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Le critère de la profession fait également partie des critères d’identification d e la Transformation post-apartheid.

Par exemple, une étude de l’Institute for Race Relations (SAIRR 2013) montre grâce à ce critère que la « transformation n’est pas complètement un échec » grâce aux chiffres suivants :

– le nombre de « Noirs-Africains » en emploi a doublé depuis 1994.

– la proportion d’individus « noirs », « coloured » et « indiens » dans des emplois de management supérieur a quasiment doublé depuis 2000 : de 13% à 24%.

Selon l’étude de référence de J. Seekings et N. Natrass (2005), la profession doit être « le point de départ de toute analyse de classes en Afrique du Sud »247 (2005 : 241).

Il faut néanmoins être conscient de tous ceux qui sont exclus d’une telle catégorisation. En effet si, au niveau national global, le salaire est la source de revenu principale des ménages en Afrique du Sud248, les revenus venant du marché

esprits structurés conformément à ces structures, s’imposent avec toutes les apparences de la nécessité objective ».

244 “This new class – a black middle class that has amassed substantial wealth – is a symbol of

successful transformation.”

245 On trouve dans un article de City Press l’affirmation non argumentée suivante tirée d’une étude marketing de 2011 : « Quand il faut en moyenne quatre générations aux Etats -Unis pour qu’un individu passe de la pauvreté à un revenu moyen, une génération suffit en Afrique du Sud. » 246 Comme le postule le journaliste de l’article qui voit dans la construction des nouveaux centres commerciaux des « signes de la richesse croissante parmi la majorité noire sud -africaine » : “Thirteen years after the first democratic elections, signs of the growing affluence among South

Africa's black majority—once largely deprived of wealth and opportunities by apartheid —are increasingly visible.”

247 “Given the overwhelming dependence of SA households on wages as a source of income,

occupations must be the starting point for analysis of class in South Africa ”.

248 En Afrique du Sud, il est d’usage de prendre en compte quatre sources de revenus pour les ménages : les rémittences, le revenu salarial (y compris des indépendants), l’assistance sociale

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du travail sont majoritaires dans le revenu total des ménages des déciles 5 à 10, alors que les allocations du gouvernement sont la source de revenu principal des cinq premiers déciles (Leibbrandt et al. OCDE 2010 :27). En fait, l’accès à un revenu salarial semblerait déterminer la frontière de la pauvreté249 dans le contexte d’une structuration singulière du marché du travail selon la théorie de « l’oignon à trois couches ». Selon K. Von Holdt et E. Webster (2005), la couche extérieure est constituée des individus sans emploi qu’ils estiment à un tiers voire un quart de la population active. Au centre, le « cœur des travailleurs du secteur formel » représente la moitié des individus employés bénéficiant de salaires stables et de protections contractuelles. Il y a ensuite une couche intermédiaire en expansion d’emplois peu qualifiés (selon Barchiesi 2011) dont les travailleurs « noirs » (et surtout les femmes) constituent l’écrasante majorité : les emplois précaires et de domestiques (30% des employés) et le secteur informel ou de subsistance (20% des employés).

Comme notre grille des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS de l’INSEE), le classement par profession produit une cartographie de l’ensemble de la population active sud-africaine et permet des mesures d’évolution dans le temps de la composition des différentes catégories. Ce critère semble être celui que la sociologie sud-africaine a privilégié pour décrire et mesurer la classe moyenne « noire » (Mabandla 2013 : 2). Il est utilisé de deux manières. Il peut classifier l’ensemble de la population en catégories professionnelles, et/ou servir de critère de définition d’une classe sociale. Dans notre cas, cela revient à décider que certaines professions sont celles qui regroupent les individus appartenant à la classe moyenne sud-africaine.

Un modèle européen de classification sociale influent

Les critères de la profession ont été déterminants dans le repérage de nouvelles classes moyennes en Europe et aux États-Unis au milieu du XXème siècle.

Vers 1930, une bascule s’opère : les classes moyennes indépendantes (paysans, commerçants, artisans…) déclinent au profit des classes moyennes salariées. Cadres,

(allocations), et les revenus du capital (dividendes, intérêts, loy ers etc.). Les analyses concordent sur le fait que le salaire constitue 70% des sources de revenu (Leibbrandt et al. OCDE 2010 :19). 249 Nos séjours exploratoires sur le terrain ont confirmé cette hypothèse. La grande majorité des ménages que nous rencontrions disposaient d’un emploi dans le secteur formel, au minimum. Notre enquête tend à confirmer l’importance de la profession, autant comme un élément commun aux différentes trajectoires inter-générationnelles de nos interviewés, que dans leurs discours sur leur positionnement social.

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instituteurs, infirmières, travailleurs sociaux, ingénieurs… profitent du développement progressif de vastes bureaucraties, de la grande industrie et du secteur public, en particulier pendant les trente glorieuses. C’est l’époque où, aux États-Unis, le sociologue C. W. Mills décrit le nouveau monde des « cols blancs » : « Bureaucrate salarié avec ses dossiers et sa règle à calcul, chefs de rayon, contremaîtres, policiers titulaires d’une licence en droit […] qui peuplent un univers nouveau de gestion et de manipulation […] » qui sont les figures de proue de la nouvelle société capitaliste américaine. En France, ces « nouvelles classes moyennes salariées » (selon l’expression d’Alain Touraine en 1968) représentent 7 % de la population active avant la Première Guerre mondiale, 13 % au début des années 1930, 19,5 % en 1954 et 37 % en 1975.

En Europe et aux États-Unis, l’expression « nouvelles classes moyennes » a été employée par des auteurs qui prenaient acte de mutations économiques et sociales des sociétés industrielles, et notamment de la croissance de nou velles catégories dans le monde professionnel. Des professions de management intermédiaire se sont développées, en se situant en dehors du seul rapport de possession de capital (bourgeoisie) ou de la force de travail (prolétariat). « On a vu apparaître, dans la plupart des entreprises américaines, de complexes bureaucraties d’encadrement dans la foulée desquelles les postes de cols blancs se multiplièrent. » (Lash et Lurry 1987 cité dans Bidou-Zachariasen 2004 :130). En France, ce sont les « cadres et professions intellectuelles supérieures » et « professions intermédiaires » des secteurs privé et public, et selon la sociologie britannique : les « professionals » et « managers ». Les écoles de management se créent dès les années 1950. Selon C. Bidou-Zachariasen (2000) : « Dans l’après-guerre, les pays occidentaux avaient tous des mêmes types de classes de service, au-delà de variantes liées à leurs caractéristiques historiques et nationales. »

La mobilité professionnelle ascendante au cœur de la conception de la classe moyenne

Dans la littérature des institutions internationales sur la classe moyenne dans les pays à revenus intermédiaires et/ou en développement, on trouve l’idée que l’emploi est une caractéristique essentielle de la classe moyenne. L’emploi stable et correctement rémunéré est, selon de nombreuses études, ce qui sépare un individu de la classe moyenne d’un individu en situation de pauvreté (Banerjee et Duflo 2007). Le rapport de la BAfD conclut qu’« une large portion de la classe moyenne a des emplois lui garantissant des revenus stables en comparaison des pauvres en grande majorité autoentrepreneurs »250. (BAfD 2011 :14)

Déjà repérée sous l’apartheid au bénéfice d’une progression professionnelle, la classe moyenne « noire » continue à être analysée au prisme de la grille des

250 “A large portion of the middle class has jobs providing stable incomes in comparison to the largely self-employed poor.

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professions par les sociologues sud-africains depuis l’avènement de la démocratie. Certains parlent de l’émergence d’une « nouvelle » classe moyenne, notamment dans les secteurs publics et des services, encouragée par des interventions étatiques sur le marché de l’emploi telles que l’Employment Equity Act ou le Black Economic Empowerment.

Le sociologue R. Southall, spécialiste de la classe moyenne « noire », fonde également la définition de cette dernière sur le type d’emploi, afin, dit-il, de contourner le débat entre les néo-marxistes et les néo-wébériens. Il définit la classe moyenne comme « tirant son revenu principal (directement ou indirectement) d’un emploi non-manuel, tels que « les cols-blancs, les managers, les entrepreneurs indépendants ou les professions supérieures »251. Il parvient à une estimation de 2,5 millions d’individus « noirs »252

constituant la classe moyenne. Mais il opère une division en deux sous-catégories au sein de la classe moyenne « noire ». Il considère que les managers et les professions supérieures font partie d’une upper

middle class, et que les vendeurs et employés de bureau constituent une lower middle class. Selon lui, cette distinction est importante car il formule l’hypothèse

que la classe moyenne supérieure est la principale bénéficiaire du changement de distribution des revenus dans la première décennie du post -apartheid (Southall 2004 : 531). Cette hypothèse est également formulée par L. Schlemmer (2005), Rivero et al. (2003) et J. Seekings et N. Natrass (2005).

Les auteurs de l’article « Tracking the development of the Black middle class in

democratic South Africa » (Rivero et al. 2003) analysent l’avancée des « Noirs »

vers des professions supérieures entre 1994 et 2000253. Ils donnent des chiffres supérieurs aux estimations de R. Southall cité précédemment. La classe moyenne « noire » comporterait, selon eux, environ 3,6 millions d’individus en 2000 (Rivero

251 “[…] the middle class (or petty bourgeoisie) as drawing its primary income (directly or

indirectly) from non-manual employment as “white-collar employees”, managers, self-employed business persons or professionals.”

252 Contrairement à O. Crankshaw, il décide de s’appuyer sur les statistiques officielles de répartition de la population active par catégorie professionnelle pour mesurer l’évolution de taille et de nature de la classe moyenne « noire » entre 1991 et 1999, et ce, même si certaines catégories ont changé entre les deux dates.

253 Ils utilisent l’enquête du Human Sciences Research Council (HSRC) appelée February Omnibus, entre 1994 et 2000 et montrent que 29% de la classe moyenne globale était « noire africaine » en 1994, le chiffre équivalent en 2000 est d’environ 50% (Rivero et al. 2003 : 19).

ESCUSA Elodie ǀ Thèse pour le doctorat en Science politique | 2015 137 et al. 2003 :17), mais ce qui nous intéresse ici est la conclusion suivante qui

concorde avec les études citées précédemment : la progression professionnelle des « Noirs » a été la plus rapide aux échelons les plus élevés – des catégories professionnelles supérieures – et plus lente au niveau des catégories des managers et des employés de bureau, en raison des politiques de discrimination positive dans les institutions publiques selon les auteurs (Rivero et al. 2003 :18).

Comment expliquer que l’ascension sociale touche désormais, en particulier, les échelons les plus élevés de la nomenclature professionnelle sud -africaine, alors que ce n’était pas le cas dans les années 1980-1990 ?

Depuis le début des années 1990, la mise en œuvre des mesures de discrimination positive issues de deux lois : le Employment Equity Act et Black Economic Empowerment Act en 1998 favorise l’émergence d’entrepreneurs, d’actionnaires « noirs » et de fonctionnaires, même si leur impact précis reste encore à démontrer. Grâce aux chiffres de la composition « raciale » de la fonction publique (SAIRR 1994-1995 : 476 et Public Service Commission 2004), R. Southall a pu montrer une augmentation nette du nombre de fonctionnaires « noirs » et « Coloureds » recrutés dans l’administration durant les dix premières années de la démocratie254

. (Southall 2004 : 533)255.

Le type de profession est aussi une mesure du niveau d’éducation reçue par la population. N. Mabandla (2013) décrit en effet une progression du niveau de qualification des emplois occupés entre la deuxième et la troisième génération de classe moyenne « noire » et l’explique par un plus grand accès à l’enseignement supérieur. « Alors que la majeure partie de la deuxième génération pouvait être rangée parmi les semi-professionals, la troisième génération a consisté en un plus grand nombre de professionals ». (2013 : 97-8)

254 “It is immediately evident that the African and Coloured groups have been the principal

beneficiaries of civil service « restructuration ». This has been brought about through strategies of affirmative action spelt out in the Employment Equity ACt of 1998 and the White paper on the Public Service of 1995.”

255 Dans la fonction publique nationale, les « Noirs-Africains » représentaient 41,3% des effectifs de la fonction publique nationale en 1993, puis 62,8% en 2003 ; la proportion de « Coloureds » était de 16,5% en 1993, puis 29,6% dix ans plus tard. (Southall 2004 : 533)

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L’outil de la catégorisation professionnelle est donc utile, il permet une analyse diachronique de la mobilité sociale (à l’inverse d’une cartographie figée dans le temps – synchronique). D’une part, il nous permet de saisir les mouvements de promotion vers des emplois plus qualifiés de cohortes d’individus « noirs » auparavant maintenus à des postes de subalternes ou d’emplois manuels non – ou peu – qualifiés. Ce mouvement de promotion professionnelle a de plus été amplifié par le départ des « Blancs » du secteur public et des entreprises parapubliques à la fin de l’apartheid.

D’autre part, il nous permet de dissocier l’évolution des « professionals » (professions intellectuelles et supérieures) de celle des « semi-professionals » (professions intermédiaires) et ainsi d’indiquer l’existence de deux classes moyennes distinctes.