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LE PANORAMA : ILLUSION DU SAVOIR GÉOGRAPHIQUE ?

1 MODÈLES THÉORIQUES ET CONTEXTES CONTEMPORAINS

1.3 L’ÉCHELLE DU PAYSAGE : LE PITTORESQUE GÉOGRAPHIQUE.

1.3.3 LE PANORAMA : ILLUSION DU SAVOIR GÉOGRAPHIQUE ?

Le projet de globe terrestre d’Élisée Reclus que j’ai évoqué plus haut se présente comme une sorte d’aboutissement d’un mouvement qui, à la fin du XIX e siècle, produira une forme de représentation du monde qui tend au paysage : le panorama.

Issue du XIX e siècle, en en faisant un panorama qui montre le tout dans l’illusion de l’instant, notre attitude vis-à-vis du paysage est ambivalente. D’un côté nous voulons l’exhaustivité, la connaissance du tout visible dans toutes ses parties : la science ; et de l’autre nous voulons le mystère de la création, le romantisme des situations cachées : l’art. Cette dimension panoptique sur le monde a été notée par Bernard Comment à propos des Panoramas du XIX e siècle. 83 Si son interprétation du phénomène, à propos de la vue « englobante » du panorama qui pourrait être saisi « d’un seul coup d’œil », semble pouvoir être discutée, le lien qu’il établit avec le siècle précédent semble quant à lui assez juste.

Il faut évoquer les plans architecturaux de Claude-Nicolas Ledoux, ceux des Salines royales d’Arc-et-Senans et de la ville de Chaux, qui empruntent au cercle ou à la sphère pour affirmer une symbolique du pouvoir, de l’ordre aussi, et du contrôle qu’il implique

82 Cette notion du « palimpseste » du paysage reviendra souvent dans ce travail. Je ne ferai donc référence qu’une fois au texte qui a décrit pour la première fois de façon explicite les différentes strates culturelles qui organisent de manière non hégémonique ce que chacun ou chaque groupe reconnaît comme paysage.

Michel Conan, Éloge du palimpseste, in Hypothèse pour une troisième nature, Paris, Cercle Charles-Rivière Dufresny, 1992. p. 46 à 64.

On notera que les textes de Bernard Lassus sur l’hétérogénéité, la problématique substrat- apport-support, la dissociation des dimensions tactiles et visuelles, etc.…, sont proches du même concept même s’il n’est pas décrit sur un mode analytique. Bernard Lassus, Pour une poétique du paysage : théorie des failles, in Alain Roger et François Guéry (sous la direction de) Maîtres et protecteurs de la nature, Seyssel, Champ Vallon, 1991. p. 239 à 255. La notion d’hétérodite qu’il a développée à propos du concours pour l’aménagement du parc du roi Baudouin en Belgique s’approche également de cette notion de palimpseste.

83 Bernard Comment, Le XIX e siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993. 127 p. Voir aussi Jean-Marc Besse, Face au …, Op. cit.

(« placé au centre des rayons, rien n’échappe à la surveillance »). (p. 95)

Étienne-Louis Boullée et son projet de cénotaphe pour Newton est également cité. L’auteur note ensuite la similitude de la position du sujet dans l’espace entre les architectures de la fin du XVIII e siècle et le panorama. Le sujet cherche un point de vue circulaire sur le monde qui lui permette de le faire sien et de le comprendre en une fois, dans l’illusion du tout révélé ; mais dans le même temps il surveille, contrôle ou est contrôlé dans un jeu complexe entre réalité et illusion. La position centrale et rayonnante du sujet, qui s’oppose alors au point de vue fixe de la perspective albertienne, lui confère un regard.

[…] tel que le monde ou la réalité s’offre à lui sur le mode du Rundblick, ce regard continu qui embrasse tout l’horizon d’un seul coup ou presque. Mais le statut du sujet est dès lors paradoxal, puisque la maîtrise à laquelle il accède suppose son propre effacement et la perte du lieu réel pour adhérer au lieu fictif de la représentation. (B. Comment p. 96)

Nous sommes à l’opposé d’une peinture dite galante et légère qui suggère plus qu’elle ne montre, et cette opposition, si elle trouve bien son origine dans le XVIII e siècle n’en est pas moins la marque de l’ambivalence même des Lumières qui, dans la quête du rationnel qu’elles entreprirent, ont seulement fait semblant d’oublier les fondations sombres, magiques et mythiques de la société des hommes.

On croit connaître le XVIII e siècle, et l’on n’a jamais vu une chose essentielle qui le caractérise.

Plus sa surface, ses couches supérieures furent civilisées, éclairées, inondées de lumière, plus hermétiquement se ferma au- dessous la vaste région du monde ecclésiastique, du couvent, des femmes crédules, maladives et prêtes à tout croire. 84

Le panorama est-il ce leurre de la mise en lumière complète du monde ? Comment la représentation paysagère peut-elle alors échapper à cette fonction unifiante, normalisatrice et sans doute quelque peu moralisatrice du panorama qui montre tout, tout de suite ? Mais ne serait-ce pas qu’un simulacre c’est-à-dire un dispositif qui permet de faire en sorte

Université de Paris Diderot – Paris VII – CERILAC

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que la « conclusion ordonne l’expérience » 85 ? Les quelques hésitations de

B. Comment sur la saisie de l’image, et qui apparaissent avec le

« presque » qui accompagne l’embrassement « de tout l’horizon » par le

spectateur (p. 96), l‘hésitation sur le temps instantané de la vision du panorama, entrouvre déjà la porte d’une réponse possible : celle de la tactilité manquante à la représentation, ou plus exactement le manque de lien entre expérience et représentation, ce lien hétérogène et changeant qui constitue le libre parcours.