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La professionnalité dans les espaces - temps du vivre ensemble

Au sein de notre recherche nous nous centrerons sur l’analyse de l’activité d’éducateurs

travaillant en foyer pour jeunes en difficultés, ayant été formés anciennement en niveau ES11

avec possibilité de reconnaissance HES (tertiaire A)12.

Pour construire notre objet de recherche, nous posons une différenciation entre deux niveaux principaux d’activité dans le champ de l’action éducative :

• l’un relevant des méthodes et techniques du travail social, identifiées dans des

espaces-temps réservés, dans des bureaux ou salles de réunion et d’entretien coupés de la vie collective (niveau 1),

• l’autre se définissant autour de la dimension du "vivre ensemble" (niveau 2), zone plus

diffuse, peu nommée et peu investie dans la formation de niveau HES.

Le niveau 1 recouvre des temps dévolus à l’action sociale tels qu’entretiens, synthèses, colloques. Actes professionnels identifiables, sur rendez-vous, dans un espace clos, comme le décrit Fustier :

Une personne (un usager de l’institution) "coincée" dans un lieu spécifique serait là pour écouter, qu’elle le veuille ou non, ce que l’autre (un éducateur par exemple) aurait à lui dire. Cette personne ne dispose plus, dans la contrainte d’une situation close, du droit de non-entendre. (2008 - 46)

Le niveau 2 comme temps de la vie quotidienne : temps de présence, de disposition à l’autre, à ce qui advient dans le "brouhaha" de la vie ordinaire de l’institution. Temps peu identifié

11 Ecoles supérieures, tertiaire B. Voir annexe 1

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Les professionnels ont été formés en écoles ES (le niveau HES ayant accrédité les premiers diplômés travail social HES-SO en 2009), mais peuvent obtenir une équivalence de niveau HES en attestant 5 années de pratique ou une formation postgrade certifiée.

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dans l’espace de professionnalité, difficile à reconnaître comme impliquant des compétences métier de niveau expert.

Quelque-chose qui n’a pas besoin d’être parlé, peut s’échanger par des modifications "spontanées" dans la façon d’être avec l’enfant, ou par le jeu de métaphores qui disent, sans le vouloir. (Fustier, 2008 - 48)

Le niveau 1 comme axe technique est source de nombreuses recherches et publications. Des manuels de méthodes ont largement investi les techniques d’entretien, de conduite de réunion ou encore d’animation de colloque. S’il reste très certainement à explorer ces temps repérés comme essentiels à l’action professionnelle, nous porterons notre attention sur des espaces plus ténus, plus malléables, moins définis en termes de professionnalité, relevant du niveau 2. Nous chercherons à problématiser la part professionnelle de l’action, s’inscrivant dans une proximité apparente avec les activités relationnelles et pratiques de la vie quotidienne. Niveau peu ou pas défini dans le niveau expert HES.

Nous postulons que l’objet du travail social se construit sur ces deux niveaux de façon systémique.

Nous porterons pour notre part notre analyse sur l’interaction en situations de quotidienneté porteuses d’actions éducatives. Il s’agira de rendre visible et de discuter cette part de professionnalité investie sur la vie domestique, et en quoi celle-ci requiert également de l’expertise et de la norme professionnelle. « Les mots font défaut pour caractériser un geste professionnel dont la complexité se cache dans les plis du quotidien » (Brichaux, 2001 -269). Dans ce temps de quotidienneté, où le faire est peu défini, nous relèverons deux sources d’actions éducatives :

• La provocation de l’interaction

• Le laisser advenir

Nous retrouverons à partir de ces deux axes, la polarité traditionnelle entre l’être et le faire. Nous tenterons de questionner, à partir des situations professionnelles, ce découpage de l’agir et de mettre en lisibilité les problèmes et les opportunités éducatives qui s’y développent. Nous nous interrogerons sur ce que produit une provocation de l’interaction auprès des jeunes et en quoi cette posture peut être productrice d’outils professionnels. Parallèlement nous étudierons ce qui se construit lorsque le professionnel laisse advenir la situation. Est-il dans un positionnement de professionnalité et, si oui, de quoi celle-ci est-elle faite ?

L’objet de recherche se construira sur la tension entre une vision téléologique de l’action, centrée sur des objectifs prédéfinis, et la posture du laisser advenir, champ de l’action située

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impliquant une part indéterminée de l’agir. Il s’intensifiera sur la problématique du "laisser advenir" ou plus précisément sur la difficulté pour les professionnels à laisser advenir des occasions de "faire éducation".

L’analyse de l’activité, dans une posture clinique, se centrera sur l’agir en situation, dans ce faire énigmatique où le geste professionnel est très ténu. Par geste professionnel nous entendons ce qui est mis en œuvre corporellement et psychiquement avec intention éducative. Lorsqu’il est question d’accompagnement dans la vie quotidienne, l’observation directe amènerait à penser qu’il ne se passe "presque rien". Les méthodes de l’analyse de l’activité devraient nous aider à pénétrer ce "presque rien" qui nous conduit aux thématiques du corps, de l’émotionnel et de la présence à autrui.

Dans les espaces d’activité où il ne se passe presque rien, dans des moments faits de silence, ou encore d’échanges de discours commun, nous nous pencherons sur la question de la présence. Plus encore que de la présence, c’est sur la qualité de la présence, ce que nous nommerons l’être là, dans le rapport à l’autre que nous nous arrêterons. Etre là implique une disponibilité, une présence active dans la passivité, une présence agissante. Agissante dans le fait qu’être là peut être producteur d’effets. L’être là comme activité vigilante qui engage le corps dans l’acte. Dans des contextes d’aide aux personnes fragilisées, nous pouvons raisonnablement penser que cette spécificité influe sur l’action, et que dès lors, la fragilité et la sensibilité sont fortement à l’œuvre dans l’activité professionnelle.

Nous posons l’hypothèse suivante :

L’acte éducatif dans le déroulement de la vie quotidienne en foyer recouvre trois modes de faire identifiables :

- Provoquer un micro-événement afin d’ouvrir des interactions à visées éducatives porteuses de mouvement.

- Faire avec ce qui surgit et intervenir pour maintenir un cadre suffisamment sécurisé.

- Laisser advenir et faire éducation avec ce qui surgit du vivre ensemble. Faire en produisant une qualité de présence, n’est ni "rien faire", ni faire "n’importe quoi".

Provoquer une interaction, faire avec ce qui surgit et laisser advenir relèvent d’une pratique professionnelle qui recouvre des compétences ajustées, expertes, difficiles à expliciter et à acquérir.

Trois modes de faire qui recouvrent une grande part de la complexité du métier et de ses dimensions paradoxales. Compétences qui nécessitent d’être travaillées en formation initiale de haut niveau.

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Ce champ d’analyse peut paraître un espace de recherche très restreint. Pourtant ces dimensions de l’activité sont au centre des débats sociétaux majeurs et actuels, dans les rapports sociaux, culturels et collectifs qui posent la question du traitement des situations sociopolitiques comme la déviance urbaine, l’immigration, la maladie mentale, les nouvelles pauvretés ou encore la vieillesse. Laisser advenir est souvent au centre de débats politiques vifs, amenant certains discours polémiques qualifiant les professionnels de l’action sociale comme "ne servant à rien", ou au contraire, indispensables - "heureusement qu’ils sont là". Evaluation que les acteurs politiques et administratifs posent en termes de jugements problématiques entre ce qui a été évité - qu’est-ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas été là - et ce qui a été permis grâce à leur présence. Quel que soit son positionnement, chacun pressent que l’intervention des travailleurs sociaux reste nécessaire, pour preuve l’explosion spectaculaire des champs d’intervention même si les indicateurs objectifs de performance restent pour le moins incertains.

Montmollin de (1986) rappelle qu’il existe

[…] des tâches sans production, et même sans objectif définissable. Des tâches sans critère évident de réussite, ou, ce qui, dans la pratique revient au même, des tâches dont la production est si secrète ou si lointaine qu’elles échappent à l’analyse. Exemple extrême mais réel, la plupart des travailleurs sociaux […]. Supprimer le travailleur social, la société continue apparemment comme avant. Tout est dans cet « apparemment », bien entendu. Mais travailler uniquement à partir d’une certitude a priori, ou d’une foi, n’est pas une condition de travail souhaitable. Le statut psychologique des travailleurs sociaux, qui passent leur temps à s’interroger sur leur identité (en fait, leur production) n’est pas toujours enviable. (p. 32-33)

L’étude de l’agir permet d’accéder à l’identité de ce groupe professionnel et l’attention posée sur des éléments microsociologiques renvoie à des enjeux sociétaux constitutifs du vivre ensemble.

Si de nombreuses études analysent le discours des professionnels, il paraît essentiel de s’arrêter également sur l’agir corporel pour tenter de cerner les compétences en action simultanément dans le faire et dans le ressenti. Pour saisir le plus finement possible ce qui se construit dans l’activité des travailleurs sociaux dont les cadres d’action traditionnels sont en pleine mutation, il s’avère indispensable d’enrichir la réflexion sur les fondements de l’action sociale, soit les dimensions corporelles et émotionnelles engagées dans l’agir. La disponibilité est faite de libre attention, du libre cours, de la « présence à » et de la "présence en situation". L’activité éducative pourrait se mesurer dans un double mouvement : capacité à engager sa présence envers autrui et capacité à se séparer, à se désengager au fil de l’autonomie acquise.

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L’éternelle question de la reconnaissance

La qualité de présence dans l’activité pose à l’évidence un problème de reconnaissance : comment faire reconnaître un agir professionnel alors que précisément une des forces de l’action se construit dans la capacité à ne pas faire à la place de l’autre ?

L’activité sur la quotidienneté est une activité peu visible, ténue. Il s’y joue des phénomènes discrets, fugitifs laissant peu de traces. Une gestualité faible, non spécifique, peu repérable et pourtant spécifique à la profession. Espace de travail quotidien indicible qui amène le plus souvent de la souffrance et de la plainte par manque de reconnaissance (Dejours, 2000). Pour une reconnaissance effective, une mise en visibilité semble nécessaire. Sans cela, nous nous heurtons à des jugements problématiques et polémiques (évaluation), qui renvoient à des mécanismes de justification.

Une méconnaissance des stratégies professionnelles et des processus de professionnalisation pose une question centrale pour la formation : quels savoirs produire pour rendre compte des activités qui ont ces caractéristiques ?

Donner de l’importance à l’engagement corporel et à la présence à l’autre, implique de se poser la question de la compétence. Postuler qu’il y a de la compétence, c’est aussi penser qu’il y a de la norme et du culturel. Parler de règles nous renvoie aux différentes sources de normalisation, rattachées à l’histoire de la profession, mais aussi aux normes partagées de manière collective et c’est encore faire l’hypothèse qu’il y a de l’efficace. Dans notre cadre, c’est démontrer que l’efficace est aussi de l’ordre d’une qualité de présence quand ce qui se fait ne se voit que difficilement. Ce projet de thèse tend à rendre visible l’agir des professionnels dans l’espace éducatif de la quotidienneté imposant un être là.

Après avoir tenté de cerner l’objet de recherche, nous nous posons les questions secondaires suivantes :

Comment les professionnels de l’éducation sociale parviennent à composer entre des normes éducatives préconstruites et l’imprévisibilité de l’activité ?

En quoi le travail sur les affects fait partie de l’activité de l’éducateur auprès des jeunes en difficulté et comment se met-il à l’œuvre ?

Est-ce que l’action professionnelle dans l’accompagnement de la vie ordinaire de jeunes en difficulté comporte des invariants, quelque soit le projet éducatif et les modèles d’intervention ?

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I.3 Transfert des savoir-faire dans la formation professionnelle

Aussitôt qu’il y a activité, il y a apprentissage. Les formes que prennent l’apprentissage sont multiples : on les définit le plus couramment sous la forme de savoirs mais ceux-ci se décomposent en des formes variées comme les gestes, les modes opératoires ou encore les procédures. L’engagement subjectif fait également partie de ces savoirs comme les différentes façons de communiquer, de gérer l’information ou encore de ressentir et utiliser ses émotions. Ici on parlera plus usuellement de savoir-faire, opérant une distinction entre savoirs académiques et savoirs de métier. La didactique professionnelle est née du souci d’analyser l’apprentissage qui se produit dans l’exercice de l’activité professionnelle : on y apprend à faire, mais on y apprend aussi en faisant. Distinction relevée par les Compagnons du Devoir entre apprendre le métier et apprendre par le métier (Pastré, 2006 -109). Distinction pertinente entre apprentissage professionnel initial et apprentissage qui s’effectue dans la pratique professionnelle, tout au long de la vie active. Se référant aux métiers de l’humain, nous pensons qu’on en a jamais fini d’apprendre ou plus précisément qu’on en a jamais fini de ne pas savoir. Ne pas savoir ce qui est bon pour autrui, ne pas savoir ce qui est à mettre en œuvre. Nous allons même jusqu’à penser que le métier demande à savoir accepter de ne pas avoir de solutions prédéterminées. Si l’expérience permet de recourir à des modes de faire stabilisés, l’imprévu reste de mise dans nombre de situations.

Du point de vue de la formation, la didactique professionnelle nous amène à réfléchir sur les différents modes d’apprentissage en lien avec l’activité. Pastré (2006) en référence à Marx distingue deux types d’activités : l’activité productive et l’activité constructive qui constituent un couple inséparable. La productivité est présentée comme transformation du réel ; l’acte de transformation permet une transformation de soi par la confrontation à la résistance du réel. Production et construction de connaissance se nourrissent réciproquement. Si ces deux axes de l’activité sont intimement liés ils n’en restent pas moins distincts.