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2 LES REPRÉSENTATIONS DU JARDIN : ANECDOTE ET PROJET

2.6 LE TRAVAIL DE BERNARD LASSUS.

2.6.2 LA PROFONDEUR DE CHAMP.

Tout d’abord, dans le champ plastique, on peut regarder le

fonctionnement des images et notamment se demander pourquoi il était

nécessaire qu’elles fussent aussi petites.

Les gravures de Le Rouge sont des objets que l’on regarde à une distance qui convient à chacun, comme un livre. Il n’y a pas d’ambiguïté sur la manière d’utiliser l’ouvrage.

Dans le cas de B. Lassus il n’en est pas de même. Le rapport de dimension entre les images et le jardin situé derrière est tellement grand qu’il est impossible à l’œil humain de voir les deux simultanément avec la même netteté. Soit l’accommodation de la vue se fait sur la vignette, et le jardin à l’arrière plan devient flou ; soit au contraire la vue se fait nette sur la scène extérieure et c’est alors le dessin qui devient flou ou même qui disparaît lorsque, pour les plus petits d’entre eux, on est très proche.

De nombreuses études sont faites dans les domaines neurophysiologique ou neuropsychologique pour suivre le parcours de l’œil sur une toile. C’est ce déplacement qui permet la constitution de l’histoire de la peinture ou ce que John Dixon Hunt appelle son action. (the « action » of

a garden’s painting is supplied by the visitor, Cf. note 9) Mais nous avons

toujours affaire à un déplacement dans deux dimensions qui ne met pas en jeu la profondeur de champ. Ici le cas est différent, l’esprit est contraint à faire des allers et retours entre l’image et le jardin. Dans ce travail s’accomplit le premier pas – si l’on peut dire – vers le jeu du jardin. En effet il n’y a pas de reconnaissance du jardin dans l’image sauf pour la vue qui montre l’arbre remarquable de Barbirey. La recherche des relations commence donc dès la première attention portée aux images, et c’est l’appel de la visite qui se noue (ou non, mais ce cas ne m’intéresse pas ici) à ce moment là. Si le désir de la visite se produit, le jeu peut commencer et se développer suivant un parcours réel dans le jardin, mêlé d’un parcours imaginaire dans les souvenirs et les projections de l’esprit du visiteur.

C’est cette fois encore la miniaturisation et l’obligation du travail de l’œil qu’elle induit qui constitue le premier moteur de l’imagination. Dans le Désert de Retz la miniaturisation in situ des espaces du jardin provoquait une distorsion de la représentation en plan qui pouvait constituer le démarrage du travail de l’imaginaire, ici c’est la miniaturisation in visu des représentations qui provoque ce travail de recomposition du jardin à partir des éléments proposés.

2.6.2.1 Un artifice à contresens.

Artificiellement, la photo permet de rétablir une profondeur de champ telle que les deux images soient nettes dans le même temps. Mais si pour montrer et communiquer le travail de l’artiste cet artifice présente un intérêt, il est assez contradictoire avec les intentions initiales. En effet le jeu sur la profondeur de champ dédouble l’espace mais introduit aussi une composante temporelle dans l’appréciation de la relation de l’image à l’espace concret ; et c’est elle qui est annulée par une photographie qui serait nette dans tout le champ couvert par la représentation. Le passage d’une profondeur à l’autre, d’une vue lointaine à une vue rapprochée, n’est jamais instantané. C’est dans ce temps encore une fois suspendu entre deux instants, que le spectateur va pouvoir reconstituer une histoire qui lui servira pour construire sa propre représentation du jardin. (Fig. 2.26 a à c)

Par ailleurs, ce temps nécessaire au passage d’une vue à l’autre, ordonne l’autonomie de l’image. Il y a une réelle césure entre l’image et le jardin qui par ce mécanisme est renforcée. C’est une dissociation entre

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l’objet-image d’une part, ce qui est représenté par lui d’autre part et enfin le jardin lui-même, qui s’opère. L’objet-image ne peut pas être confondu avec le jardin, mais le « représenté » de l’objet-image prend lui-même une part d’autonomie en étant invisible dans le même temps que l’espace concret. L’identification de l’un à l’autre n’est jamais possible.

On peut noter que l’artifice photographique qui permet la vision nette simultanée de toute la profondeur de l’espace – de la plus rapprochée à la plus éloignée – doit également utiliser le temps. En effet pour atteindre à cette netteté que l’on pourrait assimiler à de la clarté qui aide à la compréhension, le photographe peut jouer sur plusieurs paramètres. La sensibilité de la pellicule, en augmentant, permet, dans le même temps de pose, une ouverture plus petite du diaphragme et donc une profondeur de champ plus grande. On joue sur un différentiel de temps négatif : le temps de pose ne change pas mais le « temps » de la sensibilité de la surface photographique lui, devient plus grand. Mais cette augmentation de la sensibilité est contradictoire avec l’objectif général du photographe qui est de faire une image nette, puisque le « grain » de l’image, que l’on pourrait assimiler avec un « flou » augmente dans la même proportion que la sensibilité de la pellicule. Pour conserver à la fois la profondeur de champ, commandée par l’ouverture qui doit être très serrée, et la netteté de l’image : son piqué, le photographe ne peut qu’allonger le temps de pose. Il y a cette fois une action directe sur le « temps observé » par l’appareil. Allonger le temps de pose est un autre versant de la suspension du temps, mais du temps de l’effectuation de l’acte de représenter, et qui laisse in fine une trace contradictoire avec les objectifs de l’artiste dans le résultat de la représentation. Autrement dit, allonger le temps de pose est à l’opposé de la recherche de l’instant captif qui permet la suspension du temps dans la découverte de l’œuvre par le sujet. En effet dans la suspension du temps, dans l’instant de la saisie de l’œuvre, il n’y a pas de perte de matière temps, tandis que dans celle de l’appareil le temps réel continue de s’écouler, se transforme, alors que la photo tente de figer une représentation idéale. C’est la « vue arrêtée » que réfutait Carmontelle pour le jardin de Monceau dont j’ai montré plus haut qu’elle était de l’ordre du beau tableau comme pourra l’être la photo lisse et nette d’un bout à l’autre. La clarté du photographe – ou l’absence de grain de l’image – n’est donc pas nécessairement compatible avec la volonté de l’artiste. On pourrait continuer ainsi à disserter sur le temps en introduisant l’outil qui permet l’allongement de la pose tout en conservant l’objectif de faire une photo « nette » : le trépied. Si la photo est faite sans support, au-delà d’un certain temps de pose, la photo sera floue et elle réintroduit alors l’incertitude sur la représentation. L’auteur est alors obligé de se soumettre au hasard, à une

certaine saisie de l’occasion pour espérer avoir un résultat conforme à ses attentes. Mais le contrôle du dispositif disparaît et la saisie du temps n’est plus qu’une affaire extérieure à l’artiste.

E. Burke dans ses additions de 1759 au traité qu’il consacre au sublime, développe l’idée que la clarté des images nuit à leur grandeur. Si les grands objets laissent découvrir leurs limites, ils en deviennent plus distincts.

C’est une chose de rendre une idée claire, et une autre de la rendre propre à toucher l’imagination. […] or saisir un objet distinctement et en percevoir les bornes est une seule et même chose. Une idée claire n’est donc qu’un autre nom pour une petite idée. 79

Il conviendra donc de s’interroger sur les intentions de B. Lassus puisque deux interprétations s’offrent à nous. Des photos nettes peuvent exprimer un tout sans incertitude, sans flou, et se rapprochent donc des caractères de la beauté, tandis que des représentations nécessairement multiples montrent différents moments de l’appréhension de l’œuvre qui, assemblés par la somme des instants autonomes du regard, composent un tout beaucoup plus incertain dans ses limites et par là même plus grand et métaphoriquement infini, donc se rapprochant plus des caractères du sublime. Avec cette nécessaire juxtaposition de plusieurs photos pour rendre compte du travail, on retrouve le mécanisme employé par les deux artistes : Le Rouge et Lassus. Il devient impératif, pour qui veut avoir une vision de l’ensemble du travail, de passer d’une image à l’autre, dans une suite de sauts spatiaux réalisant ainsi les suspensions successives du temps qui permettent l’appréhension en une suite de fragments de temps autonomes comme des œuvres d’art qui, malgré tout, recomposent un ensemble unique.

Ces suspensions successives, qui forment néanmoins un ensemble dans l’appréhension de l’image, ressemblent étrangement à la suspension de certaines notes que certains musiciens de jazz imposent pour que l’on entende plus. C’est le cas de Thelonious Monk. L’utilisation des

79 Edmund Burke. Op. Cit. p. 104 à 106. B. Saint-Girons introduit à ce propos une note dans son introduction sur la précocité chez Burke de cette réflexion sur la clarté des idées et les pouvoirs respectifs de la philosophie, de la poésie et de la peinture. En effet dès 1748 il note que « la froideur de la philosophie blesse l’imagination » et que, « cela lui retirant autant de son pouvoir, doit en conséquence affaiblir son effet et lui porter préjudice. » B. Saint Girons fait alors un rapprochement fort judicieux avec Jean-Baptiste Vico qui faisait, en 1744, de la clarté et de la distinction « le vice de la raison humaine plutôt que sa vertu ». p. 8 et note 1 p. 62

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harmoniques dans la musique de ce compositeur, ces fréquences induites et secondes par rapport aux notes jouées et qui s’assemblent au cœur de chaque accord, font du silence compris entre chaque note un flot de notes sous-entendues (l’anglais dit overtone pour harmonique c’est à dire notes superposées). L’ensemble perçu s’apparente alors beaucoup à l’image recomposée par chacun dans la multiplicité des possibles permise par le jeu de la profondeur de champ.

[…] on croit toujours entendre plus de notes qu’il n’en joue réellement. Il faut sans arrêt se demander : est-ce qu’il la joue vraiment *, celle-là ou est-ce que je n’ai pas tout simplement l’impression * de l’entendre ? Car cette sélection impitoyable à laquelle s’astreint Thelonious s’appuie sur une compréhension approfondie du système des harmoniques. […] Car c’est là un des plus beaux secrets de sa musique : comment faire entendre quelque chose sans le jouer. Le trompettiste Eddie Henderson raconte qu’un soir, à San Francisco, il vit Thelonious en sueur passer un set entier à enfoncer les touches du piano, très doucement, de telle sorte qu’aucun son ne sorte du piano. Aboutissement logique ! Absurde, mais indéniablement logique ! Et cette véritable philosophie du sous-entendu se vérifie dans tous les aspects de sa musique, comme de sa vie. C’est comme cela qu’il élève la discipline du piano solo à des hauteurs vertigineuses : il fait entendre une basse, une batterie, tout un orchestre alors qu’il est tout seul devant son instrument. Mais pas dans l’effervescence, comme le ferait un virtuose traditionnel, au contraire, dans l’économie la plus frugale. Il tourne le dos aux idées reçues et, par une magie incompréhensible, exprime plus * avec moins *… 80