Analysis, vol. 24, no 1 (2004), p.

186.

55 J. HANSEN et col., loc. cit., note 41, p. 111. 56 Id.

57 H. P. PETERS, « From Information to Attitudes? Thoughts on the Relationship between Knowledge about Science

and Technology and Attitudes towards Technologies », dans M. DIERKES et C. VON GROTE (dir.), Between

Understanding and Trust. The Public Science and Technology, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 267,

279-282.