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Présence corporelle en situation

L’activité s’oppose donc à la bougeotte mais elle est aussi l’expérience du corps en mouvement. Le corps dans ses attitudes et ses postures intervient de façon significative dans l’activité professionnelle.

Etienne : Je m’attendais à plus. Je n’ai rien à dire là-dessus parce que c’est… ouais… non…

Jean : Moi c’est juste l’histoire du corps. Comme toi tout à l’heure, je me satisfais de moi, je dois dire là, par rapport à… Je suis à la table quand je dis les points qu’ils doivent prendre et puis dès que je lance le débat, je me retire, non mais c’est fou quoi ! Etienne : Absolument ! Je l’ai fait, juste après aussi, je me retire.

Jean : Donc le corps, le corps est vraiment important. Je crois qu’on l’a vu dans nos deux interventions. Il faut qu’avec le corps, on dise la même chose qu’avec la bouche. Il faut que le bruit corresponde aux actes.

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Ainsi, dans les métiers de l’humain, le corps ne peut être oublié. C’est le corps dans sa triple dimension qui retient notre attention : le corps physiologique, le corps émotionnel et le corps érotique. Le corps physiologique est source de nombreux objets : activités sportives, de plein air, activités de soins corporels, de bien-être, de prévention par la diététique. Le corps érotique, dans ses combinaisons d’attirance ou de rejet, de charme, de séduction, de désirs dans les rapports interpersonnels, reste largement absent des discours sur la profession. Si le corps est fortement sollicité, il ne s’agit pas d’un corps isolé, mais de l’articulation de corps en présence, celui de l’éducateur en lien avec celui de ses collègues et/ou celui des personnes pour lesquelles il travaille. Sur les aspects plus émotionnels, ce n’est pas la question du corps, mais du rapport des corps en présence qui constitue le fondement de l’implication. Disponibilité exprimée par la présence corporelle, être là, dans le rapport à l’autre.

Jean : Alors pour moi, Etienne, il a toujours cette présence rassurante et posée. Dès qu’il entre dans un endroit, je dirais que ce soit ici ou dans l’autre foyer, il a cette capacité à exister tout de suite et à ce que les gens le remarquent et puis ça cadre et puis ça repose tout de suite. Mais avec le risque quand même que, puisqu’il est visible et beaucoup visible, que si on vise quelqu’un, on va peut-être le viser avant les autres. Ça a les deux… les deux possibilités. S’il y en a un qui pète les plombs là, il va plutôt se retourner vers Etienne parce qu’il a la capacité de le stopper plus que moi je ne l’aurais, par exemple. Moi, ils vont me prendre pour un petit gringalet rigolo. Et puis ils vont se dire, avec lui, soit je vais pouvoir y aller très fort parce qu’il va pouvoir résister, soit lui il va me cadrer plus rapidement et il aura la capacité de me cadrer plus rapidement. Alors qu’avec Jean, ils peuvent toujours se poser la question, 1m70, 56 kilos… non un peu plus quand même.

Rires.

Jean : Il n’y a pas la même euh…

Etudiante s’adressant à Etienne : Qu’est-ce que ça te fait d’entendre ça ?

Etienne : Et bien ça me fait du bien d’entendre la première partie parce que moi je n’ai pas l’impression… Moi je prête toujours plus d’attention à la deuxième, à la deuxième chose que tu as dite.

Jean : C’est-à-dire ?

Etienne : C’est que moi je n’ai pas, je ne pense pas à quand je rentre quelque part, j’arrive quelque part ça va apaiser, on va se dire c’est… Je suis, c’est toujours plutôt mon côté pessimiste qui reprend le dessus hein (petit rire), et qui va se dire, voilà s’il y

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a quelque chose qui doit se passer, c’est peut-être pas forcément moi qui vais prendre hein, mais c’est moi qui serai plus en avant à ce moment-là. Voilà c’est ça la, la chose à laquelle moi je pense.

Jean : Parce que toi tu vas te mettre en avant ou eux ils vont te viser… ?

Etienne (coupant Jean) : Moi je vais me mettre en avant, alors après qu’ils me visent, ça peut me gêner ou pas, mais ce n’est pas la première chose à laquelle j’ai pensé. Maintenant ça fait du bien d’entendre pour moi que je peux aussi avoir l’effet inverse, d’arriver puis de, de voir cet effet apaisant. Et ça, je trouve que c’est bien que je me, je me l’approprie plus certainement. En tous les cas, que je mette plus cela en avant, en tout cas même en pensée pour moi, que de penser que s’il y a quelque chose qui doit se passer, c’est moi qui serai la cible principale pour x raisons. Donc, ça fait du bien d’entendre ça. Je pense que donc, ouais, ouais, c’était une bonne clarification. Merci Mireille [étudiante] de cette remarque.

Saisir l’activité des professionnels demande à s’intéresser également au non visible, à l’indicible, à ce qui se joue dans la présence à l’autre et à la situation : tout le jeu étant de rentrer dans le mouvement de l’autre et de s’en départir. C’est l’engagement dans l’activité professionnelle qui pourrait se mesurer dans cette capacité à accompagner l’autre dans son propre mouvement pour se désengager au fil de l’autonomie acquise. Cette présence agissante est difficilement identifiable pour les professionnels.

Dans les secteurs de l’industrie ou de la construction, le corps est un outil primordial utilisé comme force physique de production. Le corps du professionnel s’inscrit en complémentarité avec la machine, il est centré sur la réalisation d’un produit qui sera ultérieurement livré à l’acquisiteur potentiel. Le corps du travailleur ne se donne pas à voir à l’acquéreur. La réalisation se développe dans un temps antécédent, dans un espace spécifique, en atelier, en usine, ou encore sur un chantier. Dans le travail de service, au sein duquel les interactions entre professionnels et clientèle sont omniprésentes, le corps du professionnel est engagé dans l’offre de prestation, dans ses habiletés spécifiques à entrer en relation avec le bénéficiaire et à mener cette relation à terme de façon satisfaisante pour celui-ci. La corporéité est alors intimement liée à la dimension relationnelle, construite de rapports à autrui engageant fortement la sensibilité et l’émotivité. Dans les métiers de l’humain, une compétence spécifique s’établit dans l’habileté à entrer en relation, à produire de l’interaction, à développer des rapports de confiance permettant d’aborder ce qui fait problème, ce qui est

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vécu comme stigmatisant, dévalorisant ou pire, comme excluant. Le rapport à l’autre, à la personne, au collectif, représente pour les travailleurs sociaux le soubassement du métier. Construire une relation dans l’objectif de saisir avec acuité la demande adressée, requiert un déploiement d’empathie engageant fortement la présence à l’autre. « Le relationnel constitue toujours l’élément central de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux » (Dubet, 2002- 231). Nous voyons que le corps est largement sollicité, non plus seulement dans ses capacités physiques et cognitives, mais également et peut-être surtout dans ses dimensions relationnelles, affectives et émotives. Au sein de l’activité, le corps de l’éducateur est non seulement agissant, mais il s’implique dans ses interactions à autrui.

Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons sur un geste professionnel essentiel dans l’accompagnement, soit la présence à autrui. Comprendre l’importance de la présence sans déployer nécessairement un substitut quelconque pour entrer en relation est certainement une clé dans l’action professionnelle. S’adosser à un mur, attendre, être là, permet au corps de s’installer dans des instants flottants, d’une durée indéterminée, ouvert à une demande non manifeste. Etre là, dans un effet d’assurance paisible, qui indique que l’ouverture à l’autre est

réalisable, si ce n’est souhaitable. Il est particulièrement difficile d’exister

professionnellement dans ce qui est ou peut être perçu comme une inutilité, une inactivité, un désœuvrement. La capacité d’immobilité ou de tranquillité corporelle est pourtant une offre exceptionnelle, rare, ouvrant de réels espaces de communication et d’appui.

Je n’arrive pas à rester sans rien faire, on n’est pas là pour ne rien faire, justement, même si je brasse de l’air comme on dit. Essayer d’être toujours un peu actif, et puis surtout que les jeunes sentent que je suis là. C’est ça ! Après, si j’arrive à me mettre dans cet état d’esprit, je peux m’asseoir et puis ne rien faire. Parce que je sais qu’ils auront remarqué plus que ma présence et que s’il y a quelque chose, s’ils ont besoin, ils pourront faire appel à moi. S’ils veulent venir me déranger quand je regarde la télé, ou que je lise, quoi que je fasse, ils savent que je suis là et puis à n’importe quel moment je peux intervenir et puis les aider, les soutenir, pouvoir répondre en tous les cas à leur demande, ça c’est important pour moi. (Etienne)

Aborder cette thématique demande à dépasser une certaine pudeur, à conscientiser cette force particulière émanant de soi. Faire monter à la conscience des savoirs pensés préalablement comme "naturels", comme une part de soi, incorporée, est un exercice qui entraîne un renversement des schèmes et des représentations usuelles des outils professionnels à disposition. Donner de la lisibilité à ce qui est enfoui au plus profond de son corps revient à

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porter un nouveau regard sur sa propre pratique. C’est en soi la possibilité de prolonger sa compréhension des situations professionnelles, et c’est aussi prendre en compte la part subjective constituante des interactions à l’œuvre dans l’activité. Repérer que le simple fait d’être là dans une qualité de présence a des effets indéniables sur la construction de la situation et permet de penser que cette présence à l’autre est une qualité professionnelle qui se construit dans l’expérience relationnelle. L’activité relationnelle est inscrite dans le corps et sollicite tous les sens depuis l’observation jusqu’à la verbalisation :

La relation ne passe pas, loin de là, seulement par la parole. La proxémie, la gestualité, l’intonation contribuent avec la verbalisation à la co-construction du sens de l’interaction. Tout le non-verbal est mobilisé, perceptions et émotions au service d’indices disponibles, de signes manifestes dans le comportement de l’autre afin d’orienter l’action. Cette part de l’activité est toute entière inscrite dans le corps (…). (Lhuilier, 2007 - 74)

Aujourd’hui, dans les métiers de l’humain, nous assistons à une normalisation très codifiée, principalement dans les dimensions du toucher dans les rapports interindividuels. Une pratique de massage sera problématisée par la trop grande proximité réveillant des peurs, de l’intrusion dans l’intimité, voire d’abus potentiels eu égard à des personnes en fragilité. La présence à l’autre relève d’un registre différent, ne demandant pas forcément une proximité corporelle, mais une mise en relation par une attention et un intérêt à ce qui se joue entre soi et la situation. Ces dimensions de l’activité se situent dans un champ très subtil qui met en jeu la sensation, l’intimité et la parole.

Pouvoir gérer le silence, comme le dit cette éducatrice : cela fait surtout référence à notre propre capacité d’être, tout simplement. Cette capacité d’être renvoie à des questions de confiance, de personnalité, de tranquillité. Nous pouvons à nouveau nous référencer à Deligny au travers du concept de "présence proche". L’enfant n’est pas au centre de la relation, chaque éducateur vaque à ses occupations quotidiennes qui s’actualisent dans le travail nécessaire à la vie communautaire aux Cévennes. Si l’enfant n’est pas au centre de l’attention, sa présence est sacrée. Les permanents sont là, en "présence proche". Cet investissement subjectif du professionnel, entre présence et distance, constitue un champ de savoirs à transmettre et à développer hors d’un modèle référencé à des compétences prédéfinies. Il serait d’ailleurs vain de vouloir prescrire ce type d’activité. Saisir le métier demande alors de sortir de la compréhension de l’acte uniquement par les dimensions justificatives, rationnelles et stratégiques.

La vignette de l’aspirateur nous a permis de saisir la part d’intentionnalité engagée dans l’acte, mais aussi de focaliser notre regard sur les modes de présence des êtres dans l’agir.