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Le travail social est le reflet des forces d’une société. Quand les forces sont progressistes, le travail social l’est aussi. Si ces forces sont tournées vers l’intérieur et le recul, le travail social, en tant qu’institution sociale, suivra pareillement l’esprit du moment. (Meyer Carol, 1981)

Cette citation renvoie les professionnels de l’action sociale à une posture bien éloignée de la militance des années constitutives de leur corps professionnel. Faut-il envisager cette réplique comme une incitation à la réaction, à la contradiction ou reflète-t-elle une réalité indéniable et inexorable qui sommeille depuis de nombreuses années ?

La complexité de l’action et la nécessité d’une pratique réflexive sont devenues les maîtres

mots de l’action sociale en ce début du XXIème siècle. Le travail en réseau interdisciplinaire

conquiert une part importante de l’action sociale. Pour atténuer les effets négatifs induits par la taylorisation et le morcellement des interventions sociales, il est aisé de comprendre l’intérêt grandissant que les travailleurs sociaux ont développé envers les pratiques en réseau. Mais l’amplification des prescriptions ainsi que les velléités de certaines hiérarchies de contrôler davantage les actions et décisions de leurs collaborateurs, constituent des écueils certains pour la souplesse que requiert cette pratique (Libois & Loser, 2003).

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Cependant, si cette collaboration interprofessionnelle autorise une meilleure prise en considération de la complexité inhérente aux problématiques sociales, la recherche a permis de montrer qu’elle constitue également le creuset d’une multiréférentialité problématique que les partenaires sont appelés à gérer afin de garantir un cadre cohérent à leur communication et leur action. De fait, les travailleurs sociaux sont aujourd’hui confrontés à de sérieux dilemmes qui se situent au carrefour de doubles contraintes : développer une pratique polyvalente tout en faisant preuve d'expertise ; faire face à la peur et à l'intolérance imposées par la société et établir des liens de confiance suffisants pour envisager une collaboration participative ; respecter les cadres d'action prescrits et user de leur intelligence pratique pour parvenir à trouver des réponses à des situations sociales multi-problématiques. Nous pouvons relever avec Boucher (2010) que la question du contrôle social au sein des pratiques du travail social est toujours bien présente et même renforcée par une société sécuritaire qui s’imagine non plus relayer la misère dans ses faubourgs, mais si possible l’éradiquer de la vie sociale urbaine. Les travailleurs sociaux sont portés à éteindre les feux de ce qui dérange, de ce qui gêne à voir. La société, elle, cherche à occulter l’accroissement des exclus du développement économique et social. Leur simple présence dans l’espace public dérange, est vécu comme intolérable, comme une incompétence des politiques. Les instances sociales mettent en place des dispositifs institutionnels et organisationnels toujours plus conséquents. Aujourd’hui, hors des grandes institutions, hôpitaux de charité, asiles, foyers, le monde des “sans” se montre, se fait voir, d’autant que le nombre des personnes vivant sous le seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter. Ce qui se réglait à l’abri des murs est aujourd’hui en visibilité, dans la rue, au coin des centres commerciaux. Cette présence confronte les plus nantis à leur propre insécurité, au risque potentiel d’une dégradation de leur niveau de vie, à ce qui fait peur, pour soi et pour les autres. Les dispositifs de milieux ouverts, d’intervention à domicile, en pleine extension, sont considérés par les concepteurs de l’action sociale comme une réponse possible à cette augmentation de la misère. Les professionnels de l’action sociale sont pris dans des dilemmes entre désir de construction de liens, d’intégration et la réalité de leur mission qui s’avère plus proche de la régulation sociale, d’une médiation illusoire entre plusieurs mondes qui s’ignorent et se rejettent.

Les transformations sociales et économiques d’inspiration néolibérale et le traitement sécuritaire des inégalités sociales réinterrogent les modèles de protection et d’actions sociales développés durant le vingtième siècle. Aux avants postes de ces métamorphoses, les acteurs sociaux courent alors le risque de s’inscrire dans un espace « social-sécuritaire » tourné principalement vers la

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recomposition du contrôle social au détriment du renouvellement de leur capacité d’émancipation. (…). (Boucher, 2010, [4ème de couverture])

Les réformes et les restructurations des institutions sociales ont entraîné une métamorphose des pratiques : compétence – efficacité – mobilité – rationalisation - évaluation - diagnostic sont devenus les mots porteurs de la profession au détriment du pan de la qualité relationnelle de la prestation fournie. La décomposition du métier, le découpage des tâches, les nouvelles formes d’organisation - les normes qualité – le contrôle par des indicateurs de performance - le paradigme du “tout économique” sont portés par les instances dirigeantes de l’action sociale. Les professionnels pris dans leurs propres ambivalences peinent à trouver et à donner du sens à l’action. Le vocabulaire anciennement tourné sur l’aide et l’accompagnement est transformé par des visées d’efficacité, de gestion, de projets et d’évaluation.

La peur des éclats médiatiques, de la judiciarisation des procédures, place les instances en position de défense qui se concrétise par une dérive protocolaire exacerbée.

Le glissement de la logique de don et de contre don (Fustier, 2000) à une logique marchande de l’exercice professionnel et de la formation place les dimensions éthiques de la profession à rude épreuve. L’éthique est au travail social un socle essentiel à la définition de l’action à mener. Elle ne représente pas une valeur ajoutée, un "plus" à consulter en cas de difficulté majeure, mais elle constitue la source même du sens de l’action. La pratique ne peut se caler sur un code de déontologie qui offrirait des cadres d’action prédéfinis. La recherche impérative de sens face aux politiques mises en œuvre et la réalité des situations, nécessitent au-delà des éléments prescriptifs de pouvoir s’appuyer sur des dimensions éthiques partageables entre pairs (Bouquet, 2003). Car comment ne pas perdre le sens de l’action quand il s’agit sans cesse de recommencer dans l’urgence un travail sans fin face à des usagers sans espoir ? La question du contrôle social qui semblait pouvoir être dépassée par un renouvellement des pratiques reste pleinement d’actualité. Le travail social est en prise avec de nouvelles conceptions issues des sciences sociales et gestionnaires qui mettent en péril les dimensions émancipatrices et créatives des personnes qui se situent hors des cadres économico-sociaux. Pensons à l’intégration socioprofessionnelle qui est un réel marché à conquérir, comme par exemple pour les jeunes en rupture qui représentent une priorité politique. Regardons les ateliers protégés qui accueillent des personnes très fragilisées psychiquement et physiquement et qui, au nom de l’intégration socioprofessionnelle, installent des timbreuses pour leurs employés ! Et encore les départements de l’emploi qui créent des emplois de solidarité rémunérés à peine en-dessus des normes financières de

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l’assistance sociale ! L’importance étant que tout un chacun puisse entrer dans le canevas de la norme professionnelle et être ainsi occupé à des tâches considérées comme utiles à la société.

Que dire encore des modèles en cours de prévention précoce cherchant à éradiquer avant la naissance, toute forme de déviance sociale.

Face à cette éclosion de carcans normatifs, nous posons avec Boucher (2010) la question centrale du renouvellement des pratiques dans une perspective créatrice. Comment adapter les pratiques sans transiger sur les valeurs humanistes intrinsèques au travail social ? Et de poursuivre avec Soulet qui s’interroge sur les conditions d’une liberté de recherche affranchie des modèles dominants.

L’exigence de maîtriser des situations d’intervention de plus en plus complexe, de constituer des corpus raisonnés de connaissances, de faire des bilans critiques de réalisations passées ou en cours d’expérimentation, d’adapter les types de professionnalités existants ou d’en consituer de nouveaux, etc, mobilise des capacités d’innovation pratique et de maîtrise théorique qui ne peuvent être laissées à la seule improvisation, sauf à se résigner à faire du savoir gestionnaire le seul modèle du savoir opérationnel et à définir la pratique à partir des seules tâches d’exécution. (Soulet, 2001-351) Division du travail, irruption de nouvelles fonctions, différents niveaux d’intervention sociale, séparation entre les métiers de proximité directe et les métiers mieux valorisés du point de vue salarial en back office, procédures et conception de projets avec indicateurs de réussite, représentent la trame des nouvelles normes de l’activité.