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Etrange disparité entre le traitement des pratiques et celui des discours

Les Hautes Ecoles Spécialisées (HES) dispensent un enseignement axé sur la pratique, préparant à l’exercice d’activités professionnelles qui requièrent l’application de connaissances et de méthodes scientifiques. Pour la filière Travail social, l’enjeu consiste à articuler connaissances théoriques fondamentales des sciences humaines et formation aux savoir-agir fondés sur la complexité des situations professionnelles. Articuler ces deux dimensions au sein d’une formation de niveau bachelor est un projet exigeant qui suppose une co-construction entre les tenants des savoirs disciplinaires et les tenants des savoirs métier. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de hisser l’enseignement à un niveau d’expertise en

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sciences humaines et d’articuler les connaissances à un savoir-agir en situation professionnelle. La question qui se pose à nous concerne l’articulation entre les connaissances académiques et connaissances pratiques. Saisir si les connaissances théoriques précèdent les savoirs pratiques ou si, à l’opposé, la mise en intelligibilité du savoir-faire permet un développement des connaissances théoriques ? Dans cette perspective la traditionnelle coupure entre théorie et pratique tombe au rang des simplifications abusives. L’alternance, concept largement utilisé en travail social pour appréhender le partenariat entre terrains de pratiques et modélisation en formation, nous interroge quand à la définition de la pratique. D’après Latour, « ce terme (la pratique) n’a pas de contraire et renvoit en définitive à la totalité des activités humaines, la théorie n’étant elle-même que le produit d’une pratique » (Latour, 1996, cité par Vanhulle et al., 2007-11). Afin de faire valoir une scientificité de la pratique, certains modèles de recherche visent à produire du discours savant sur les pratiques exercées. Les manières de faire deviennent objets de science, objets à ausculter pour en produire une certaine lisibilité, une possible transversalité, voire une généralisation. Mais c’est bien à cela que résiste un art de faire, dans sa nécessité à travailler sur la singularité, à œuvrer avec l’imprévisibilité, à reconnaître différents destins possibles à l’action. Les théories en sciences humaines connaissent bien cette difficulté à isoler leur objet ; elles ne peuvent s’élaborer par des expérimentations "sous vide". Dans la perspective de la recherche appliquée en travail social, le discours théorique ne laisse pas les terrains indifférents et produit de la réplique. La manière de construire et d’interpréter un problème a évidemment des conséquences sur la manière d’envisager l’acte. Les positionnements scientifiques deviennent au niveau de la pratique des problèmes éthiques auxquels les professionnels se confrontent. Nous savons que les discours théoriques gardent une certaine mainmise sur les savoirs d’action. Ils restent soit exaucés par les praticiens, assimilés à des vérités intangibles soit au contraire, vécus comme totalement déconnectés des pratiques. Michel de Certeau (1990) nous éclaire sur la construction historique de l’écart entre théorie et pratique.

Sur trois siècles, malgré les avatars historiques de la conscience ou les définitions successives du savoir, reste permanente la combinaison entre deux termes distincts, d’une part une connaissance référentielle et "inculte", d’autre part un discours élucidateur qui produit à la lumière la représentation inversée de son opaque source. Ce discours est "théorie". Il conserve au mot sa signification antique et classique de "voir" ou de "contempler" (theôrein). Il est "éclairé". Le savoir primitif, dans la mesure où il a été progressivement dissocié des techniques et des langages qui l’objectivaient, devient une intelligence du sujet, mal définie sinon par des neutres (avoir du flair, du tact, du goût, du jugement, de l’instinct, etc.) qui oscille entre les régimes de

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l’esthétique, du cognitif ou du réflexe, comme si le "savoir-faire" se réduisait à un principe insaisissable du savoir. (p.112)

S’il s’avère vain de rester sur une position clivant savoirs théoriques ou savoirs pratiques, il nous paraît indispensable de viser l’apprentissage d’un art de faire nourri des sciences humaines. Exercice qui demande une transposition d’un système de pensée disciplinaire sur un modèle référé à des compétences. Toutefois les compétences en actes, spécifiquement celles portées par des dimensions relationnelles et affectuelles peinent à être rendues visibles et suffisamment objectivables pour être enseignées. C’est comme si tout ce pan de l’activité relevait d’un savoir-faire personnalisé, dégagé des processus d’apprentissage et de formations standardisées. Nous pensons que c’est par un discours construit et référencé que se définit la légitimité d’une science, d’une théorie voire même d’une pratique. Une littérature abondante sur le travail social en fait aujourd’hui un champ d’action et de pensée de référence reconnu.

Le terrain ne se réduit pas à la pratique, ni l’Université à la théorie : chaque lieu entretient un rapport plus ou moins "pragmatique" ou "analytique" aux savoirs, par l’engagement dans le travail ou, au contraire, par la suspension de l’action. (Lussi & Maulini, 2007 - 112)

La formation en HES doit explorer et travailler ce renversement fécond qui vise à articuler les savoir-agir et les connaissances. Si l’on prend au sérieux cette proposition, se pose la question de la nécessité de traduire l’acte en un discours sur lui-même. La recherche dans les Hautes écoles spécialisées pourrait trouver ses propres lettres de noblesse en tentant de décortiquer les points d’appui des pratiques, non pas pour les configurer à partir des fondamentaux déjà existants des sciences sociales, mais en travaillant à partir d’un matériel clinique issu des pratiques de terrain à une analyse construite de l’activité professionnelle (Mezzena, 2007). Dans une telle perspective, l’enjeu de la formation professionnelle tertiaire se situe dans l’appréhension d’une productivité comprise également comme un art de faire (de Certeau, 1990). Production qui répond non seulement aux attentes d’une société tournée vers des résultats quantifiables, mais qui reconnaît également que les aboutissements résultent de la mobilisation d’une intelligence pratique à partir des savoir-agir prenant en compte la singularité des situations. « C’est le résultat d’un ratio entre indétermination et technicité qui caractérise le processus de production permettant d’aboutir aux résultats attendus » (Jobert, 1987-128).

Un savoir-faire qui, selon de Certeau (1990),

est fait d’opérativités multiples mais sauvages. Cette prolifération n’obéit pas à la loi du discours, mais à celles de la production […]. Elle conteste donc à

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l’écriture scientifique son privilège d’organiser la production. Elle appelle une conquête, non comme des pratiques méprisables, mais au contraire de savoirs "ingénieux", "complexes" et "opératifs". (p.103)

I.2. Des gestes professionnels caché dans les plis du quotidien

L’objet de la recherche est centré sur les pratiques professionnelles en éducation spécialisée dans le cadre de jeunes placés en institution. Mineurs placés, pour la plupart, suite à un mandat déféré par des instances juridiques.

Les écrits centrés sur la pratique des éducateurs sociaux interrogent régulièrement le sens même de l’acte d’éduquer. Eduquer renvoie-t-il à façonner des comportements préétablis, conformes aux normes d’intégration sociale, ou est-ce créer des conditions à un développement possible, dans l’idée d’ouverture à une certaine esthétique du vivre ensemble ? De quelle déraison faut-il être capable pour tenir cette tension permanente entre une souffrance enfantine à fleur de peau et le projet fou de tenter de construire quelque chose qui se rapprocherait d’une cicatrisation à venir ?

Eduquer nous ramène immanquablement aux trois métiers impossibles évoqués par Freud, soit soigner, éduquer et gouverner. C’est l’idée de l’impossible succès ou d’un succès toujours insuffisant, de l’inconstance des résultats auxquels nous rend attentif Freud (Cifali, 2000,

Rouzel, 2000). Mireille Cifali a largement investigué la dimension "impossible" des métiers

de l’enseignement et de l’éducation sociale tout en transformant le caractère définitif de l’impossibilité en un espace à saisir, une ouverture qui n’enferme pas, qui échappe aux prédéterminations.

L’impossible est aussi ce qui tend toute création, défi posé là pour qu’on le fasse mentir. Se confronter à lui, crée l’occasion d’aller au-delà de ce que l’on

croyait être en mesure de réaliser. Alors entre "un rien n’est impossible" qui

désigne notre toute-puissance et "un rien n’est possible" qui signe notre

impuissance, reste vraisemblablement un espace pour comprendre cet agir. (Cifali, 1999 – 1)

Nous pouvons effectivement nous interroger sur la plus-value qu’apporteraient les professionnels de l’éducation sociale par rapport aux milieux d’origine. Quels types de savoirs permettent de proposer de nouvelles voies à emprunter sans les imposer ? Ou encore, de quels résultats peut se glorifier la profession sachant que la volonté de réussir, d’achever dans un temps déterminé une "mission" d’accompagnement, est certainement l’un des facteurs principaux d’un sentiment d’échec, d’épuisement professionnel, voire de "burn out" ?

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Loin de la recherche d’un résultat, d’une évaluation de l’action, c’est une approche fine et délicate de l’expérience relationnelle faite d’imprévisibilité et d’essais-erreurs que nous tenterons d’approcher.

Il m’arrive encore, même avec trente ans d’éducation dans le fond du squelette, de m’apercevoir, si tôt le pas de la porte de mon lieu de travail franchi, que je ne sais rien, que je doute de tout et qu’il faut reprendre à zéro. Comme si chaque jour de prestation était une naissance… (Delhasse, 2009 - 20)

Cette citation pourrait nous conduire à penser que tout est indéfiniment à recommencer et que dès lors le métier est évanescent, qu’il ne repose que sur de l’immédiateté faite d’imprévisibilité qui demande à réinventer, jour après jour, l’intervention.

Nous pensons au contraire que les gestes du métier s’acquièrent, qu’ils se partagent entre pairs, qu’ils sont objets de controverses professionnelles et que dès lors, un fond de connaissance et d’expérience permet d’élaborer, non pas de bonnes pratiques transférables à toutes situations, mais la constitution d’une expérience aiguisée, d’un savoir-faire professionnel transmissible.