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LA CARTOGRAPHIE N’EXPRIME PAS LE PAYSAGE.

1 MODÈLES THÉORIQUES ET CONTEXTES CONTEMPORAINS

1.3 L’ÉCHELLE DU PAYSAGE : LE PITTORESQUE GÉOGRAPHIQUE.

1.3.2 LA CARTOGRAPHIE N’EXPRIME PAS LE PAYSAGE.

Dans un schéma de compréhension du phénomène paysage, pour lequel la vue domine l’expérience, la réduction en deux dimensions est nécessaire pour simplifier l'espace et pouvoir en communiquer une vision, voire l’utiliser. La cartographie est à l’évidence, pour notre société, le moyen privilégié de transmission d’un savoir synthétique sur le territoire, mais il est très pauvre et démuni pour donner à comprendre par exemple un rapport de l’observateur à un horizon haut qui l’enferme dans un lieu aux limites nettes, frontales. Pourtant, cette sensation générale de domination par le flanc de la vallée, ne pourra que m’aider à garder le souvenir de ce lieu, dans les circonstances particulières d’un moment donné.

La géographie s’est donnée d’autres moyens graphiques que ceux qui sont disponibles dans la pure cartographie pour rendre compte d’un paysage ou même d’un pays. Le bloc-diagramme sera une amélioration de la communication possible, jamais comme outil de connaissance intime, mais uniquement comme signe qui fait appel à l’intelligence, jamais comme espace, mais surtout jamais en prise directe avec une expérience corporelle de cet espace.

C’est du domaine de l’art que viendra un usage détourné de la carte qui permet la reconnaissance d’une expérience individuelle de l’espace. De nombreux artistes ont tenté d’exprimer la relation de leur corps à l’espace en utilisant la carte ou même en faisant de l’empreinte du corps une marque cartographique pour s’inscrire dans le réel.

73 François Dagognet, Une épistémologie de l’espace concret, néo-géographie, Paris. Vrin,

1977. p 119 sqq.

Au « rendre la surface exclusivement optique » du modernisme, on pourrait désormais opposer un « rendre la surface exclusivement haptique ». Mais dans cette vision tour à tour rapprochée et éloignée, le regard d’en haut s’est frontalisé pour mieux glisser à la surface des choses et pratiquer un nomadisme du déplacement entre le soi et l’autre, le site et le non-site. En 1970-1975, Denis Oppenheim ne s’était-il pas servi d’empreintes de pouces immensément agrandies comme modèle de son « Earth Work (Identity Strech) établissant ainsi une relation explicite entre la surface d’inscription du corps et celle du monde ? 75

Dans les années soixante, la carte va devenir le projet sur l’espace, elle ne sera plus seulement la trace, le support de l’enregistrement de la pratique du monde. La carte est aussi l’objet de la relation avec une tradition. Christine Buci-Glucksmann fait une analogie entre certains travaux d’un artiste contemporain comme Richard Long et des traditions de sociétés anciennes qui utilisaient des cartes éphémères, tracées à même le sol.

[…] carte éphémère [qui] n’existe que dans le geste qui l’actualise, geste cartographique qui institue un espace de représentation à même le sol, près du feu. « Omniprésentes dans de nombreuses civilisations (Australie, Congo, Angola, Brésil …), les cartes éphémères témoignent comme la peinture des grottes d’une aptitude première à visualiser et à abstraire, dans un langage de signes souvent magiques réalisé par le geste même. Et c’est bien ce geste cartographique que retrouve Richard Long dans ses marches éphémères désormais conservées dans leurs traces et tracés. […]

75 Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996. Coll. Débats. p. 91.

On peut aussi voir là une illustration de la dialectique site / non-site, explorée par Robert Smithson. « En 1968, Il a d'abord pensé le site de façon dialectique par rapport à ce qu'il a appelé le non-site, jouant sur l'homophonie entre site (sight : vision) et non-site (non-sight : non-vision). Le non-site dans un espace artistique (galerie, musée) renvoie au site dans un espace non artistique (mines, pistes désaffectées, carrières abandonnées, etc.). » Gilles A. Tiberghien, Nature, Art Paysage, Arles, Actes Sud / École Nationale Supérieure du Paysage. 2001. p. 55 sqq.

Anne Cauquelin, en 1996, fait aussi cette remarque sur l’homophonie des termes dans son Petit traité d’art contemporain. p 138. Elle décrit, à partir d’un travail de Denis Oppenheim (deux sillons croisés dans un champ), la façon dont le site naturel s’inscrit dans le site de l’art par la construction de l’artiste. Elle en tire trois leçons : une sur l’ambivalence du terme site (sight et site en anglais) et « sa mise en vue par une action », une sur le site qui « présentifie la notion de lieu » dans son rapport avec un corps et une sur le site qui « désigne autour de lui un champ d’actions possibles, rapportées à sa présence ». C’est ce qui lui permet ensuite de dire que R. Smithson, en construisant la dialectique site/nonsite induit, en même temps qu’un élargissement, le « changement de nature » du « site traditionnel de l’esthétique » (voir plus bas le chapitre sur le Land Art).

Université de Paris Diderot – Paris VII – CERILAC

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L’espace cartographique renvoie à ce qui l’institue : la trace d’états de marche … 76

Les cartes de l’artiste ne sont plus conservées dans la mémoire d’une tradition, renouvelée à chaque usage de la carte reconstruite dans l’instant, mais dans la trace permanente de la marche du sujet laissée en témoignage comme objet de l’art. Cette contradiction entre la nécessaire permanence de l’art pour qu’il soit tel et l’éphémère de la situation qui lui donne naissance m’intéressera dans le rapport que cela induit entre le moment de la création par l’artiste et celui de l’expérience de l’œuvre par le spectateur ou le visiteur lorsqu’il sera question du jardin.

La cartographie enfin sera dilatée pour venir se réaliser à l’échelle 1, comme dans Lewis Carroll ou G. L. Borges, ou, réellement, lorsque Robert Smithson viendra faire un « site » dans le site avec Spiral Jetty par exemple et dans l’autre direction du travail, vers le versant abstrait de l’œuvre dialectique de R. Smithson, « La carte sera alors cet opérateur de conversion qui transforme le site en non-site, parce que le site est déjà cartographiable et cartographié comme le montre le film de Spiral Jetty. » 77

On voit apparaître ici une notion intéressante pour nous. La carte ne fonctionne pas seule, elle est le média qui représente le pays, elle est cet intermédiaire qui permet d'organiser le rapport entre un site et un non-site pour R. Smithson et qui donc ordonne dans le monde le rapport de l'espace à l'objet de l'art.

Dans les années 90, certains paysagistes se sont emparés du levier géographique pour tenter d’explorer une cartographie « sensible » 78 qui

puisse être un nouvel outil pour décrire le paysage en intégrant une relation expérimentée du pays, une dimension historique, une dimension projectuelle. Le constat est simple, la construction du paysage passe obligatoirement par au moins deux outils. Lorsque la carte est trop géographique, elle est relayée par un dessin, un texte, une référence à un

76 Ibid. p. 123 124. Ch. Buci-Glucksmann p. 123 et 124 citant Christian Jacob : L’empire des cartes

77 Ibid. p. 109.

78 Alain Freytet, Carte et paysage, L’invention d’un mode sensible de représentation des pays, des sites et des lieux, in Paysage et Aménagement N° 32 août-sept-oct 1995, p. 27 et sqq. Cet article est la synthèse didactique d’une expérience menée sur plusieurs études à grande échelle et sur la pratique d’un enseignement à l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. Dans les documents facilement disponibles on retiendra notamment, la réalisation de L’atlas des pays et paysages des Yvelines, pour le compte du CAUE 78 en 1992. Depuis lors, les auteurs ont enrichis dans d’autres travaux cette approche et notamment dans la réalisation ou la coordination de divers atlas de paysage, notamment celui de Seine-et-Marne.

événement ; à tout élément qui change le point de vue et l’échelle de la représentation, instaurant ainsi un ordre dialectique entre deux attitudes.

C'est peut-être dans un renversement du plan, dans la schématisation frontale des données sensibles que le géographe note dans ses croquis et les commentaires qui l’accompagnent, que l'on pourrait trouver une sorte de synthèse perceptuelle qui ferait paysage. Le croquis de terrain du géographe, qui doit être un aide-mémoire et qui est rarement montré puisqu'il ne fait pas partie des documents qui sont compréhensibles dans une optique d'échange scientifique, deviendrait alors une partie importante des pièces graphiques qui rendent compte des lieux. Mais comme ce constat doit rester factuel et repousser ce qui est de l’ordre du trop intime du sujet et qui pourrait l'engager personnellement dans ce qui est communiqué, ce qui se rapporte à l’accident, au momentané ou encore à l’anecdotique ne sera pas montré. Comment en effet rendre compte de l'extraordinaire diversité et de la complexité des phénomènes perçus, c'est- à-dire en permettre l'échange ?

Enfin, toutes ces démarches qui utilisent la cartographie sont plus ou moins conduites par la sitologie 79, reprise par exemple dans les études du CEMAGREF 80, puis les analyses de « grands paysages » jusqu’aux Plans

de Paysages initiés par la DAU du Ministère de l’Équipement 81. Tous les

travaux issus de ces démarches montrent une restitution du paysage qui s'appuie toujours presque exclusivement sur des données morphologiques qui deviennent la base de tout ce que l'on peut dire du paysage. C'est par la

79 La sitologie a fait partie, dans les années 70 d’un mouvement, à l’origine architectural, qui

cherchait, si ce n’est à objectiver le paysage en tant qu’espace concret, au moins à en rendre la caractérisation essentiellement formelle. Voir la conclusion de l’ouvrage Paysage au pluriel, pour une approche ethnologique des paysages. Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme ; 1995, par Françoise Dubost et Bernadette Lizet : Pour une ethnologie du paysage, page 225 sqq.

80 Centre d’Étude du Machinisme Agricole, du Génie Rural et des Eaux et Forêts, dont l’unité basée à Grenoble a produit quantité d’études sur le paysage en moyenne montagne notamment sous l’impulsion de Bernard Fischesser.

81 Voir la plaquette Plans de Paysages, repères 1993, Paris, Ministère de l’Équipement, Direction de l'Architecture et de l’Urbanisme, 1993. 33 p. qui montre des cartographies, des blocs- diagrammes, des schémas de «fonctionnement» du paysage qui tous servent en fin de compte une vision administrative et réglementaire. En 2001, le ministère de l'environnement a fait paraître un guide sur les plans de paysage, les chartes et les contrats qui permet le même constat. Guide des plans de paysage, des chartes et des contrats, Projets à l'échelle d'un territoire, Agence B. Folléa et C. Gautier, Paris, Ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'environnement. 2001. 132 p.

À l'opposé de ces attitudes qui donnent la primauté au substrat géographique sans pendre en considération l'aspect humain ou même simplement sociologique du paysage on verra Yves Luginbuhl, Méthode pour des atlas de paysages. Identification et qualification, Strates / CNRS SEGESA 1994 (?) 76 p. Ici on cherche à décrire la diversité des modes de saisie du paysage et la polysémie du terme.

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vue et la restitution des vues, des cadres, des « lignes de force » du paysage qu'ils produisent un certain académisme formaliste, essentiellement visuel qui induit une attitude panoramique sur le thème et empêche le plus souvent la découverte des profondeurs, des strates cachées, du palimpseste du paysage. 82