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2 LES REPRÉSENTATIONS DU JARDIN : ANECDOTE ET PROJET

2.6 LE TRAVAIL DE BERNARD LASSUS.

2.6.1 LES DESSINS.

D’emblée on peut distinguer, dans ces images de jardin, des objets et des espaces :

1) Des objets. (Fig. 2.20)

Un kiosque en treillage couvert de plantes grimpantes, qui pourrait sortir d’un catalogue de fabriques de jardin du XIX e siècle, comme on peut en voir dans le livre de Gabriel Thouin (Paris 1754 – 1829), mais plus sûrement, vu le type et l’échelle, dans celui de Boitard (Mâcon 1789 – 1859) paru un peu plus tard dans le siècle. Dans le même esprit, on peut voir dans cette série deux dessins qui représentent des topiaires pour l’un, et deux

il a accepté un ambitieux projet initié par l’association, qui consiste à faire intervenir des artistes dans le jardin mais avec une règle du jeu qui les contraint à ne pas se contenter de mettre une œuvre dans le parc. Chaque année pendant cinq ans un artiste intervient et se sert — ou non — du travail de l’artiste de l’année précédente. B. Lassus a été choisi comme premier intervenant dans ce processus en 1995. Un texte de Stephen Bann présente le travail dans Les cahiers de Barbirey. Ce texte a été repris avec de nombreux autres pour faire un ensemble in : Bernard Lassus The Landscape Approach, Philadelphie, The university of Pennsylvania Press, 1998. p. 35 sqq.

Pour un développement précis sur ce projet et plus généralement sur la problématique de la sculpture dans le jardin, voir Laurence Vanpoulle, Des artistes dans le jardin; Mémoire de D.E.A. Jardin, Paysages, Territoires, Paris École d’Architecture de Paris La Villette / EHESS, 1993.

fontaines ornementales évoquant des joyeusetés de la Renaissance pour l’autre.

2) Des espaces. (Fig. 2.21 a et b)

Une vue très figurative du jardin de Barbirey, très facilement identifiable par la présence d’un arbre remarquable, mais perturbée par la présence d’une tête qui semble être en bois, ou qui évoque le béton moulé imitant le bois que l’on trouve dans les jardins du XIX e siècle, autour de laquelle des yeux tournent en orbite. Ce dessin permet d’identifier la localisation de Barbirey par la présence du Sequoiadendron giganteum se découpant sur le coteau à la forme très reconnaissable, mais il permet aussi de situer le jardin dans une époque tant ces arbres sont représentatifs de la fin du XIX e siècle. 73

Une poule qui picore dans un pré, accompagnée de loin par un chat. Deux vues très rapprochées sur des enchevêtrements de branchages qui deviennent presque abstraites tant elles manquent de références en dehors d’elles-mêmes. Ces deux vues sont encore figuratives grâce à la présence d’un seul élément à chaque fois. La référence au réel est donnée par la silhouette d’un sapin, sombre, qui se détache dans l’enchevêtrement des branches dans l’une, tandis que pour l’autre, au contraire et comme en contrepoint, c’est une silhouette végétale blanche qui établit le contraste et permet l’identification du motif.

Une vue d’une campagne idéale, constituée par un bocage, un horizon de collines boisées ; dans laquelle se promène un gros insecte cybernétique, entre des bornes-totem qui semblent être là pour le guider dans un langage muet et inaccessible (Fig. 2.22).

Presque toutes ces images sont réelles. Un des bois a été choisi dans le jardin de Barbirey, l’autre qui pourtant y ressemble tant vient d’ailleurs, mais évoque un lieu réel. On trouve aussi l’image d’une scène que l’on ne peut que difficilement identifier, mais qui semble être issue d’un jardin. Elle

73 Beaucoup de conifères aujourd’hui parfaitement communs dans nos jardins sont originaires d’Amérique du Nord et n’ont été introduits en Europe que dans la seconde moitié du XIX e siècle. Le sequoiadendron giganteum en fait partie avec le Sequoia sempervirens, le Thuya plicata, le Chamæcyparis lawsonianna, etc. Leur développement important et rapide les fait maintenant dominer les autres arbres des jardins de cette époque. Tous ayant sensiblement la même taille (pour une même espèce), ils sont devenus le signe de cette époque.

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représente des lianes qui tombent dans un bassin depuis le plafond d’une grotte et qui en obstruent partiellement l’entrée. (Fig. 2.23)

Le kiosque en treillage recouvert de plantes grimpantes est une invention de l’artiste, mais il a un air pittoresque du XIX e siècle. Il pourrait facilement prendre sa place au bord de l’étang, ou composer une scène plus large dans laquelle il servirait d’appel au visiteur pour monter dans la colline et découvrir, depuis un point haut, un vaste panorama sur la vallée, ou une vue cadrée entre deux arches du kiosque qui porte sur le village, découvert en se retournant après être passé de l’autre côté de la pièce d’eau.

Les lianes sont une illustration faite pour le concours du parc de La Villette en 1982 mais qui elle-même avait été inspirée par la source du

Bosco de la Villa Lante 74. Cette réitération de la source de la Villa italienne ne perd pas de sens à chaque utilisation. À l’origine elle est source de toute vie et donne naissance à toutes les formes de l’eau présentes sur terre et présentées dans le jardin de la villa. Cette eau est élément naturel, transformé, maîtrisé par l’homme pour ses besoins. Elle accompagne le parcours du pèlerin Poliphile dans sa quête humaniste dans le Latium, elle ponctue ce parcours de moments de passage, le premier étant le passage de l’ombre à la lumière : celui de la naissance. La source est donc aussi métaphore de la vie qui commence, et son écoulement dans le jardin donne à comprendre, par l’expérience physique de la descente, l’écoulement de la vie. La grotte est le lieu du mystère. 75

Dans la première utilisation de l’image par Bernard Lassus, la source devient grotte et c’est l’ambiance sombre de l’origine de la vie qui est mise en avant. L'antre est toujours un lieu particulier du parcours du jardin. Soit il

74 Source orale directe de B. Lassus dans son enseignement de l’ENSP.

75 Sur ce thème (parmi beaucoup d’autres) on se reportera à Michel Baridon, Les jardins, paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins. 1998. p. 603 sqq. pour une situation des grottes et des jeux d’eau dans l’histoire des idées des jardins de la Renaissance.

Dans la grotte « la nature l’emportait sur l’art et la pesanteur sur l’impetus. En revanche, le minéral déployait partout de mystérieuses beautés. […] L’homme de la Renaissance reconnaissait en ces lieux la face cachée du savoir, le royaume de l’alchimie. Il en était d’autant plus fasciné que le culte qu’il vouait à l’Antiquité l’avait poussé à pénétrer sous terre pour en découvrir les vestiges. […] On peut donc admettre que le monde du «grotesque» doublait celui du platonisme lumineux et qu’il a nécessairement proliféré d’abord sous terre puis qu’il a envahit les formes pures de la géométrie triomphante. C’était la revanche de l’imaginaire, bien servie par l’occultisme qu’encourage l’alchimie. » p. 604. p. 667/72 on trouve les descriptions des villas italiennes (florentines) par Michel de Montaigne. p. 758 un texte tardif de Jacques Boyceau de la Barauderie qui souhaite un peu de naturel dans l’usage de l’eau dans les grottes.

est une transition, le point d’orgue d’une séquence qui articule d’autres lieux du jardin comme le passage vers la lumière d’un monde au-delà du monde des apparences. C’est le cas de la grotte des animaux du Nil dans le jardin de Boboli à Florence (Fig. 2.24), qui est située dans le bas du jardin ou encore de celle de Stourhead habitée par une nymphe et le dieu de la rivière (Fig. 2.25, le Tibre, ici incarné a côté de son effigie par la Stour) et qui indique le passage vers le Panthéon dans un paysage classique. 76 Soit la grotte est le silence initial qui débute le parcours comme il inaugure toujours la partition musicale. C’est le cas de la grotte du Désert de Retz qui est un lieu de passage entre la vie dans le sens commun et la vie dans le sens dessus dessous. Dans tous les cas, la grotte met en relation deux mondes, celui de la lumière qui puise son énergie dans l'ombre.

C'est dans l'ombre que s'accomplit le mystère de la génération; mais la naissance est le passage de l'ombre à la lumière. 77

Cette façon apparente de retourner le sens des images pour enrichir leurs significations – ici de la source à la grotte – Gilbert Durand en a fait l’analyse, en proposant deux régimes différents pour les images : un diurne et un nocturne 78. Le passage de la source à la grotte est bien de ce type.

La source jaillit de l’ombre vers la lumière, mais l’accent est mis sur le jaillissement, la vie et la clarté de l’eau, l’ombre est rejetée dans un temps passé puisque l’écoulement de l’eau donne une direction au temps. Dans l’emploi de l’image de la grotte, si le même passage est exprimé entre l’ombre et la lumière, c’est l’ombre qui est mise en valeur, puisque c’est elle qui découpe la lumière et la fait exister. (G. Durand p. 70) La direction du temps n’est plus donnée et sa flèche peut s’inverser, le passage peut se faire dans l’un ou l’autre sens et la source n’est plus alors une origine, mais

76 Kenneth Woodbridge, The Stourhead Landscape, s.l., The National Trust Édition, 1986. p. 18 sqq. pour le programme du jardin, la référence à l’Énéide et la position de Henry Hoare vis à vis de la symbolique des fabriques de sa propriété ; p. 47 à 50 pour la description de la grotte et de ses statues.

77 Emmanuela Kretzulesco-Quaranta, Les jardins du Songe : Poliphile et la mystique de la Renaissance. Paris : Les Belles Lettres. 1986. p. 275.

78 Gilbert Durand. Op. Cit. « Sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de lumière sans ténèbres alors que l’inverse n’est pas vrai : la nuit ayant une existence symbolique autonome. Le Régime Diurne de l’image se définit donc d’une façon générale comme le régime de l’antithèse. » p. 69.

« Le Régime Nocturne de l’image sera constamment sous le signe de la conversion et de l’euphémisme. […] il y a valorisation du Régime Nocturne des images, mais dans un cas la valorisation est fondamentale et inverse le contenu affectif des images, c’est alors au sein de la nuit même que l’esprit quête sa lumière et la chute s’euphémise en descente et le gouffre se minimise en coupe, tandis que dans l’autre la nuit n’est que nécessaire propédeutique du jour, promesses indubitable (sic) de l’aurore. » p. 224

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bien un passage qui met en évidence ce qui existe d’un côté comme de l’autre. Cette orientation du regard porté sur la grotte permet de n'abolir aucune de ses dimensions dans un passé rédempteur qui nous dispense de l’interrogation sur notre origine ténébreuse et tourbeuse.

Le gros insecte cybernétique qui avance dans un espace champêtre est issu d’un autre concours pour le « Jardin de l’Antérieur » et date de 1974.

Cette image, quoique ayant été conçue pour un autre jardin, s’installe parfaitement bien dans le site de la vallée de l’Ouche. La colline qui apparaît à l’arrière plan est vraisemblable, elle pourrait être celle, réelle, que l’on voit depuis les fenêtres du château.

Le propos de l’artiste est évidemment de mettre en relation les vignettes transparentes collées sur les vitres du château avec le jardin qui est derrière les fenêtres et qui est visible à travers les dessins, mais aussi avec le paysage qui est au-delà. Ce sont trois épaisseurs visuelles qui sont installées les unes par rapport aux autres par cette simple intervention qui consiste à coller des images sur un espace de jardin sur un paysage.

Mais cette mise en relation visuelle n’est pas suffisante, tentons de comprendre les motivations de l’artiste : ses intentions.