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Accéder à l’agir professionnel par l’analyse de l’activité

Le projet de thèse s’élabore à partir de l’analyse des pratiques professionnelles, dans la perspective de l’analyse de l’activité. Celle-ci place au cœur de ses préoccupations la compréhension de l’investissement subjectif et corporel des sujets dans l’agir professionnel. Elle offre aux praticiens l’occasion de dire leur travail et de le mettre en discussion et par extension de soutenir leur propre développement. Alimentée par des apports pluridisciplinaires issus de l’ergonomie de langue française (Leplat, 2000, 1997), de la psychodynamique du travail (Dejours, 2000, 1998, 1995) et de la clinique de l’activité (Clot, 2010, 2008, 2000, 1999, Clot & Leplat, 2005, Clot & Lhuilier, 2010), cette approche se fonde sur le postulat d’un écart irréductible entre ce qui est prescrit par l’organisation du travail et ce qui peut être effectivement réalisé par les professionnels engagés dans l’activité.

Tandis qu’ils se trouvent pris dans les mouvements et les contingences de leur action, les praticiens tentent de répondre au mieux à ce qui est attendu des prescriptions, tout en faisant face à ce qui peut survenir d’imprévisible dans le cours de l’action (Davezies, 1999). Tout travail se caractérise par une infinie variété de situations complexes et singulières qu’il s’avère difficile de formaliser et de généraliser (Jobert, 1999). Explorer ce qui se joue dans l’écart entre prescrit et réel revient à travailler sur les ressorts de l’action, une intelligence en situation qui mobilise le sujet dans son ingéniosité, ainsi que dans son corps (Dejours, 1993).

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L’analyse de l’activité, à partir de traces de l’agir, cherche à saisir ce qui se mobilise dans cet écart souvent porteur de créativité et de renouvellement. Se pencher sur une intelligence pratique pose néanmoins problème, car dans le champ du travail social, les gestes professionnels, peu référencés à des objets concrets, sont tellement incorporés qu’ils en deviennent souvent indicibles pour les acteurs.

La question de la prescription est extrêmement complexe, spécifiquement dans les métiers de l’humain, où toute activité se construit dans l’interrelation imposant de l’incertitude quant au développement de l’activité. Chaque situation de travail est une rencontre dont il n’est pas possible de préétablir le processus d’interaction. Autrui est indispensable pour réaliser le travail car ce qui est à produire est à co-construire. En travail social, chaque situation conquiert une part de singularité puisqu’il s’agit d’interactions entre personnes. La zone de prescription est particulièrement délicate à délimiter et c’est en cela qu’elle devient impropre à l’activité réelle; ce qui est à faire et à inventer en fonction de données peu maîtrisables implique fortement la subjectivité des uns et des autres. Rapidement nous pourrions qualifier l’agir en travail social, du point de vue des prescriptions, comme activités encadrées, voire très encadrées mais peu prescrites. Ce qui engendre des incidences directes sur les processus d’action, incidences à étudier. L’activité réelle est paradoxalement ce que l’on ne définit pas ou peu. Elle se construit à partir de l’imprévu, de ce qui échappe aux organisateurs comme aux décideurs et qui surprend les professionnels dans leur activité. L’expérience n’est pas transparente et se signale même par une opacité qui pourrait la faire regarder comme définitivement énigmatique.

En vérité, la façon dont les travailleurs « se débrouillent » en situation, inventent pour réussir ce qui leur est confié, parviennent à "tenir" malgré les contraintes, parfois terribles, qui pèsent sur eux, cet ensemble constitue une véritable énigme, que les formateurs comme les managers sont réticents à approcher. (Jobert, 1999 – 211/212)

Le praticien face à la résistance de la situation réelle, fait appel à ses ressources qui s’enracinent dans sa propre histoire, au sein de sa personnalité et à la singularité de son rapport au travail. Le sujet est immergé dans l’action, ne mobilisant pas uniquement l’intellect ou le cognitif, mais également le corps et l’émotionnel dans son rapport au monde. Un ensemble d’éléments qui échappe au champ de la prescription mais qui se redéploye dans les interactions, ciment des relations sociales au travail.

Toutefois le travail ne peut être appréhendé uniquement sous la forme de l’investissement subjectif des professionnels. La dimension collective est performative de l’activité dans le

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sens où l’ouvrage est toujours produit à plusieurs, au minimum sous le regard d’autrui, au maximum dans une coopération créative. Ceci est d’autant plus important dans les métiers de l’humain où l’activité se solde d’une réaction humaine, avec toute la complexité et les inconnues que cela suppose quant à un quelconque résultat prédéterminé. Dans cette incertitude majeure, le praticien a besoin de se rattacher à une culture collective permettant un repérage, quoique toujours mouvant, à ce qui est considéré par les pairs comme "juste" ou tout du moins comme faisant partie d’une norme socialement et professionnellement acceptable. Nous pensons que plus l’incertitude est grande, plus le besoin de partage avec un groupe de référence est déterminant. C’est ici que la notion de genre, introduite par Clot & Faïta (2000) apporte un éclairage important, pour une compréhension fine des références auxquelles les travailleurs sociaux font appel consciemment ou inconsciemment, pour poser tels ou tels actes. Notons tout d’abord que le genre énoncé ici ne fait nullement référence aux genres masculins et/ou féminins. Le genre dans l’activité professionnelle renvoie à la dimension collective de l’agir. Le genre peut être compris comme une sorte d’habitus propre à un collectif qui fait que dans un établissement, les praticiens pensent et agissent selon des manières qui feraient dire à un observateur externe qu’elles présentent des traits communs ou des airs de famille. Ces manières de faire dont on peut percevoir la ressemblance sont décisives pour la mobilisation psychologique au travail.

Ils [les genres] marquent l’appartenance à un groupe et orientent l’action en lui offrant, en dehors d’elle, une forme sociale qui la représente, la précède, la préfigure, et, du coup, la signifie. Ils désignent des faisabilités tramées dans les façons de voir et d’agir sur le monde considérées comme justes dans le groupe de pairs à un moment donné. (Clot & Faïta 2000–14)

Le genre est difficilement repérable et verbalisable par les acteurs au travail, étant eux-mêmes pris dans cette norme collective qui n’est de fait plus nécessaire de nommer ni de discuter. Toutefois le genre ne peut être une référence indéplaçable, sa nature même, sa fonction première demande d’être momentanément stabilisée, offrant une plate-forme de référence pour l’action individualisée accréditée au sein d’un groupe de pairs.

C’est un système souple de variantes normatives et de descriptions portant plusieurs scénarios et un jeu d’indétermination qui nous dit comment fonctionnent ceux avec qui nous travaillons, comment agir ou comment nous abstenir d’agir dans des situations précises ; comment mener à bien les transactions interpersonnelles exigées par la vie commune organisées autour des objectifs d’action. (Clot & Faïta 2000–14)

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Si le genre est attaché au collectif, le style définit la manière dont l’acteur va mettre en scène son action. Nous pouvons imaginer que la stylistique de certaines personnes au travail soit si spécifique, que cela pourrait mettre en danger la cohérence apportée par le "genre de la maison" (Libois & Loser, 2003). Il faut donc avoir montré et démontré son appartenance au genre pour pouvoir oser la liberté de style. Développer son style de travail démontre que la visibilité des différences n’est pas forcément productrice de chaos, mais aussi occasions de créativité, de spécificités professionnelles personnalisées. Dans une perspective instrumentale, l'agir est bien souvent appréhendé à partir de son résultat ou des effets qu'il produit. L'analyse de l'activité aborde le travail par un autre biais, en mettant en évidence que l'activité réalisée n'est pas l’entier de l'activité. Cette dernière recouvre également des dimensions qui dépassent les résultats identifiables. Tout d'abord, elle englobe ce qui se "distille" en cours d'action et qui n'est pas forcément visible au terme de l'acte, comme par exemple ce qui n'a pas pu être fait (choix d'actions abandonnées ou empêchées) et qui, au final, a donné une orientation particulière à l'action dans son ensemble. L'activité se déploie dans un contexte à chaque fois singulier. Dans cette perspective, elle recouvre une complexité dont le praticien doit s'emparer et assumer pour mener à bien son travail, sous le regard d’autrui. Style et genre professionnel sont en constante interaction. Outre le fait que les prescriptions ne "collent" jamais vraiment à ce qui est réalisé et de fait sont limitées à prédéfinir l’acte, ce qui advient dans le cours de l'action n'est guère prévisible. Le réel implique des événements inattendus, de la nouveauté, ou encore pousse le professionnel dans les limites de son expérience (Libois & Mezzena, 2009).

La psychodynamique du travail et la clinique de l’activité ont largement développé et complexifié le réel incluant l’activité empêchée et le pouvoir d’agir « L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (Vygotski 1925 - 41). Dès lors l’agir n’est plus limité à ce qui se fait.

Ce qui ne s’est pas fait, ce qu’on voudrait faire, ce qu’il faudrait faire, ce qu’on aurait pu faire, ce qui est à refaire et même ce qu’on fait sans vouloir le faire est accueilli dans l’analyse de l’activité en éclairant ses conflits. Le réalisé n’a pas le monopole du réel. Le possible et l’impossible font partie du réel. Les activités empêchées, suspendues, différées, anticipées ou encore inhibées forment avec les activités réalisées une unité dysharmonique. (Clot & Faïta, 2000 – 35)

Cette acception du réel de l’activité demande des méthodes de recherche qui ont l’avantage d’ouvrir des espaces de développement pour les professionnels engagés dans les processus de visibilisation de l’action.

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Lorsque l’on s’intéresse à l’analyse de l’activité, telle que définie précédemment, se pose une question spécifique aux métiers de l’humain et peut-être plus particulièrement au travail social, qui est celle de la part peu ou non visible. Ion & Tricart (1984) écrivent que les travailleurs sociaux

(…) dont l’essentiel de leur activité mobilise la parole, n’énoncent pas volontiers ce qu’ils font, le sens de leur vécu. Cette impossibilité, stratégique ou génétique, de dire l’intervention (…) rencontre (…) de fortes pressions à être levée. (p.8)

Le travail réel a pour caractéristique de ne pas être facilement explicité a posteriori par les professionnels et a fortiori encore moins préhensible ou visible pour un intervenant extérieur. Ainsi, une méthodologie particulière d'observation indirecte est nécessaire pour permettre l'accès au réel de l'activité, c'est-à-dire à ce qui se joue et à ce qui est effectivement mobilisé dans les situations de travail. Cette méthodologie, appelée "autoconfrontation croisée", a pour spécificité de rendre visible l'intelligence pratique, en plaçant le praticien en situation d’auto-observation de sa propre pratique de travail.

L’analyse de l’activité, par son approche clinique et ses méthodologies spécifiques permet au professionnel de visualiser le déploiement de son corps et de sa parole dans la construction de la relation aux bénéficiaires de la prestation. Se regarder agir à travers les images vidéo ouvre à une nouvelle activité, celle de la résurgence des émotions et du ressenti dans l’après-coup. La sollicitation à mettre des mots sur ce qui se vit, ce qui interroge, permet des réflexions et des commentaires incluant le corps et l’affect. Ce sont de rares occasions où le praticien visualise sa manière de faire, ses modes d’entrée en relation, ses retranchements et ses ruses. Pour tenter d’approcher ces compétences incarnées (Clot & Leplat, 2005), la participation active du professionnel devient une condition sine qua non. L’autoconfrontation croisée associe judicieusement les praticiens dans le processus de recherche en leur permettant de s’interroger et de se confronter sur leur propre activité, ouvrant des espaces de développement potentiel (Clot, 1999 ; Clot et al., 2001). Nous cherchons à explorer le processus de pensée et l’engagement du corps autour de situations intériorisées remises "en extériorité" par la médiation de l’image filmée. Cette nouvelle situation "média" permet aux éducateurs de repérer et de mettre des mots sur leurs propres cadres de références qui les conduisent dans l’action (Libois & Mezzena, 2008).

C’est donc à partir des fondements de l’étude clinique et à l’aide des outils conceptuels de l’analyse de l’activité que nous chercherons à éclairer des situations de travail vécues par des éducateurs sociaux. C’est aussi l’occasion d’explorer comment l’autoconfrontation simple et

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croisée permet des déplacements, des ouvertures à un renouveau de l’action professionnelle co-construite. Montrer la complexité des situations quotidiennes et leur potentiel éducatif est au cœur de notre projet de thèse. Développer une clinique de l’activité articulée à la formation professionnelle ouvre une expérimentation pragmatique du lien pratique – théorie. C’est à dessein que nous situons la pratique en premier lieu, car pour nous, ce seront les traces de l’agir qui nous conduisent aux dilemmes auxquels sont confrontés les professionnels. C’est ici que nous cherchons à enrichir notre compréhension de la situation par un recours à la théorie.