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Le libre parcours : présences du pittoresque dans les paysages aujourd'hui

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Academic year: 2021

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Submitted on 31 Jan 2018

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Le libre parcours : présences du pittoresque dans les

paysages aujourd’hui

Philippe Hilaire

To cite this version:

Philippe Hilaire. Le libre parcours : présences du pittoresque dans les paysages aujourd’hui. Histoire. Université Sorbonne Paris Cité, 2016. Français. �NNT : 2016USPCC174�. �tel-01697658�

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Thèse de doctotrat

Université Sorbonne Paris Cité

Préparée à l’Université Paris Diderot

École doctorale Langue, Littérature, Image (ED 131)

Laboratoire CERILAC

Le libre parcours

Présences du pittoresque dans les

paysages aujourd'hui

Par Philippe Hilaire

Thèse de doctorat en

Histoire et sémiologie du texte et de l’image

Dirigée par Jean-Patrice Courtois

Présentée et soutenue publiquement à Paris, Université Paris-Dedierot Le 22 septembre 2016

Président du jury : Philippe Nys, Philosophe, professeur émérite université

de Vincennes Saint-Denis

Rapporteur : Joëlle Le Marec, Professeure des universités, HDR, université de

Paris Sorbonne

Rapporteur : Yann Nussaume, Architecte, Professeur des écoles d’architecture,

HDR, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris La Villette Directeur de thèse : Jean-Patrice Courtois, Maître de conférence, HDR,

université Paris Diderot

Membre invité : Jean-François Cottier, Professeur des universités en langue et

littérature latines, HDR, université Paris-Diderot

Membre invité : Bernard Lassus, Paysagiste DPLMA, Ancien professeur de l’École

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Exercice formel dont la sincérité peut sembler affaiblie par une certaine distance, une réticence à la présence trop inscrite, une volonté de l’évidence … au risque d’une apparente indifférence.

Remerciements en forme de lieux

Que soient ici remerciés parents, professeurs et amis, ceux qui ont toujours imaginé que le temps pouvait s’écouler sans prise sur l’intention, sur l’énergie ou la joie, ceux qui ont soutenu activement ou de loin, ceux pour qui l’abandon était une hypothèse inutile, ceux qui ont renforcé la détermination ; chacun en ses lieux propres :

La chambre du fond à Hennemont ; L’appartement de la Grand-Font ;

L’atelier du quatorzième arrondissement ; La case à Hell-Bourg ;

La Bastide-Pradines ; Aubais ;

Lyon ; …

Mais d’autres lieux aussi, d’autres, nombreux donc.

Remerciements en forme d’hommages amicaux et fidèles

Des remerciements particuliers vont à Bernard Lassus qui a été mon professeur à l’École Nationale Supérieure du Paysage à Versailles de 1981 à 1986, puis pendant un an, lors du DEA « Jardins, Paysages, Territoires » à l’École d’Architecture de Paris La Villette et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1991/1992.

La fidélité aux méthodes et aux idées développées dans ces différents moments d’échange – de partage sans doute – trouve ici une forme nouvelle.

Des remerciements particuliers pour Joëlle Le Marec, qui s’est amicalement engagée, il y a bien longtemps, dans le soutien moral et intellectuel de cette aventure et qui a accepté d’en être un rapporteur.

Des remerciements particuliers pour Yann Nussaume qui m’a accueilli dans le laboratoire « Architecture, Milieu, Paysage » à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette et qui a accepté lui aussi d’être un rapporteur auprès des membres du jury.

Des remerciements particuliers pour les membres du jury qui ont accepté d’être les lecteurs attentifs d’un travail qui s’écarte assez librement des normes académiques.

Des remerciements particuliers enfin à Jean-Patrice Courtois Sans lui, bien entendu, ce texte serait resté une entreprise infinie.

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Déroulement

Commencé au milieu des années 90, le texte a ensuite été repris en 2000 pour compléter certains chapitres.

Un premier chapitre de cadrage historique et théorique de la problématique a été ajoutée en 2002 pour donner une forme nouvelle qui rende plus claire la continuité qui existe entre la question initiale sur le pittoresque qui aurait pu n’être qu'historique, et les développements contemporains qui constituent le corps du texte.

En 2010/2011, puis en 2015/2016, enfin, l'ensemble a été complété, relu, corrigé et condensé pour rester dans un volume raisonnable.

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Pour R. H. qui ne saura jamais Pour M. J. H. qui patiente Pour L. L. qui porte

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Résumé

Issu du monde de la pratique paysagère, je ne pouvais pas ignorer le mouvement dialectique qui s’établit entre l’expérience physique de l’espace et sa représentation. La recherche s’organise à propos d’espaces concrets et de propositions théoriques parfois extérieures au champ de la pratique paysagère.

C’est à travers cette double composante que le paysage et sa représentation in situ : le jardin, ou ses représentations in visu seront explorés.

L’approche qui, sans être culturaliste au sens que ce mot a pris dans le débat des idées contemporaines, n’en n’est pas moins articulée à une forte présence de la culture dans la compréhension des phénomènes liés au paysage. Cette position permet à la fois la critique d’un formalisme appuyé sur un « picturalisme » puissant, et d’un nouveau naturalisme à peine né et déjà académique qui en tente la critique sans y parvenir néanmoins puisqu’il tombe dans le même travers d’une forme toujours déclinée à partir d’un dogme – dans un cas géométrique et dans l’autre écologique – sans le plus souvent envisager la relation de l’application de ce dogme au lieu et aux corps qui l’habitent.

L’entrée initiale par la catégorie du pittoresque n’est pas pour autant abandonnée.

En effet, à notre insu le plus souvent, les caractères du pittoresque impriment en nous les fondements de notre jugement esthétique sur les représentations picturales ou jardinées de la nature. Des formes contemporaines du pittoresque sont alors décrites comme des opérateurs de nos pratiques vis-à-vis de l’espace.

Aujourd’hui, c’est de nouveau ce lien entre expérience et représentation que je tente de mettre au jour pour faire apparaître ce que j’ai appelé le « libre parcours ».

Mots-clés

Paysage, pittoresque, espace (expérience), peinture, land-art, jardin, espace concret, nature / environnement

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Abstract

Coming from the world of landscape practice, I could not ignore the dialectical movement that develops between the physical experience of space and its representation. The research is organized from trips and detours about concrete spaces and sometimes external theoretical proposals from the field of landscape practice.

It is through this dual component that the landscape and its representation in situ : the garden, or its representations, will be explored.

The approach is not culturalist, in the sense that this word has taken in the debate of contemporary ideas. It is nonetheless articulated to a strong presence of culture in understanding the phenomena related to the landscape. This position allows both the criticism of a formalism pressed on a powerful "picturialism", and a new naturalism just born and already academic who tries, unsuccessfully, the criticism of it, and fall however into the same trap of a form declined from a dogma, geometric on one side and ecological on the other, without consider the relationship of the application of this dogma to the bodies that inhabit spaces.

The initial input by the picturesque category is not abandoned.

In fact, unknown to us more often, the picturesque's features give us the foundation for our aesthetic judgment on pictorial or gardened representations of nature. Contemporary forms of the picturesque are then described as operators to our space practices.

Today it is the link between experience and representation that I try to bring to light to show what I have called "le libre parcours."

Keywords

Landscape, picturesque, space (experience), painting, land art, garden, concrete space, nature / environment

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À tel point que je ne sais ce que je vois qu’en travaillant.

Alberto Giacometti

Propos reccueillis par Yvon Taillandier 1952

Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve.

Paul Valéry

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0 INTRODUCTION.

En vieillissant il devient de plus en plus difficile de s'arracher à la splendeur du paysage qu'on traverse. La peau usée par le vent et par l'âge, distendue par la fatigue et les joies, les différents poils, larmes, gouttes, ongles et cheveux qui sont tombés par terre comme des feuilles ou des brindilles mortes, laissent passer l'âme qui s'égare de plus en plus souvent à l'extérieur du volume de la peau. Le dernier envol n'est à la vérité qu'un éparpillement. Plus je vieillis, plus je me sens bien partout. Je ne réside plus beaucoup dans mon corps. Je crains de mourir quelque jour. Je sens ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. Je me dis à moi-même : Un jour le paysage me traversera.

Pascal Quigniard

Terrasse à Rome

Tais-toi, vassal. C'est moi le roi. I am the monarch of all I survey. Oh là ! De qui est ce vers ? De Cowper, pour ta gouverne. (Je suis le monarque de tout ce que je contemple. Sur ce point mon droit ne peut m'être disputé.) Textuel. Arrière, vous tous qui me volez mon paysage !

On rit. On but. Aux verres de bière blonde étaient venus se mêler des verres de bière brune.

"Filesoof zijn is ni schrijve, mor is leve, zei Pallieter." Introduisons-nous dans sa peau. C'est l'évidence : philosopher, ce n'est pas écrire, mais vivre.

Gaston Compère

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0.1 OUVERTURE.

PREMIÈRE PROMENADE AU MONT DE L'OUEST.

Depuis qu'on m'a exilé ici, je suis souvent malheureux. Un moment de répit, et je pars, sans hâte et sans but, je me promène, libre et insouciant. Parfois mes compagnons et moi, nous gravissons une haute montagne, entrons dans une forêt profonde, remontons le cours sinueux d'un torrent. Sources secrètes, rochers bizarres, aussi loin soient-ils, nous y allons. Arrivés, nous écartons l'herbe et nous asseyons ; nous allongeons, nous servant l'un à l'autre d'oreiller ; allongés, nous rêvons, et nos rêves coïncident avec nos désirs ; au réveil, nous nous relevons et rentrons.

Les extraordinaires paysages de cette région, je les croyais déjà tous à moi avant de connaître les merveilles du Mont de l'Ouest. Cette année, le vingt-huit de la neuvième lune, assis dans le pavillon occidental du Temple de la Radieuse Loi, j'ai pu le contempler. J'ai compris, alors, qu'il était différent. J'ai donné des ordres à mes gens ; ils ont traversé le Xiang et remonté la Ran, débroussaillé les taillis et incendié les fourrés, et ne sont arrêtés qu'au sommet. M'accrochant, me hissant, je suis monté ; puis, assis sur une natte, je me suis délecté. Toutes les terres des environs se trouvaient réunies au-dessous de moi. Vus de là, leurs reliefs semblent des fourmilières et, sur mille li condensés en quelques pieds, ils se pressent et s'entassent sans se confondre, méandres bleu noir et arabesques blanches, à la rencontre du ciel. La vue est de tous côtés la même. Depuis lors, je sais pourquoi cette montagne est unique. Elle émerge du troupeau des collines pour se confondre au loin avec l'air éblouissant, jusqu'à l'infini. On est heureux comme si l'on se promenait avec le créateur, sans savoir quand il s'arrêtera.

Je prends une coupe et la remplis ; peu à peu, je suis ivre. Je ne m'aperçois pas que le soleil se couche, que le crépuscule blafard s'annonce au loin. On ne voit bientôt plus rien, mais je n'ai pas envie de m'en aller. Mon esprit se condense et mon corps se dilue. Je me fonds avec les dix mille créatures.

Je le sais maintenant, je n'avais jamais encore fait de promenade, celle-ci est la première.

Voilà pourquoi je le consigne par écrit. C'est la quatrième année de l'ère Yuanhe (809).

Liu Zongyuan (773-819) 1

1 Liu Zongyuan, Première promenade au Mont de l'Ouest, in Les formes du vent, Paysages chinois en prose, Traduits par Martine Vallette-Hémery. Coll. « Le sourire d'un arbre », Le Nyctalope, Amiens, 1987.

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L’eau, le ciel, la terre, ce que je sens de l'univers. La nature que je construis par le regard et par l’expérience ou le rêve, ce rêve qui se mêle à l’imaginaire. Le paysage, sa peinture, les paysages que j'ai vécus et d'autres bien sûr, ceux qu'on me dit, la parole déliée de celui qui raconte, ceux qu'on me montre, les images trompeuses mais jamais frelatées, ceux que je ne peux que rêver. Le jardin, sa limite, sa profondeur, sa pénombre d'où exhalent les senteurs qui resteront dans la mémoire, le « s'ringat » de la voisine, Mme A…, qu’elle trouvait si beau, devenu plus tard Philadelphus par l’acquisition de la connaissance, mais qui ne peut cependant pas l’abolir en tant qu'odeur, et qui, maintenant, fait alliance avec le souvenir olfactif ; tous les espaces, ce qu’ils me font apparaître du pays ou de ses paysages, ou encore de ce qui m’est intime ; ouvrir donc.

Rompre en une multitude d’éclats, non pas pour briser puis classer comme une analyse, trop brutale, mais disperser dans des représentations partielles, des fragments, qui se conservent néanmoins dans une unité. Fragmenter et rassembler tout à la fois, lutter contre la propension générale à tout faire basculer vers le monde des objets, l'espace mais aussi l'étude de l'espace, l’espace qui pourtant ne peut qu’être une part de moi-même. Considérer donc le paysage comme espace en extension de moi, qui s’origine dans mon expérience physique, mais qui s’articule à des présences qui me sont étrangères et pourtant assimilées. Instable, inconstant même : un dilettante.

Mais que faire de ce paysage ainsi dé-re-composé ? Le faire disparaître dans le quotidien de l’usage, ou le magnifier et le dire comme œuvre ? Ce qui d’une façon ou de l’autre cherche à le rendre partageable.

Toujours l’échange sera à portée de main dans ce qui pourtant est au plus profond de l’expérience physique et individuelle de l’espace qui jamais ne se partage.

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0.1.1 LE PITTORESQUE

La catégorie esthétique du pittoresque constituera le socle d'une première interrogation. On pourrait parler d'approfondissement à ce sujet. Dans une suite de mon mémoire de fin d'étude, réalisé dans le cadre du DEA « Jardins Paysages Territoires » 2, il m'est apparu que, si la question

du pittoresque était un moment majeur du débat esthétique de la fin du XVIII e siècle, ce qui est une considération habituelle de l’histoire des Beaux-Arts, elle était aussi importante dans les transformations que la notion allait subir pendant le XIX e. On a vu la catégorie disparaître au XX e – en tant que valeur positive – sous la pression d'un modernisme qui ne supportait plus les images d'un monde enchanté où la nature était belle à peindre, mais duquel les hommes s’étaient peu-à-peu retirés pour laisser une image de pureté originelle qui, bien sûr, n’existe que dans une figure de relation idéalisée à la nature. La peinture, dans cette histoire de la représentation de la nature, a toujours été en première ligne. Pour notre monde occidental, elle a d’abord inventé des formes symboliques de la nature divine, puis la description du monde réel, puis le sentiment de la nature vécue par l’homme pour enfin faire disparaître celui-ci avant d’en venir à des évocations non figuratives. La photographie, puis tous les arts visuels du XX e siècle emprunteront les mêmes voies que la peinture pour rendre compte de cette relation à la nature.

À côté des arts visuels, l’art des jardins suivra une autre voie. Mise en forme territorialisée d’un rapport d’un individu ou d’un groupe à la nature, dans un moment situable dans l’histoire de ce groupe, dans des contextes socio-politique et intellectuel identifiables, le jardin montrera la conquête de la nature, la grande diversité des découvertes du monde, la prodigieuse diffusion de la connaissance à propos du végétal, jusqu’à ce que, aujourd’hui, il s’intéresse aux processus du vivant, à une certaine écologie qu’il conviendra elle aussi de situer dans ses contextes.

Mais l’idée centrale qui persiste est bien celle de la façon dont on peut décrire le territoire, dont on peut en faire une représentation, et le problème que pose l’idée pittoresque, dès lors, ne peut plus être éludé puisqu’il est bien toujours question de ce rapport entre la perception et le partage qui

2 Philippe Hilaire, Le peintre et la cascade : Mémoire de DEA « Jardins Paysages Territoires » sous la direction de Michel Conan, EHESS / UP6 Paris La Villette 1992, 69 p. Il faut dire ici ce que ce travail doit au livre de Bernard Kalaora : Le musée vert : radiographie d’un loisir urbain en forêt de Fontainebleau. Paris, l’Harmattan. 1993.

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semble être une condition initiale du paysage comme genre en peinture ou espace support d’usages.

On verra bien entendu que rien n'est jamais aussi simple qu'un enchaînement linéaire de ce type et que, sans doute, le pittoresque existe encore et contrôle certaines de nos attitudes contemporaines vis-à-vis de la nature ou de ses représentations. Persistance de l’idée pittoresque donc, voire généralisation si l’on suit l’hypothèse de Philippe Nys exposée dans de nombreux documents qui accompagnent une recherche faite pour les ministères de la culture et de l’écologie, et notamment dans l’introduction d’un texte qui fait le constat de l’inactualité supposée de la catgorie pour mieux montrer comment elle pourrait donner lieu à une anlyse critique pour dépasser la simple présence dans le champ historique qu’on lui concède le plus souvent. 3 Ce faisant, des dimensions qui dépassent le débat esthétique ou philosophique apparaissent et des interactions politiques peuvent être décrites, que ce soit dans l’origine du pittoresque ou dans ses formes contemporaines (cf. le début du chapitre I).

0.1.2 EXPLORER L'IDÉE D'UNE EXPÉRIENCE NÉCESSAIRE À LA REPRÉSENTATION

Dans ce travail de fin d'étude de DEA, le territoire qui est appelé aujourd'hui « Vallée de Chevreuse », est considéré comme « inventé » par des peintres d'une école mineure – Les peintres de Cernay-la-Ville – proches, dans la manière picturale, de l'école de Barbizon, et par les diffuseurs des images idylliques de la campagne construites par les peintres. « L'image-formule » dégagée de l'analyse des peintures et des commentaires de l'époque est celle du jardin Napoléon III, reprise par la III e république, dans laquelle le pittoresque est la valeur paysagère dominante. L'avènement de ce qui deviendra la banlieue résidentielle est décrit dans ce

3 Philippe Nys, Le pittoresque à l’ére de sa reproductibilité technique, in, Rosella Salerno,

Camilla Casonato (dir.), Paesaggi culturalli / cultural landscapes. Rappresentazioni esperienze prospettive. Rome, Gangeni editore. 2008. Pages 65-79 Texte dsiponible sur le site du laboratoire de recherche AMP de l’ENSAPLV, http://www.amp.archi.fr, publié dans le cadre de la recherche menée par Philippe Nys (dir.) Le pittoresque aux limites du moderne, recherche menée dans le cadre de l'équipe AMP (Architecture Milieu Paysage) attachée à l'École d'Architecture de Paris La Villette, en réponse à l'appel d'offres pluriannuel du programme interdisciplinaire de recherche "Art Architecture et paysages" lancé par le Ministère de la Culture et de la Communication par la Direction de l'Architecture et du Patrimoine (DAPA), la délégation aux Arts plastiques (DAP) et la Direction de l'Administration générale (DAG) en partenariat avec l'Institut national d'histoire de l'art (INHA), le ministère des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer (PUCA) et le ministère de l'Écologie et du Développement Durable.

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cas comme l'appropriation d'une campagne dont la perception est schématisée notamment par la peinture et l'art des jardins, et qui permet à une nouvelle classe de pouvoir en quête d'une légitimité esthétique – la domination politique et économique ne pouvant pas suffire à assurer la pérennité du pouvoir – de supplanter les anciens maîtres des lieux. À l’heure de la confirmation de la prise du pouvoir par la bourgeoisie d’affaire, ceux qui dirigent ne demandent plus aux intellectuels que de légitimer le pouvoir dont ils usent, et aux artistes d’exprimer un paysage idéal pour une vie saine dans un environnement de qualité mais paradoxalement débarrassé des hommes.

Il me paraît aujourd’hui intéressant de développer un aspect important qui n'avait pas pu être abordé alors.

Ce qui était sous tendu par ce travail sur le cas isolé de la Vallée de Chevreuse, et que je n’avais alors pas mis dans une perspective plus large, c’est que la représentation est indissociable de l’expérience. Le monde se construit par l'image que l'on en produit mais aussi dans l'expérience physique de l'espace. L’historien parfois même se trouve en proie aux affres de la nécessaire expérience.

J’étais venu en Pologne pour la voir, cette forêt. Voir quoi au juste, c’était déjà moins sûr. Les historiens sont censés saisir le passé par les textes, par les images à la rigueur ; des éléments sous globe dans les conventions universitaires ; on regarde, on ne touche pas. Mais l’un de mes professeurs préférés, trublion intellectuel et écrivain au courage excentrique, avait toujours préconisé l’expérience directe des lieux, les « archives des pieds. 4

Par analogie avec ces « archives des pieds » on pourrait parler, pour le peintre ou le promeneur, d’une mémoire du corps. L’origine du travail des peintres est-elle à chercher dans la pratique du pays, dans la sensation du « marcher » dans la plaine ou au fond de la vallée ? Ce n’est pas par hasard que les groupes de peintres qui vont se succéder en deux vagues principales à Cernay commencent leurs travaux dans un moment de « plein-airisme » en pleine expansion, mais cependant en continuité avec une tradition bien établie de la peinture de paysage en extérieur. L’origine de l’appréciation de la peinture des peintres de Cernay-la-Ville est certainement à chercher dans le désir de l’évasion dominicale dans une nature apprivoisée par le regard des peintres. Cette évasion se fait

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également physiquement, dans l’espace concret, par la fréquentation notamment des cascades des Vaux-de-Cernay. Mais aussi, et c'est un intermédiaire important dans la hiérarchie des expériences possibles, par la fréquentation des auberges dans lesquelles on voyait la peinture de Jean-Alexis Achard (Voreppe 1807 – Grenoble 1884), Henri-Joseph Harpignies (Valenciennes 1819 – Saint-Privé 1916), Jules et Émile Breton (Jules Courrières 1827 – Paris 1906, Émile Courrières 1831 – Courrières 1902), François-Louis Français (Plombières-les-Bains 1814 – Paris 1897), Léon-Germain Pelouse (Pierrelaye 1831 – Paris 1891), etc. (Fig. 0.1 a à d)

L’appropriation du territoire enfin, est réalisée par la construction de villas imposantes d’abord, puis plus modestes, mais toujours accompagnées de jardins qui sont la marque de l’expérience du sol. Au début du XX e siècle, la villa « Miryvette » (Fig. 0.2 a, b et c), qui montre quatre façades différentes sur ses quatre faces et qui organise un jardin sur la totalité de l'éperon à la confluence des deux vallées du ru des Vaux de Cernay et de l'Yvette à Dampierre-en-Yvelines, en est un bon exemple. Plus tard, au début du XX e siècle, on garde encore la trace de cette villégiature dans la région de Cernay-la-Ville avec des établissements qui vantent le caractère pittoresque des lieux jusque dans des cartes postales. Sur celle qui est reproduite, ce sont même les cascades qui deviennent le motif principal. (Fig. 0.2 d)

La perpétuation de cette appropriation se fait encore aujourd’hui suivant les deux modes anciens : la volonté de maintenir une urbanisation quasi exclusivement sous la forme d’un tissu pavillonnaire qui seul donne la possibilité du jardin – mais qui pose aussi depuis déjà longtemps le problème de sa diffusion sans frein aux défenseurs d’une nature idéale 5 – ; et, sur un mode plus métaphorique, la marche en forêt, la visite touristique et la « prise » de photographies. Dans tous les cas, le relais de l’expérience qui permet le paysage est une représentation : celle du jardin du pavillon, celle de la photo. (On peut noter que le changement principal s’est opéré dans la modification des couches de la société qui s’approprient maintenant ces territoires et donc prennent à leur compte et transforment les

5 Cette contradiction au sein de groupes sociaux qu’il faudrait décrire quant à leurs compositions serait en soi l’objet d’une recherche. Comment en effet concilier l’appropriation et la préservation. Les mouvements de protection des paysages sont souvent, au moins en secteur périurbain, contrôlés par de nouveaux ruraux encore citadins dans leurs manières de penser la campagne selon des termes presque uniquement esthétiques et non pas dans une complexité plus grande qui intègre notamment les processus économiques et politiques. Yves Luginbühl développe cette thématique de façon claire in Paysages, textes et représentations du paysage du siècle des Lumières à nos jours. Sl : La manufacture. Sd (1989 ?). p. 251 sqq.

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paysages). Cette relation du sujet à des représentations et à une expérience de l’espace, de même que l’enchaînement des causes et des effets dans l’appréciation des lieux et dans la constitution de modèles avaient été bien noté par Pierre Sansot dès 1983 dans ses Variations

paysagères.

Pour qu’il y ait constitution d’un paysage, il faut que se produise une adéquation entre ce qu’un fragment du monde nous offre et ce que nous étions en droit d’attendre de lui. Cette proposition a le mérite d’éliminer une thèse purement objectale (il existerait des territoires qui, par leur beauté propre, s’imposeraient à notre admiration) et une thèse subjective, plus impressionniste (je déniche dans le monde ce qui me plaît, je l’accroche à mon musée de belles images). En l’occurrence les modèles de légitimation abondent : ils viennent de la peinture, de l’architecture, du roman, de la poésie. Il semble que l’on aille sans trêve de la culture à la culture. On dessine des jardins à l’image de tableaux ou de descriptions poétiques et, de ces jardins esthétisés, d’autres amateurs composeront leur propre paysage intérieur. 6

0.1.3 L'IMAGE CONTEMPORAINE DU JARDIN ET DU PAYSAGE

Pour cette seconde question on peut parler d'intuition – la connaissance immédiate face à l'objet –, cette connaissance dans l’origine de laquelle « le temps scintille et le songe est savoir » 7

C'est un agacement qui a présidé à la réflexion sur la représentation du jardin et du paysage et sur les relations qu’entretiennent aujourd’hui nature, jardins, paysages et arts plastiques au sens large, dans un rapport de soumission univoque entre des représentations de la nature perçues comme figées et désuètes : la peinture en particulier, et d’autres qui seraient contemporaines, nouvelles, dynamiques et porteuses de sens : l’installation, le flux internet, la photo même qui jouit encore d’une certaine aura. Pourtant, dans ces représentations nouvelles que l’on voudrait voir supplanter les modes anciens, beaucoup sont bien naïves, ou parfaitement convenues, elles-mêmes soumises à un ordre marchand et médiocrement communicationnel, à l’instar de ce qu’est devenue une certaine peinture de paysage.

6 Pierre Sansot, Variations paysagères, Paris, Klincksieck. p. 42.

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0.1.4 MÉTHODE

La seconde question peut être considérée comme une manière de faire entrer la première dans un champ plus contemporain et plus opérationnel en s'intéressant à l'actualité de nos images de nature, de paysage ou de jardin. Elles ne seront donc pas abordées séparément. On aura compris que ces deux questions sont liées par la relation qui unit la représentation de l'espace en général – l'histoire et le sens des images du paysage – et la fabrication de nos paysages contemporains comme image, mais aussi comme espace concret, comme espace support de nos usages puisqu’il sera notamment question de jardins, mais aussi d’espaces urbains ou ruraux.

0.1.4.1 Une définition du paysage ?

Les deux questions sont intégrées dans une problématique d'analyse historique qui devrait me faire retrouver les linéaments d'un débat sur le pittoresque qui conduit aujourd'hui à une certaine dépréciation de l'anecdotique ou du fragmentaire au profit d'une valorisation sans appel du « global », du « cohérent » et de la quête du sens ; mais lequel, constitué par qui et pour qui ? Autrement dit, quel est donc le sens de ce sens tant attendu et qui ne vient pas puisque toujours nous en sommes à nous demander si le paysage est une stricte question esthétique liée à un genre pictural – un débat inutile pour des oisifs heureux –, un supplément plus ou moins exotique qui se superpose et transforme un idéal rural passéiste, le résultat du jeu des forces socio-économiques sur un substrat géographique, une combinatoire des trois, l'application de l'idéologie d'une époque sur un fond culturel qui se renouvelle, une combinatoire de tous les éléments dont l’ordonnancement en une composition stable se révèle ardue et, plus récemment, une sous-catégorie de l’environnement ? Le livre de Yves Luginbühl, « La mise en scène du monde », propose de considérer la « faille » qui existe entre deux approches fondamentalement différentes : une approche culturaliste pour laquelle « le paysage est envisagé comme un objet d’art que l’observateur contemple : la relation entre l’individu et le paysage ne peut être que d’ordre esthétique », et une approche qui n’est pas qualifiée aussi simplement que la première – preuve peut-être que la distinction entre les deux catégories n’est pas aussi pertinente qu’elle en a l’air.

Le paysage appartient également et a priori à ceux qui le façonnent et qui sont donc impliqués dans son élaboration, en toute conscience : elle trouve une justification dans les réflexions d’Élisée Reclus qui, en 1866, considérait que le paysage était l’œuvre commune des hommes dans laquelle ils se reconnaissent. […] C’est là la faille fondamentale qui sépare deux courants de pensée scientifique

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dont l’un envisage le paysage comme une invention de ceux qui ont la capacité à prendre un recul par rapport à l’objet de leur regard, et l’autre le conçoit comme une construction de l’ensemble de la société et comme un cadre de vie élaboré en conscience de l’œuvre collective, par des acteurs * et non uniquement par des observateurs *, seulement préoccupés par ce qu’ils voient et par le sentiment qu’ils en retirent, émotion, choc esthétique, notamment. 8

Cette distinction semble bien formelle et non articulée à la pensée du projet de paysage, quoique l’auteur s’en défende implicitement puisque le propos général de l’ouvrage sera de montrer justement cette articulation entre une pensée, des pratiques et les réceptions par le corps social. On pourrait penser que cette distinction n’a pas lieu d’être et que les deux conceptions du paysage qui sont exposées là peuvent se rejoindre en ce que le paysage, inventé ou non par un regard esthétique ou par un travail collectif du territoire, n’existe que lorsqu’il y a échange et que la forme nouvelle issue du ou des regards, ou du travail concret de l’espace par un jeu d’acteurs, est partagée. Dans les deux cas, ce qui caractérise le paysage c’est bien cette forme nouvelle issue du travail ou du regard ou des deux qui aboutit dans tous les cas à une appréciation esthétique : avec des itérations, des repentirs, des mouvements browniens qui en empêchent la lecture simple mais obligent à un travail à la fois individuel et collectif. Et l’on trouve cette idée chez Y. Luginbühl lui-même dans la présentation des chapitres à venir à la fin de son introduction : « C’est donc à une réflexion sur le bien être social et individuel que ce dernier chapitre se livrera, sous l’angle du paysage comme mise en ordre des composantes de la nature et des interventions humaines. Mise en ordre ou mise en scène ? » (page 31). Peut-être n’y a-t-il pas un mouvement linéaire qui va de l’invention d’ordre esthétique à la réception, ou de la construction collective d’un cadre de vie à une appréciation esthétique, mais des mouvements tour-à-tour convergents et divergents. Il n’y aurait alors ni « observateur », ni « acteur », mais les deux, simultanément. Cette idée d’un observateur / acteur sera discutée plus loin.

Au moins le paysage s’accorde-t-il à une étendue. Soit, les dictionnaires le disent, la Convention Européenne du Paysage aussi. 9 On y

8 Yves Luginbühl, La mise en scène du monde – Construction du paysage européen. Paris,

CNRS Éditions. 2012. page 17 sq. Les mots suivis de * sont soulignés par l’auteur.

9 Il n’est pas question ici de reprendre l’ensemble des définitions du paysage que les

dictionnaires nous donnent, n’y d’en proposer une différente, on peut voir à ce sujet : Catherine Franceschi, Du mot « paysage » et de ses équivalents dans cinq langues européennes. In Michel Collot (sous la dir.de.), Les enjeux du paysage, Bruxelles, Ousia, 1997. Je me bornerai à citer le Littré et la Convention Européenne du Paysage (CEP). La convention sera adoptée en 2000 à Florence, la France ratifiera le texte en 2006

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page 24 – Problématique

a ajouté une dimension de perception par les individus et tout devient difficile, car, si on peut le décrire a posteriori avec ces outils : la peinture, la réception par le corps social d’une époque, les interrelations des facteurs naturels et des facteurs humains, etc., ils sont assez inopérants pour en dire les conditions et les modalités de sa survenance.

Ou bien encore, pour changer de point de vue, prendre à contre-pied la rassurante rationalité qui nous submerge et donner d’emblée une valeur poétique aux questions que nous allons croiser, on pourrait questionner : le paysage ne peut-il prendre corps que dans le passage qui va du regard du poète, qui s'origine dans la conscience de l'être au monde et dans l'instant de l'expérience de l'espace par son corps, à l'expression de cet instant pour un autre ?

Le corps du poète subsiste-t-il dans le paysage ou bien ne sert-il que d’intermédiaire dans une situation mondaine, comme une sorte de lieu de convergence instantanée et temporaire ? Faut-il qu’il y ait disparition pour que l’apparition surgisse, mais d’où ?

Quel est cet espace ? De quelle nature est cet objet de culture ? Le paysage est-il toujours lié à une relation à un autre, radicalement différent, mais que je peux néanmoins attirer dans ma réalité par cette représentation ?

Littré Paysage : Étendue du pays que l'on voit d'un seul aspect.

“Nous parcourons toute cette belle côte, et nous voyons deux mille objets différents qui passent incessamment devant nos yeux comme autant de paysages nouveaux dont M. de Grignan serait charmé”. [Sévigné, 425]

2 Genre de peinture qui a pour objet la représentation des sites

champêtres.

“Et pour le paysage on prise sa manière”. [Abbé de Marolles, Le liv. des peintres, p. 38]

Tableau qui représente un paysage.

« J'ai à présent sous mes yeux un paysage que Vernet fit à Rome pour un habit, veste et culotte, et qui vient d'être acheté mille écus”. [Diderot, Salons de peinture]


Paysage historique, ou paysage antique, celui dans lequel sont représentés des personnages héroïques, mythologiques, un trait de l'histoire ou de la Fable, un souvenir de l'antiquité, etc. Poussin, Claude Lorrain excellent dans le paysage antique.


Paysage mixte, paysage copié de quelque site ou paysage naturel, mais que l'artiste a modifié pour l'effet pittoresque.
Paysage idéal, paysage qui est tout entier de l'invention du peintre.


Paysage héroïque, paysage représentant un site choisi et noble, des temples, des ruines, des pyramides, etc.

CEP – Paysage : désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. »

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L’espace, dans cette perspective, si l’on peut dire, ne peut plus être une simple étendue neutre que nous devons occuper, dans laquelle des corps se meuvent, vivent et meurent ; et encore ici se formerait un espace affublé d’une dimension temporelle. Car il y a du temps dans l’espace. Jean-Christophe Bailly, à propos d’un « transparent » de Carmontelle – Les Quatre Saisons – s’interroge sur la persistance des images, celles de la fête républicaine en particulier, qui ont essaimé à partir des Lumières jusque dans la république en passant par les Rêveries de Jean-Jacques Rousseau. Ce qui l’intéresse ici, c’est de « vérifier que tout est daté et qu’il est dans la nature de tout signe d’emporter avec lui l’air de son temps, en le propageant aussi longtemps qu’il le peut. […] Mais tout cela, quoique ravivé, s’éclipse et s’effeuille, et la survivance c’est aussi ou d’abord ce qui traverse la disparition. » 10

L’espace, qui échappe à sa seule caractérisation spatiale, puisqu’on y intègre du temps, se brouille d’une aura assez floue qui empêche l’appréciation juste des distances, qui nous contraint à une sorte d’astigmatisme et, du fait du paysage qui en fait une re-présentation, produit des « composites », par définition complexes, mêlés de lieux, de temps, d’usages individuels ou sociaux, de rêveries, d’histoires, d’Histoire, de savant et de trivial, d’interprétations multiples et donc de recompositions permanentes. Le paysage est alors fragment et unité à la fois puisqu’il est identifié, décrit, extrait du monde par le point de vue du sujet (il est un tout), mais il demeure néanmoins une délimitation à l’intérieur d’un ensemble qui le contient (il est une partie). 11 Et encore ce « tout » est-il hétérogène et

donc difficilement perceptible en tant que tel. Le « composite » a été décrit comme une « configuration hétérogène et dynamique ».

Les « composites » caractérisent des situations au sein desquelles des individus mobilisent à la fois la signification d’objets matériels et des représentations, réalisent des actions et mettent en œuvre des systèmes de normes ou des règles opératoires. […] Ces composites * sont dynamiques : les éléments, actions et normes qui les

10 Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement, voyages en France. Paris, Seuil, 2011. Collection

Fictions & Cie. Page 48 et 50.

11 Sur ce paradoxe de la partie et du tout, on se réfèrera à François Jullien, Vivre de paysage

ou l’impensé de la raison. Paris, 2014, Gallimard. page 22 sqq. Le paysage est fragment du monde, extrait, découpé par la représentation. Il est une « partie » mais, à la fois, est donné comme un « tout » par le cadre, mais reste « partie » car toujours attaché à d’autres parties qui l’environnent, sinon il serait un « tout ». La « partie » pose la question de sa limite qui la définit : les horizons du paysage, et cette unité donnée par le cadre est elle-même relative car liée au sujet qui se déplace et transforme ainsi le paysage en déplaçant les horizons. Le « tout » pose la question de sa nature propre.

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page 26 – Problématique

constituent forment des systèmes qui se transformant au cours de l’évolution des tâches effectuées par les individus. […] Les composites se distinguent de notions voisines comme celle de média * et de dispositif * car ils sont avant tout des savoirs incarnés dans des situations et des relations entre objets, discours et représentations. 12

Composite, mais aussi, palimpseste ou objet réticulaire, Individuel par l’expérience et collectif par l’échange, le paysage est simultanément espace et représentation. Il est fondamentalement impur, objet de transition ou objet transitoire, organisateur de partage : toujours à la lisière de la présence ou dans l’épaisseur de l’absence, toujours au bord du monde, avant l’évanouissement.

Et la peinture est un prodige qui le tient dans le visible tandis que le jardin est un moment qui l’oblige au tactile.

Situations et relations, tels sont les enjeux des descriptions des différentes modalités de construction du paysage qui vont suivre. Connexions et articulations, inachèvement, greffe et vibration nous accompagneront tout au long du récit.

0.1.4.2 La recherche de l’expérience

C'est par la posture vis-à-vis de l’espace que je traiterai de ces questions, mais une posture dans laquelle le corps du sujet observateur, visiteur, créateur existe pour lui-même, se déplace en modifiant la forme même de l’espace et dans lequel les corps en mouvement interagiront les uns avec les autres. Nous savons bien que les échanges entre les êtres vivants modifient le monde.

L’espace n’est pas le milieu (réel ou logique) dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel la position des choses devient possible. C’est-à-dire qu’au lieu de l’imaginer comme une sorte d’éther dans lequel baignent toutes les choses ou de le concevoir

12 Joëlle Le Marec et Igor Babou, De l’étude des usages à une théorie des « composites » :

objets, relations et normes en bibliothèque. In Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec (sous la dir. de), Lire, écrire, récrire – objets, signes et pratiques des médias informatisés. Paris, BPI Centre Pompidou, 2003. p 233 sqq.

Les mots suivis de * sont soulignés par les auteurs.

Le « composite » a déjà fait l’objet d’une esquisse théorique in Joëlle Le Marec, Ce que le terrain fait aux concepts : vers une théorie des composites. Paris Université Paris VII, Cinéma, Communication et Information. Habilitation à Diriger des Recherches sous la direction de Baudouin Jurdant. 2001-2002.

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abstraitement comme un caractère qui leur soit commun, nous devons le penser comme la puissance universelle de leurs connexions. 13

Déjà la complexité s’offrirait à nous dans un monde qui ne serait que réel – que pourrait-il être ? – mais perturbé par des êtres doués d’une certaine autonomie dont les mouvements aléatoires changent le monde, et que leurs relations changent également eux-mêmes cependant qu’ils demeurent pourtant des individus : des êtres singuliers. Le monde matériel devient la manifestation de ce réseau infini d’échanges qui le caractérise à coup sûr plus que la forme de l’espace, ou plutôt, la forme du monde est en constante transformation dans la danse infinie des échanges et du mouvement, en dehors de nos formes propres elles-mêmes soumises à cette rythmique au premier regard improbable.

[…] aussi longtemps que nous pourrons contrôler nos numéros de téléphone et qu’il n’y aura personne pour nous répondre, nous continuerons tous trois à rouler dans un sens et dans l’autre le long de ces lignes blanches, sans point de départ ni d’arrivée qui chargeraient de sensations et significations l’univocité de notre voyage, nous sommes finalement délivrés de l’encombrante épaisseur de nos personnes, voix, états d’âme, réduits finalement à des signaux lumineux, seule façon d’être appropriée pour qui veut s’identifier à ce qu’il dit en évitant le bruissement déformant que notre présence propre ou celle d’autrui ajoute à ce que nous disons. 14

Par posture j'entends l'attitude intellectuelle, mais aussi physique, que prend le sujet dans son exploration de l'espace : du paysage ou du jardin, et encore des arts.

Posture, qu’elle soit physique ou intellectuelle – le mot sera pris dans un sens positif qui le fait échapper à la connotation négative de « pose » parfois utilisée aujourd’hui –, induit qu’il y ait expérience de l’espace par un sujet : expérience donc, même minimale de l’immobilité – si tant est qu’elle soit non pas possible mais simplement imaginable –, mais expérience et non expérimentation. L’expérience intellectuelle se réfèrera à un point de vue adopté en ce qu’une position prise face à un phénomène produit une question, une discussion ou même un savoir sans qu’il soit utile ou nécessaire de chercher à le partager ; tandis que l’expérience physique de

13 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris Gallimard (1945).

Collection Tel p. 281.

14 Italo Calvino, L’aventure d’un automobiliste (1967), in, Aventures. Paris, Gallimard, 2001.

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page 28 – Problématique

l’espace nécessite quelques explications. Sans entrer dans une discussion à propos des débats qui se déroulent depuis longtemps en philosophie à propos de « l’expérience », la fréquence avec laquelle j’emploierai ici ce mot nécessite un essai de clarification.

Par intuition, nous pourrions penser que notre compréhension est soumise à notre expérience, mais nous sommes aussi capable de prendre une distance vis-à-vis de cette expérience. Il y a, pour reprendre un mot de Robert Legros, une « suspension », car nous n’adhérons pas complètement à notre expérience et ce qu’il y a de proprement humain c’est cette rupture de la circularité qui pourtant semble s’imposer à la compréhension à partir de l’expérience qui permet la compréhension qui informe l’expérience, etc. : ce que C. Castoriadis appelle la « brisure de la clôture ». 15

Dire l’expérience impose la question du réel, de l’immédiat et donc du présent comme temps de l’expérience. Clément Rosset, posant la question du réel et de son caractère non duplicable, interroge la possibilité d’une expérience qui serait première pour rendre compte d’une « réalité

primordiale », pour ensuite en venir à l’idée que c’est le présent qui n’est

pas accessible.

Privée d’immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement, également privée de présent *. Ce qui signifie que l’homme est privé de réalité tout court, si l’on en croit là-dessus les stoïciens, dont un des points forts fut d’affirmer que la réalité se conjuguait au seul présent. Mais le présent serait par trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier : il n’est abordable que par le biais de la re-présentation, selon donc une structure itérative qui l’assimile à un passé ou à un futur à la faveur d’un léger décalage qui en érode l’insoutenable vigueur et n’en permet l’assimilation que sous les espèces d’un double plus digeste que l’original dans sa crudité première. 16

L’expérience sera ici considérée comme étant la somme de la réception par nos sens des sollicitations qui proviennent de l’extérieur de notre corps (les données sensibles), et qui, associée à notre mémoire et à notre capacité du moment à être réceptif à telle ou telle, procure à notre entendement des sensations et des émotions pour élaborer des raisonnements, faire des hypothèses sur le monde et / ou valider des

15 Robert Legros dialoguant avec Marcel Gaucher dans l’émission de Alain Finkielkraut

« Répliques » « L’humanité démocratique », le 15 mars 2014 sur France Culture.

16 Clément Rosset, Le réel et son double, essai sur l’illusion. Paris, Gallimard. 1984 pour

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connaissances. Mais, il ne s’agira pas de se limiter à nos cinq sens considérés séparément. La simultanéité de nos perceptions nous empêche le plus souvent de comprendre l’origine de nos sensations en tant qu’elles sont déjà une représentation qui fait un ensemble, ou même de nos opinions ou de nos idées. On voit ici, déjà, comment cette « réalité

primordiale » de C. Rosset, insaisissable comme « présent », nous contraint

à la représentation pour accéder au monde, comment une certaine

« vibration du sens » 17 pourrait être décrite dans des relations entre le monde, le réel, la perception que j’en ai et les représentations que j’en produis, chaque moment effectuant en retour une modification sur les conditions qui lui donnent naissance, paradoxe et circularité infinie d’un vertige auquel on ne peut échapper qu’en acceptant que le flou et l’indéterminé – ou l’aveuglant – nous guident dans le monde.

L’expérience pourrait alors devenir une composante poétique du monde dans cette variation infinie que les mots eux-mêmes ne peuvent pas ordonner et qui deviennent « centre de suspens vibratoire » pour Stéphane Mallarmé dans la syntaxe et les vers sens dessus dessous, ou, le lieu du

« vacillement central » pour George Oppen dans une recherche infinie de

l’image qui vient de l’intérieur comme lumière « A picture seen from within » ou encore « Image / The initial Light ». 18

17 Cette idée de la « vibration du sens » sera développée plus loin à propos du léger

décalage introduit par Thomas Jones, au XVIII e siècle, entre ses toiles, mais surtout ses aquarelles de Tivoli, prises sur le motif peut-on penser, et l’image qu’en donnent ses descriptions dans son journal de voyage. Une parenté peut être établie avec des formes poétiques qui nous aident à comprendre comment le sens de l’image émerge et devient intelligible en nous obligeant à un effort d’accommodation à cette vibration.

18 Il ne s’agit pas exactement de la même chose que ce dont je parle quand j’imagine « la

« vibration du sens » plus haut, et qui établit une relation entre deux éléments différents du discours sur le paysage (la vue représentée et la description textuelle) puisque, ici, dans la poésie, c’est la forme du monde elle-même qui est indistincte, pour contrer l’idée d’une évidence du sens, une sorte d’univocité qui fige, mai aussi pour démultiplier les effets potentiels du sens dans une économie de moyen.

« Les mots, d'eux mêmes, s'exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l'esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts, tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence. »

Stéphane Mallarmé, Le Mystère dans les Lettres, variations sur un sujet « Quant au livre ». (1895) cité par Roger Bellet in Stéphane Mallarmé : l’encre et le ciel. Seyssel, Champ Vallon, coll. Champ Poétique. 1987.

Yves di Manno fait la même hypothèse à propos des poètes objectivistes américains et en particulier George Oppen. Évoquant, à regret devine-t-on – mais faut-il avoir ce type d’interrogation à propos d’une œuvre aussi fermée qu’elle puisse sembler au premier abord ? – le traité de poésie que G. Oppen n’a pas écrit mais dont les principes transparaissent dans ses lettres, le traducteur note : « l’exigence d’écriture que les derniers poèmes poussaient à l’extrême, en démembrant la

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page 30 – Problématique

Dans sa lumineuse introduction à deux recueils de poèmes de William Carlos Williams, Alain Pailler, le traducteur, nous propose également une idée de ce moment de l’expérience :

Dès l’instant que la connaissance paraît acquise, elle est déjà perdue pour qui vient d’en faire l’expérience singulière, cependant qu’indéfiniment transmissible à autrui, livrée à tout un chacun par l’instrument du poème. […]

L’expérience poétique ne consiste-t-elle pas en la résolution d’un dilemme essentiel que l’on pourrait énoncer de la manière suivante : comment dire cela qui est, là, devant moi, quand pour y parvenir il faut que justement cela n’y soit plus ? Ainsi de tous les objets soumis à l’épreuve du poème qui, pour pouvoir briller d’un éclat plus vif, doivent cesser d’être ce qu’ils sont pour devenir figures de ce qu’ils paraissent être, c’est-à-dire objet de langage. 19

Et, dès les premières pages de Asphodèle, on trouve cette même interrogation :

De quoi ai-je souvenir Qui avait la forme

De cette forme ? 20

syntaxe et les vers pour mieux en souligner le vacillement central, l’absence de certitude et l’avancée inquiète, obstinée, parallèle, vers des territoires qui avaient pour moi toutes les apparences d’un nouveau* monde* prosodique. »

In George Oppen, Poésie complète. Paris, José Corti. Série américaine. Traduit par Yves di Manno. p 329. Les mots suivis de * sont soulignés par l’auteur.

Xavier Kalck, dans un article sur George Oppen, évoque S. Mallarmé et permet la relation avec Y. di Manno quand il cherche à établir comment l’image poétique, chez Oppen, devient une opération invisible du visible, comment elle propose l’articulation d’un en dedans et d’en dehors, ou une origine, « un test de conviction ».

« It is possible to find a metaphor for anything, an analogue: but the image is encountered, not found ; it is an account of the poet's perception, the act of perception ; it is a test of sincerity, a test of conviction, the rare poetic quality of truthfulness. »

Il est possible de trouver une métaphore pour toute chose, un analogue : mais l'image est rencontrée, elle ne se trouve pas ; elle représente la valeur de la perception du poète, l'acte de perception ; elle est un test de sincérité, un test de conviction, la rare qualité poétique de la véracité. (C’est moi qui traduit)

George Oppen, New Collected Poems cité par X. Kalck, Vers l’image aveugle : George Oppen et l’usage de la lumière. Sillages critiques [en ligne], 17 – 2014. Mis en ligne le 15 décembre 2013. http://sillagescritiques.revues.org

19 In William Carlos Williams, Asphodèle suivi de Tableaux d’après Bruegel. Présentation par

Alain Pailler. Page 12.

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Par l’expérience, il s’agira donc bien de considérer un rapport individuel au monde qui nous entoure, instruit par nos sens mais que la réflexion peut engager sur la voie de la raison (John Locke). La question de l’universalité et de la certitude de la connaissance que nous pouvons déduire de l’expérience ne sera pas abordée ici (polémique entre David Hume et Emmanuel Kant à propos de la connaissance pure et de la connaissance empirique). En revanche, l’idée que nos sens sont en quelque sorte complétés par la simultanéité de leur fonctionnement en une espèce de kinesthésie qui donne la sensation que notre corps constitue un lieu avec l’espace qui nous entoure et l’ensemble des mémoires que nous sollicitons à ce moment précis, et que l’on pourrait rapprocher de la notion

« d’horizon » de la phénoménologie sera assez souvent évoquée :

[…] ensemble infini d’expériences variées qui accompagne toujours une expérience particulière. 21

Une fois encore la forme poétique nous enrichit de certaines connaissances :

Ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau. 22

Paul Valéry nous indique que notre rapport poreux au monde est une des choses les plus profondes que nous pouvons expérimenter. La peau, comme les organes des sens et le système nerveux central, est constituée à partir de l’ectoderme, cette couche externe de cellules de l’embryon primitif qui, à un moment précoce de l’embryogénèse, fait un pli, un sillon et se retourne pour partie à l’intérieur de ce qui deviendra le cerveau, la moelle épinière, les nerfs, etc. L’organe du rapport à l’extérieur de notre corps : la peau, et le cerveau, l’organe de la distance réflexive, de la compréhension et de l’invention du monde dans le rapport que nous avons avec lui, ont la même origine.

Pouvons-nous encore avoir l’illusion que la séparation de l’expérience issue de nos sens d’avec nos savoirs serait toujours un fait établi qui donne

21 Voir à ce sujet les synthèses de Pierre Kahn – Théorie et expérience, Paris, éditions

Quintette, 1988 et L’expérience, Textes choisis et présentés par Anouk Barberousse. Paris, Flammarion 1999. Col. Corpus. Page 173 pour cette définition rapide du concept d’horizon phénoménologique donnée dans une présentation de textes de E. Husserl.

22 Paul Valéry, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer, Paris, Gallimard, La Pléiade, Œuvre II,

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page 32 – Problématique

un ordre chronologique à notre compréhension du monde ? On voit bien, en s’interrogeant simplement sur la façon par exemple dont nous pouvons percevoir une orange que rien de tel n’existe. En effet, l’orange est orange, elle a une odeur d’orange, un toucher rugueux mais souple, elle fait sans doute un bruit caractéristique en tombant par terre avant d’être épluchée et elle a un goût d’orange. Chacune de ces caractéristiques est soumise à une infinité de variations : le brillant de la couleur, l’acidité du goût, le mat du bruit, la puissance de l’odeur, etc. Mais surtout, « la terre est bleue comme une orange ». Et tout change. C’est ma connaissance du poème de Paul

Éluard (1929) qui me fait regarder la terre différemment car, depuis l’intuition du poète, elle a été prise en photo depuis l’espace. Mais la métaphore change aussi mon regard sur l’orange. Et chaque fois que j’en vois une, ou que je la prends dans la main, mon esprit hésite dans ses repères et plusieurs images affluent simultanément. Il en va de même si je veux faire émerger à ma conscience une image de notre planète, les images d’orange en deviennent inséparables. Les figures réciproques du sens passent toute deux par le poème qui devient une cheville ouvrière, ou plutôt une articulation puisque chaque pièce reste mobile. 23

Réciproquement donc, nos connaissances, mobilisées dans l’instant de la perception, les transforment avant même que celles-ci ne puissent arriver à la conscience de quelque chose devant moi.

Il est probable que ce déclenchement à la faveur duquel le présent se réhabilite en s’enrichissant soudain de tous les biens dont il était jusque-là privé apparaît plus clairement dans la poésie que dans la philosophie, fût-elle d’affinité poétique, comme l’est la philosophie de Nietzsche. 24

C’est pour ces raisons que la poésie est si puissante. Car elle joue de cette quasi simultanéité que tente un « instant sans durée »25 et, pour moi, m’attachant ici à considérer nos rapports avec l’espace, la prise poétique constitue un « instant de l’espace » en renversant l’ordre habituel de notre appréhension du monde qui reste alors première et non pas reconstruite a

posteriori, après une compréhension savante du phénomène.

23 Augustin Berque in Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris Belin,

2000, page 141, se sert de la même métaphore pour faire une démonstration de logique : et l’image démultiplie encore son pouvoir évocateur et contribue ainsi à l’infinie variété du monde et de ses interprétations.

24 Clément Rosset, Le réel et …, Op. Cit, p 82.

25 Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Stock, Paris, 1992. p 14 sqq. Je reviendrai plus

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0.1.4.3 Le « libre parcours »

L'hypothèse générale de ce travail sera celle d'un déplacement de la notion de paysage, mais aussi de celle du jardin en tant qu'objet conceptuel et non plus seulement comme espace concret, pour articuler des expériences physiques de l'espace, individuelles et non partageables, à des représentations, notamment plastiques et littéraires (ce n'est pas exclusif d'autres modes), donc potentiellement collectives et aptes à l'échange et au partage.

D’emblée, cette hypothèse met en avant l’idée que le paysage est un espace concret, que je peux percevoir et dont je peux faire l’expérience avec mon corps, mais qu’il est aussi, pour notre occident moderne, une représentation, dans une tradition picturale bien identifiée, qu’il est donc une relation entre ces deux aspects. La première question que l’on peut se poser est celle de cette nécessité affirmée sans preuve que le paysage ne peut naître que dans cette relation et que donc son moment initial réside dans l’expérience physique de l’espace. Le poème chinois qui ouvre ce travail montre la même attitude vis-à-vis de l’expérience qui devient paysage dès lors qu’elle est représentée par la relation de l’ascension. Nous verrons par la suite les hypothèses que certains auteurs font au sujet de l’origine du paysage et des caractéristiques qu’ils identifient au contexte culturel pour sa survenance dans un moment donné de l’histoire d’une civilisation (Augustin Berque et Alain Roger en particulier). Examinons a

contrario un cas particulier.

En septembre 2013, un livre paraît qui propose des photos de la planète Mars26. Ces images sont montrées en noir et blanc, avec une belle

qualité d’impression et une mise en page soignée comme on l’attend d’un livre d’art. Elles ont été prises par la caméra HiRise de la mission Mars

Reconnaissance Orbiter. Ces images sont de très haute résolution.

(Fig. 0. 3 a à d) Dans les différentes présentations que l’on a pu trouver du livre dans la presse, ou entendre à la radio, au moment de la parution, il est souvent fait référence à des paysages ou à la peinture. Le fait de travailler les images en noir et blanc, d’avoir des cadrages que l’on imagine proche du sol de la planète, mais sans échelle, permet sans doute assez facilement de voir des paysages représentés. Mais, les mots employés pour décrire ces « paysages » font bien entendu référence à des géographies ou des

26 Francis Rocard, Alfred S. Mc Ewen, Xavier Barral : Mars, une exploration photographique.

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