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Lors de l’autoconfrontation croisée (ACC), Etienne s’interroge sur la « non intervention » de Jean face à l’agression de Jamie. Je suis assez étonné que tu ne réagisses pas à l’agression de Jamie. Etienne relève cet incident comme un temps particulier, sur lequel il s’interroge. Répondre à cette jeune fille n’est donc pas une évidence.

L’emploi du verbe réagir utilisé sous une forme négative, met en évidence l’absence de réaction vive de Jean. Je reconnais ton stoïcisme sur ce moment-là. Pour Etienne, l’incident est constitué de la montée en colère de la jeune fille. Le fait que Jean reste et insiste sur l’objet aspirateur ne sera pas interrogé. L’attention est immédiatement posée sur l’attitude de Jamie, sur sa réaction à l’interpellation de l’éducateur. La problématique est centrée sur l’adolescente qui réagit de manière disproportionnée à une question routinière. Une relance sur l’insistance de Jean autour de l’objet ménager aurait peut-être permis l’ouverture d’une controverse. Nous pouvons juger qu’Etienne ne connaissait pas l’intention de son collègue, qu’il peine à saisir le type de réponse donnée à son interpellation sur le stoïcisme de son pair. Jean n’évoquera que plus tard ce qu’il cherche à produire par son comportement. Nous pouvons relever combien il est difficile pour les professionnels de prendre une posture "méta" ou réflexive pour interroger leurs gestes professionnels. Ceux-ci sont non seulement incorporés mais difficilement explicables car emprunts d’historicité et de singularité. La dimension formative de l’ACC n’a pas permis de relancer ce niveau d’activité. L’ensemble du dialogue s’est construit sur la violence des propos et le type de réponse donnée par l’éducateur à cet incident.

Nous comprenons que la réplique violente de l’adolescente ne surprend pas Jean : La connaissant, obligatoirement... Ceci nous amène à conforter notre hypothèse de l’insistance de Jean sur un objet ménager afin de produire un effet, comme indiqué par lui-même lors de l’entretien préliminaire. J’ai un certain boulot à faire ici. Nous retrouvons la notion de contrôle social couplée à celle du développement de la personne comme présentée au sein du chapitre consacré aux enjeux du travail social. La simple tâche de contrôle n’est pas présentée comme éducative au sens professionnel du terme, elle est un objet potentiel de situation éducative. Nous avions soutenu que la double posture de l’éducateur, en tension entre contrôle social et développement de la personne, ne relève pas d’un paradoxe tel que souvent défini, mais d’un double mouvement régulièrement présent au sein des pratiques.

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Dans son échange avec Etienne, Jean nous indique qu’il maîtrise la situation, au sens de maestria. Il a en tête que Jamie est responsable de la caisse communautaire et que dès lors, il lui incombait d’être attentive au renouvellement du stock de nouveaux sacs pour l’aspirateur. Elle est emmerdée parce qu’elle n’a pas fait sa tâche. Normalement c’est elle qui a la caisse communautaire, c’est elle qui devait penser à acheter les sacs.

Si Jean construit une situation en insistant sur l’incident "aspirateur", celle-ci arrive à son paroxysme lorsqu’il s’adresse à Jamie. Il sait qu’il va se confronter à une réponse agressive et c’est un des effets qui peut être attendu. Je veux juste qu’elle me parle correctement, c’est tout ! La continuité de l’usage du verbe vouloir insiste sur l’intention de l’éducateur.

Il explique à Etienne que l’agression ne lui est pas adressée. Au regard des images, voyant Jamie marcher droit sur Jean, le doigt pointé sur lui, il paraît difficile de soutenir ce point de vue. Et pourtant, Jean le pose ainsi ! Il y a des éléments que Jean possède qui lui permettent de ne pas se sentir agressé. Il énonce une phrase énigmatique : Derrière, moi, je sais qu’il y a autre chose. Etienne ne rebondit pas sur cette affirmation et nous n’avons pas d’informations supplémentaires par manque de relances de l’étudiant.

Jean fait l’hypothèse que la violence verbale de la jeune fille est un retournement contre elle-même et contre les autres jeunes. Elle est fâchée contre elle, elle est fâchée contre les autres et moi je suis juste là au milieu (…). L’éducateur ne se sent pas destinataire, il porte l’attention sur l’adressage de la virulence de la réponse. Pour qu’une agression puisse être vécue comme une violence, il faut que le destinataire se sente défié. Jean ne situe pas l’événement comme une attaque a son égard. Il explique que pour que l’offensive fonctionne, il aurait fallu qu’il se sente agressé. Il définit la situation comme étant une affaire entre "elle et elle" et elle et les autres jeunes, mais non comme une intrigue entre lui et elle.

Jean nous enseigne qu’il prend une part active dans la situation problème et que dès lors, il ne subit pas l’incident. C’est par lui que va transiter la colère de Jamie ; son intérêt porte sur le repérage du contenu de la colère et son expression en situation. Il indique que son rôle consiste à veiller à ce qu’elle « parle correctement ». Il place Jamie en situation expérimentale d’"accusation". Ce qui lui permet de repérer le type de réaction produit par l’adolescente. L’objet de l’acte éducatif est de confronter l’adolescente à ses propres limites et surtout de prendre en compte professionnellement ce qui advient de la situation.

Jean, par sa réponse à Jamie, dévie l’adressage de l’agression. Il répond à Jamie : Ce n’est pas une raison de criser. Criser renvoie à l’idée de se faire mal à soi-même. Jean aurait pu intervenir de la façon suivante : « Ce n’est pas une raison pour m’aboyer dessus ». Il aurait

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alors accrédité le fait que l’agression se serait adressée à l’éducateur, en l’occurrence lui-même ! La réponse employant le verbe "criser" accrédite l’analyse qu’il développe durant l’autoconfrontation croisée.

Etienne renforce l’idée d’un positionnement en recul, qui ne se laisse pas prendre par un sentiment personnalisé. Je reconnais ton stoïcisme sur ce moment-là. Son collègue définit un savoir-faire spécifique ou tout de moins avéré chez Jean. Capacité reconnue comme une qualité émotionnelle, tenir une position calme, être en cohérence avec la situation.

La construction de l’incident place l’éducateur dans un comportement serein, posé. Jean fait le choix d’ouvrir une opportunité à la création d’une activité qui pourrait, selon ce qu’en fera le jeune, dans la contre capture de l’incident, devenir un acte éducatif. Jean crée du déplacement pour obtenir des effets.

Nous pouvons retenir que Jean ne se sent pas agressé et cela peut s’expliquer par les éléments suivants :

• parce que l’éducateur connaît des éléments sur l’histoire de la jeune fille

• parce que l’éducateur a une intention éducative qui est justement liée à l’agression verbale

• parce que l’éducateur ne se situe pas, en tant que personne, comme cible de la violence

verbale

Une règle de métier se dessine en terme de savoir-faire : savoir que ce n’est pas parce que c’est agressif qu’il y a agression, en sachant que le modèle de réception modifie l’émission du message.

La capacité d’accueil et de positionnement face à l’agression offre une possibilité de travailler sur les interactions violentes sans prendre le risque de se laisser harponner par et dans la situation.

A l’instar de notre vignette, nous pouvons observer que Jean est dans un premier temps pris dans l’interaction qu’il a créée, et que dans le déroulement de la situation, il se reprend. Il y a des temporalités différentes qui demandent des positionnements affectifs différenciés. Etre dans l’interaction demande à investir ses affects dans la relation afin d’entrer en contact avec autrui. Dans le temps de l’agression, il y a le temps de la surprise puis celui du recul qui nécessite quelques outils et savoirs, construisant des règles d’action.

Dans le temps de l’inattendu, la peur ou l’anxiété sont présentes. Dans cet imprévisible menaçant, l’acte demande à savoir "faire face" et savoir contenir. Viendra le temps de

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l’utilisation a posteriori de la situation dans une visée éducative. Nous retrouvons les trois phases qui accréditent l’idée d’une situation événementielle.

La dimension éducative de l’acte se finalise au niveau de la "crête de sens" comme défini précédemment. L’acte éducatif est difficilement évaluable dans un temps limité. Un incident peut devenir événement pour un jeune quelques semaines plus tard, voire parfois, quelques années après. Ici, la situation sera reprise dans la soirée même, lors de la réunion hebdomadaire. C’est ainsi que nous pourrons développer cet incident et le comprendre comme événement, par le sens qu’il requiert auprès de la jeune fille.