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1 MODÈLES THÉORIQUES ET CONTEXTES CONTEMPORAINS

1.2 L'IMAGE NE DIT PAS CE QU'ELLE MONTRE

1.2.3 LA CONSTRUCTION DES IMAGES

Nos images de jardin sont donc construites comme des représentations d’espaces ultra-rationnels. D’une part, elles sont simplifiées en deux plans, un pour « l’objet » de la photo et un pour son fond, plus parfois un dispositif de premier plan pour redonner de la profondeur : tronc d’arbre, angle de façade, personnage, statue coupée dans sa hauteur, mur qui file en perspective, etc. et, d’autre part, elles sont découpées comme des papiers collés et saturées de couleurs contrastées. Ces images ont perdu l’espace dans les dédales d'une représentation qui veut devenir objective. Comment comprendre l’irrépressible diffusion de l’image obscène, celle qui tente de nous faire croire qu’elle ne cache rien, qu’elle est, justement, objective ?

L’explicitation criante de l’espace dans la composition (la simplification), l’exhibition criarde de la couleur : aucune place n’est laissée pour l’expérience du spectateur. La double saturation subjugue tant le spectateur que son parcours imaginaire dans l’image s’appauvrit, et qu’il reste sans réaction devant une représentation qui ne le concerne presque plus. Et pour ce qui concerne le jardin, ou même le paysage dont on verra qu’il n’est pas de la même nature et qu’il induit des questions différentes, cette perte d’un rapport qui ne peut pas être uniquement visuel avec la matière du monde tend à faire disparaître à la fois, le monde et sa représentation, par la simplification du rapport poly-sensoriel et réciproque qui s’instaure d’une part entre eux et d’autre part entre eux et moi qui en suis l’articulation.

La figuration du réel n’est plus une image au sens que donne Marie- José Mondzain à ce terme 47, mais devient un simple signe, exempt de tout

transparence et d’« épaisseur » ou de « profondeur » de la lumière réfléchie qui n'existent que difficilement dans la couleur lumière. Souvenons-nous du très beau passage sur la transparence profonde dans l’épaisseur des laques japonais décrite par Tanizaki Junichirô in Éloge de l’ombre, traduit du japonais par René Sieffert, sl., Publications Orientalistes de France, 1977. p. 40 à 45.

47 Marie-José Mondzain, L’image naturelle, Paris, Le Nouveau Commerce, 1995. 42 p. « L’image est une espèce de la pensée, présente en toute figure sensible et digne de porter son nom, à condition de marquer cette figure du sceau de la pulsation entre ce qui apparaît et ce qui disparaît. Elle est la modalité spécifique de la présence par laquelle se manifeste l’absence de tout objet. […] Il n’est d’image que poétique, mais encore faut-il reconnaître comment se dit « rose » dans le silence d’un regard posé sur la matière des choses, car telle est l’image. Les mots, eux, sont toujours saisis dans la masse des signes. Mais l’image n’est pas un signe. […] Et si le savoir d’image n’était pas une science ? Et si l’image différait de la représentation au cœur de laquelle elle s’inscrit ? Et que sont devenus les penseurs de la docte ignorance ? » p. 16 et 17.

Université de Paris Diderot – Paris VII – CERILAC

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rapport sensuel avec ce qu’il représente. Une abstraction plus abstraite encore que l’image si cela est possible.

1.2.3.1 Devant l’image, le réel.

Pourtant ces images se rapportent à des situations réelles.

Le remplissage du jardin par des objets est de plus en plus flagrant, (Fig. 1.5 a et b) et l’occupation intensive de l’espace devrait au contraire rendre ce dernier plus apte à accueillir une plus grande variété d’expériences possibles, éloignant ainsi le sujet de la stricte relation visuelle univoque. Quelle contradiction se noue alors entre l’espace et sa représentation au travers d’une saturation qui ne produit pas les mêmes effets dans l’un et l’autre ? La saturation représentée, celle de l’image, ne capte-t-elle pas plus sûrement le regard et le corps du sujet, emprisonnant ce dernier dans le signe, démontrant avec l’insistance qui crée l’obligation, comme lorsque l’on dit ou montre ce qu’il est indispensable de voir ou d’expérimenter, empêchant ainsi d'apparaître les conditions de ce que j’appelle le « libre parcours » du visiteur ou du spectateur, sa projection individuelle sur l’objet, sa liberté d’interprétation qu’il faudra décrire et dont il me faudra aussi explorer les limites ? Chacun doit pouvoir exercer son jugement sur les lieux qu’il utilise, et c’est à cette unique condition que le paysage peut exister et que le jardin peut s’enrichir de la diversité et de la mobilité des points de vue.

« Un suffisant lecteur descouvre souvent es escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et appercües, et y prête des sens et des visages plus riches. » 48

À l’origine, la saturation 49 de la représentation – mais peut-être pas de l’espace et c’est une différence que W. Gilpin établit, la peinture est un art trompeur et non un art imitatif par lequel le peintre « obtient une imitation de la

48 Montaigne, Essais, I, 23.

49 C’est moi qui introduis la notion de saturation dans les caractéristiques du pittoresque. Mais en regardant celles que donne W. Gilpin par exemple dans le premier essai sur le beau pittoresque, Op. Cit. p. 13 à 37, on trouve, en opposition aux qualités du beau : le poli et le net, la rudesse de la matière ou la rugosité du dessin. Le repos s'oppose à l’action. Dans la composition aussi le pittoresque a ses règles, comme unir dans un tout une variété de parties, utiliser la diversité, les contrastes, le miroitement des surfaces liquides. De cette opposition entre des assemblages de surfaces unies et des compositions aux rudes accidents mis en évidence, de cette valorisation des dispositifs de contraste entre des plans verticaux dans la peinture et d’encadrement de la scène par des premiers plans ; j’ai déduit une idée de saturation de la surface peinte comme une caractéristique qui résume le pittoresque.

nature qui, vue de loin, lui ressemble, mais, vue de près, est tout autre chose ;… »

– a été une des caractéristiques du pittoresque. Certains jardins récents montrent-ils cette ascendance, dans l’encombrement et le remplissage dont ils sont l’objet ou à cause desquels ils deviennent objet ? (Fig. 1.6 a et b)

Dans d’autres champs de l’art, ce jeu de libre déplacement du spectateur entre image et réel existe aussi. On pourrait notamment explorer la disparition de la continuité narrative dans certaines littératures contemporaines. Cette disparition, accompagnée parfois, ou simplement permise par un bouleversement de la ponctuation, est-elle une manière de rendre l’espace de l’écrit plus lisse et uniforme, et donc aussi plus libre le parcours du lecteur dans le texte ? L'écrivain s'en sert-il comme d’un moyen pour introduire de l'ambiguïté, du flou ou de l'impureté, et donc encore de la place pour que coexistent des lectures différentes ?